Édition du 17 décembre 2024

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Europe

Steve Bannon et la croisade des « déplorables »

9 septembre 2018 | tiré de mediapart.fr

Malgré l’outrance de son propos, les intuitions de l’ancien gourou de Donald Trump ne sont pas sans pertinence. Plongée dans la ligne stratégique et idéologique de celui qui entend faire de l’Europe, « espace d’insouveraineté », son nouveau terrain de libération de la haine.

Tel le diable de Mikhaïl Boulgakov déboulant dans le Moscou de la fin des années 1920 pour y semer la panique parmi l’élite politico-littéraire soviétique, Steve Bannon, l’ex-stratège de la campagne de Donald Trump, débarque en Europe. « Je préfère régner en enfer que servir au paradis », a-t-il déclaré, en paraphrasant Satan dans Le Paradis perdu de John Milton.

En cette rentrée, celui qui ne craint pas de se comparer aussi à Dark Vador est omniprésent. À Bruxelles, où il s’apprête à lancer à la mi-septembre son think tank « The Movement », chargé de fomenter cette révolution populiste qu’il voit poindre en Europe. À Venise, où le réalisateur Errol Morris a présenté cette semaine à la Biennale un documentaire qui lui est consacré, basé sur 18 heures d’entretiens. À Rome, le 7 septembre, où flanqué de son lieutenant Mischaël Modrikamen, le président du Parti populaire belge, il a rencontré Matteo Salvini, le ministre de l’intérieur italien dont l’étoile monte en Italie à l’aune de ses tweets xénophobes. Déjà le 28 août à Milan, son ombre planait sur la rencontre entre le même Matteo Salvini et Viktor Orbán, le premier ministre hongrois, les deux chevaliers de la croisade anti-migrants en Europe. L’un ayant repoussé les migrants sur les terres hongroises. L’autre les ayant refoulés en mer.

En bon diable médiatique, Bannon n’est pas avare en prédictions. Il avait annoncé le Brexit quand personne n’y croyait, faisant même de Londres le deuxième front culturel et politique d’une révolte globale anti-establishment annoncée dès 2014. Il fut sans doute le seul à pronostiquer la victoire de Donald Trump dont il dirigea la campagne à partir du mois d’août 2016 et dont il s’attribue le mérite non sans raison. Dans un entretien au Daily Beast, il se propose rien de moins que de mettre l’Union européenne à terre. La date est fixée : les élections européennes de mai 2019. « Les mouvements de droite populiste et nationaliste vont gagner. Ils vont gouverner. Vous allez avoir des États-nations avec chacun leur identité et leurs frontières. »

Depuis la réélection de Viktor Orbán en Hongrie, les bons résultats du FN lors de la présidentielle et la victoire, en Italie, de la Ligue alliée au Mouvement 5 Étoiles ont depuis apporté de l’eau à son moulin. « L’Italie est le cœur de la politique moderne, a-t-il dit au Daily Beast. Si cela s’est passé en Italie, cela peut réussir partout ailleurs. » D’ailleurs, il prétend avoir joué un rôle important dans la formation du gouvernement de coalition italien, ayant passé « des heures » à convaincre Matteo Salvini de rompre son alliance avec Silvio Berlusconi. Que cela soit vrai ou pas, ne change rien à son influence qui, comme celle du Diable, est par définition occulte et ne vaut que par ce qu’on lui prête.

« Il y a actuellement deux camps en Europe, a dit Matteo Salvini. Macron est à la tête des forces soutenant l’immigration. De l’autre côté, il y a nous, qui voulons arrêter l’immigration illégale. Un front clairement dessiné entre partisans et adversaires de l’immigration. » En désignant ainsi Emmanuel Macron comme leur ennemi numéro un, ils lui ont rendu un fier service, car c’est exactement de ce cadrage politique entre nationalistes et progressistes qu’a besoin Emmanuel Macron pour aborder cette campagne des européennes.

Celui-ci, en déplacement à Copenhague, s’est empressé de relever le défi : « Je ne céderai rien aux nationalistes et à ceux qui prônent ce discours de haine, a-t-il lancé mercredi à destination de MM. Orbán et Salvini. S’ils ont voulu voir en ma personne leur opposant principal, ils ont raison. » Bannon lui aussi s’est choisi un ennemi affaibli et désormais, pense-t-il, à sa portée, en la personne d’Emmanuel Macron, qui « rêve de prendre les rênes en Europe ». Mais pour l’ancien patron de Breitbart, « l’autorité ne vient pas de l’imagination, mais de la réalité. Et la réalité, c’est que Macron parle pendant que Salvini ou Orbán agissent ».

Si Bannon reste optimiste pour la France, c’est qu’il est sûr d’une chose au terme de son périple à travers l’Europe : « Macron consacre toute son énergie à essayer de contenir la vague populiste et c’est tout ce qu’on retiendra de lui. Mais il est impossible de la stopper. La date de péremption de Macron approche à grands pas ! » Il va plus loin : « Les Français sont en train de réaliser combien Macron est devenu embarrassant, a-t-il confié ainsi à Valeurs actuelles. C’est un banquier de chez Rothschild qui n’a jamais fait d’argent – la définition même d’un perdant – et qui vendrait son âme pour rien. Macron rêve d’être quelqu’un. Il veut être une figure historique mondiale, il s’imagine en nouveau Napoléon. »

Depuis qu’il a quitté la Maison Blanche, celui que Trump a surnommé « Steve le débraillé » n’a pas ménagé ses efforts pour jeter les bases d’une Internationale populiste. En lobbyiste affairé, il a multiplié les rencontres avec les chefs de file de l’ultra-droite européenne. Le 7 mars 2018, à Zürich, lors d’une conférence organisée par le journal conservateur Die Weltwoche, il rencontre Alice Weidel, la dirigeante du parti Alternative pour l’Allemagne (AfD) et Christoph Blocher, le dirigeant de l’Union démocratique du centre (UDC), un parti de gouvernement anti-immigration. Le 9 mars à Lille au congrès du Front national, il ruine en une phrase les efforts de Marine Le Pen pour dédiaboliser son parti, en lançant à l’assistance survoltée : « Laissez-les vous appeler, racistes, xénophobes, nativistes. Portez-le comme un badge d’honneur, car chaque jour qui passe nous sommes de plus en plus forts tandis qu’eux s’affaiblissent. » En avril, il est à Budapest pour fêter la réélection du premier ministre Viktor Orbán qualifié de « Trump avant Trump »

En juillet à Londres, en marge de la visite de Donald Trump, il rencontre les figures de la droite radicale européenne, parmi lesquelles Nigel Farage, le fer de lance de la campagne pour le Brexit, le Français Louis Aliot, ou le président du parti populaire Belge Mischaël Modrikamen, à qui Bannon a confié depuis la direction de son « Mouvement ».
De retour à New York, il dévoile ses intentions au Daily Beast : « Tout le monde s’accorde à dire que le mois de mai prochain est extrêmement important, qu’il s’agit du premier affrontement entre le populisme et le parti de Davos à l’échelle du continent. Ce sera un moment extrêmement important pour l’Europe. » Sa fondation Le Mouvement, basée à Bruxelles et employant à terme dix personnes, se veut le fer de lance de la révolution populiste à travers le continent. Bannon entend rivaliser avec la fondation du milliardaire américain George Soros, Open Society Foundations, qui a financé la lutte contre le Brexit. Sans disposer des mêmes moyens financiers, le Mouvement devrait offrir à la nébuleuse des partis d’ultra-droite son expertise en matière de sondages, de ciblage de données, mais aussi un langage, une narration commune.
La permission de haïr

Bannon a compris que les mouvements nationalistes en Europe ont très peu de liens entre eux, chacun étant, par construction, enfermé dans son cadre national et défendant ses intérêts propres. Divisée entre souverainistes et néolibéraux, nationalistes radicalisés et racistes décomplexés, conservateurs et extrémistes en quête de légitimité, la mouvance des partis nationalistes n’est unie qu’en apparence et n’a souvent en commun que la bannière anti-immigration.

Le vote nationaliste est un vote de rejet, c’est le fruit de la haine, la consolation des perdants de la mondialisation. Encore faut-il lui donner une légitimité. La permission de haïr semble être une grande partie de ce que Bannon a offert aux électeurs et à la campagne de Trump. Haine des Noirs, des Hispaniques, des musulmans… C’est ce qu’il compte offrir à l’électorat européen

Les élections européennes sont souvent des combats confus, entre les pouvoirs sans visage des eurocrates et les visages sans pouvoir des leaders europhiles qui ne risquent rien dans cette bataille. Le pari de Bannon, c’est de donner du corps à cette bataille des européennes. Démasquer les pouvoirs. Désigner l’ennemi. Faire monter sur la scène le peuple insurgé contre les migrants.
 
Dans American Dharma, le documentaire d’Errol Morris présenté à Venise, Steve Bannon est filmé dans un hangar d’aviation abandonné, vêtu de son habituelle veste militaire dégriffée. Il s’exprime sans détour : « La classe politique qui contrôle nos pays restera exactement comme elle est jusqu’à ce que vous ayez une véritable perturbation. Ce ne peut pas être une bataille de polochons. Vous avez besoin de tueurs. »
Après avoir été expulsé de l’administration Trump, Bannon aurait pu disparaître de la scène publique ou recycler ses talents sur une chaîne de télévision, comme l’ont fait James Carville ou Karl Rove, les spins doctors de Clinton et de Bush. Mais Bannon n’est pas un simple conseiller politique. Et il pourrait bien survivre à sa créature. Il se voit tel un chevalier parti en croisade. La croisade des déplorables. On peut douter de son succès politique, mais pas de sa capacité d’influence, comme il l’a prouvé au moment de la formation de la coalition politique qui régit maintenant l’Italie.

« Rome est maintenant le centre de la politique mondiale, dit-il. Ce qui se passe ici est extraordinaire. Il n’y a jamais eu de véritable gouvernement populiste à l’époque moderne. Maintenant, il y en a un… quelque chose d’héroïque s’est passé en Italie. » Le mouvement, c’est le cheval de Troie de la campagne de Bannon contre l’Union européenne. Et ce cheval de Troie n’est pas fait de bois, mais de mots. Pour renverser l’Union européenne et en finir avec l’euro, Bannon pense qu’il faut un récit crédible des héros, une mythologie. 

Bannon n’entend pas constituer une superstructure politique ou une alliance de partis nationalistes anti-migrants, mais reproduire à l’échelle européenne la bataille culturelle qu’il a menée aux États-Unis avec le site ultra-conservateur Breitbart. Dans son livre Devil’s Bargain, Joshua Green explique comment Bannon a été formé à l’école d’Andrew Breitbart, décédé en 2012.

Andrew Breitbart savait « quelles histoires déplaçaient les masses », a déclaré Alex Marlow, qui fut son assistant avant de devenir le rédacteur en chef du site. Il comprenait que les lecteurs ne reçoivent pas les informations comme des faits, mais qu’ils en font l’expérience viscéralement comme « un perpétuel drame avec différentes lignes narratives, des héros et des méchants ». Les récits les plus populaires pour Breitbart étaient des récits de victimisation et de vengeance. Ils mettaient en évidence une persécution frustrée qui avait besoin d’être légitimée.

Wynton Hall, l’un des adjoints de Bannon, qui écrivit l’un des best-sellers de Trump en 2011, Time to Get Tough : Making America Great Again, avait le don de transformer des rapports de think tank en drames politiques. « On travaillait longtemps, a raconté Hall, pour construire un récit, un story-board, des mois avant de les rendre publics. » Bannon a compris comme personne l’économie des médias. « Vous n’aurez jamais un Watergate ou des Pentagon Papers aujourd’hui parce que personne ne peut laisser un journaliste enquêter pendant des mois sur une affaire. Nous, oui. »
Bannon créa dans ce but un think tank indépendant qui rendait possible de longues enquêtes capables de révéler des affaires qui attiraient l’attention des médias mainstream. Lorsqu’un récit est repris par les médias dominants, l’histoire vit sa propre vie : des héros et des méchants émergent et portent le message de Breitbart. Hillary Clinton est ainsi devenue l’anti-héroïne de la narration politique. Un phénomène viral qui a contribué à délégitimer sa candidature auprès de sa base, comme en témoigne le succès de celle de Bernie Sanders.

Bannon est un mythographe. Il a ses héros, ses mythes, ses récits et ses dates mémorables. Il a fait du 9 septembre « qui tombe un dimanche cette année » une date clé et même un jour saint : « le jour saint des déplorables ». C‘est en effet il y a deux ans le 9 septembre 2016 que Hillary Clinton avait qualifié certains supporteurs de Trump d’individus « déplorables ». Elle visait la mouvance de nazillons ou de suprémacistes blancs qui gravitait autour de Donald Trump et de Steve Bannon lui-même.

Dans un entretien qu’il a accordé le 10 août dernier au New York Magazine, Bannon se souvient de ce tournant de la campagne électorale de 2016 : « Elle arrivait de la plage à Reno (Nevada) pour son premier grand discours de rentrée. Et de quoi parle-t-elle ? De Steve Bannon, Breitbart, alt-right, suprémacistes blancs, misogynes… Je suis assis là à me dire : Bon Dieu, elle veut être le commandant en chef, le job le plus puissant au monde, et elle parle de Breitbart ? Est-ce que tu te fous de moi ? J’ai dit à Trump : “Vous allez gagner” – j’ai dit à l’équipe de campagne : “C’est fini.” Si elle veut faire ça, nous les avons. Malgré tout leur brio, ils n’avaient aucune idée de la nature de la campagne. »

Et Bannon, loin de protester, a retourné très habilement l’insulte en se l’appropriant. « O.K. ! Nous sommes les “déplorables”, nous, les Bannon. » Et le terme « déplorable » est devenu pour les supporteurs de Trump une forme d’identification et un signe de ralliement. « Si tu es un “déplorable” cela signifie que tu t’es fait baiser. Nous, les Bannon, nous sommes juste un tas de putains de têtes dures. Les cols bleus, les pompiers, etc., juste des gens ordinaires et qui adorent Donald Trump. Tu sais pourquoi ? Il est le premier à dire à l’establishment d’aller se faire foutre. Et nous sommes juste au début, c’est pourquoi la droite populiste va gagner, parce que la gauche vous êtes un tas de chattes », lance-t-il au vénérable magazine libéral.

Profiter de l’UE comme d’un espace d’« insouveraineté »

« Je peux vous donner le moment précis : quand ils ont mis Lehman Brothers en faillite et que Hank Paulson, secrétaire du Trésor, et Ben Bernanke, le chef de la Réserve fédérale, sont montés à Capitol Hill (le siège du Congrès américain). Ils ont mis tout le monde dans une pièce en leur demandant de laisser leurs BlackBerry à l’extérieur, et Bernanke, qui n’est pas alarmiste a dit : “Si nous n’avons pas mille milliards de dollars aujourd’hui, le système financier américain va fondre dans 72 heures et il y aura une anarchie mondiale…” Cela a allumé une allumette, et l’explosion ce fut Trump. »

Bannon se souvient de ses années d’étudiant à la Harvard Business School, en 1983, lorsqu’un groupe de professeurs avait eu l’idée radicale de la maximisation de la valeur pour les actionnaires, « une idée prêchée comme une théologie » selon laquelle toute valeur devait revenir aux actionnaires, et qui a conduit à la financiarisation et à la crise de 2008. Et Bannon de dénoncer la corruption de la finance. Et pas seulement la corruption de Bernie Madoff, arrêté et inculpé par le FBI pour avoir réalisé une escroquerie de 65 milliards de dollars américains et condamné depuis à 150 ans de prison.

« Je parle de la pourriture systémique. Les banques qui ont regardé ailleurs, les cabinets d’avocats qui ont regardé ailleurs, les cabinets comptables qui ont regardé ailleurs. Les médias d’affaires qui ont détourné les yeux. Tout le monde a regardé ailleurs. Ils sont toujours en train de regarder ailleurs. »

Bannon pointe les conséquences de la folie financière des années 1990 : la désindustrialisation, le chômage, l’explosion des inégalités. Et l’envol du vote populiste en Europe et aux États-Unis.

« Tu sais pourquoi les déplorables sont énervés ? Parce qu’ils comprennent que c’est une arnaque. Le fardeau est sur leurs épaules. Tu sais pourquoi les déplorables sont en colère ? Ce sont des êtres humains rationnels. Nous avons supprimé le risque pour les riches. Regarde, dans ce pays tu as le socialisme pour les très riches et pour les très pauvres. Et tu as une forme brutale de capitalisme darwinien pour les autres. Tu crois que les fondateurs de ce pays voulaient ça au XXIe siècle ? Mec, c’est foutu. »

À l’opposé de l’idée de maximisation de la valeur actionnariale, Bannon prône sa conception du populisme de droite : « Nous allons maximiser la valeur de la citoyenneté. Si vous êtes un citoyen américain, vous obtenez une offre spéciale. Je me fiche de savoir si vous êtes juif, musulman, hindou, noir, blanc, rouge, rose, vert. Je m’en fiche. Si vous êtes citoyen américain, vous obtenez une meilleure offre. Jusqu’à ce que Baltimore, Detroit et Saint Louis ne soient plus touchés par le chômage des jeunes, je n’ai pas besoin d’étrangers. Et je ne suis pas raciste. Ce que je veux, c’est que nos citoyens obtiennent les emplois. À l’heure actuelle, l’immigration clandestine n’est utilisée que comme une arnaque pour baisser les salaires des travailleurs. »

Bannon veut rétablir la souveraineté des États-nations battue en brèche par la construction européenne et la mondialisation des marchés financiers. Qu’est-ce que la souveraineté, sinon une certaine cohérence entre les pouvoirs d’agir de l’État et un dispositif de représentation ? Cohérence qui s’exprime par exemple par l’image des souverains sur les signes monétaires, et certains dispositifs de représentation de la puissance de l’État (son protocole, ses rituels, ses cérémonies).

La crise de souveraineté des États s’exprime par le fait que cette cohérence s’est défaite. Le couple que constituaient le pouvoir et son dispositif de représentation s’est brisé en deux : d’un côté, un pouvoir sans visage, celui des marchés et des institutions européennes ; de l’autre des hommes d’État désarmés, impuissants. D’un côté, des décisions sans visages, de l’autre des visages impuissants.

Bannon prétend dynamiter ce double bind. Il entend renforcer la puissance d’agir des États et démasquer les pouvoirs invisibles, les renommer, leur donner un visage. L’Europe est pour lui un nouveau terrain d’expérience parce que l’Union européenne en a fait un espace d’« insouveraineté » balayé par les flux migratoires et livré à des politiques d’austérité sous l’égide de l’euro. Mais il n’a guère d’autre levier pour ce faire que de s’en prendre aux migrants.

Peu importe pour lui que les solutions proposées par les alter-nationalistes louchent vers une souveraineté perdue, si les « déplorables » se sentent légitimés par cette action théâtrale, s’ils y trouvent un semblant de dignité, un parfum d’héroïsme et le goût du sang. Leurs généraux peuvent se frotter les mains, cornaqués par le diable Bannon, ils y gagnent en popularité et peuvent jouer aux tribuns du peuple.

Triomphant sans gloire d’embarcations surchargées et de ceux qui les secourent, élevant des masses de réfugiés exténués au rang de combattants mythologiques et d’envahisseurs. On se demande où est leur courage. C’est la triste besogne des nationalistes que d’élever la chasse aux migrants au rang d’une épopée populaire. C’est le fruit d’un bizarre strabisme et d’une hypocrisie avérée que de confondre ainsi les damnés de la terre et les puissants de ce monde.

Au-delà de l’indignation qu’elles suscitent légitimement, ces images de réfugiés, de naufrages en mer, de murs de contention, de barrières policières, sont les signes de l’insouveraineté des États conjugués à l’impuissance de l’Europe devant des problèmes qu’elle a elle-même créés.

Quelle est la fonction de ces images ? Elles constituent, à force de répétition dans l’espace public, une performance collective dont les réfugiés sont les figurants malgré eux. Une performance qui vise moins à dissuader les migrants qu’à performer une image de la souveraineté, à surjouer la puissance grâce à une armée de figurants enrôlés dans le théâtre de la souveraineté perdue. Et dans cette représentation théâtrale, les rôles sont bien répartis, entre bleus et bruns.

Ainsi le philosophe Michel Feher peut-il affirmer : « La consolidation de l’Europe bleue-brune » est en marche, « hâtée par les distinctions spécieuses – entre fermeté et fermeture – comme par les confusions délétères – entre révolte et rancœur –, elle ne rencontre déjà plus qu’une résistance aussi admirable qu’éthique. Au-delà d’une petite minorité d’édiles et de militants, l’accord tacite entre les anges gardiens des “premiers de cordée” et les entrepreneurs de ressentiment identitaire se noue sans créer trop de remous. 

La vieille stratégie du « cordon sanitaire avec l’extrême droite » céderait ainsi la place à une sorte de tango troublant entre souverainistes et mondialistes, les avancées des uns alimentant les reculs des autres, la lâcheté s’abandonnant aux bras de la démagogie ; elle ne se jouerait plus « front contre front » mais, pour ainsi dire, joue contre joue. « Du côté bleu, écrit Feher, on peut fustiger “la lèpre nationaliste” tout en qualifiant de fermeté républicaine les exactions commises par les forces de l’ordre hexagonales – de Calais à Vintimille – et parler d’aide au développement pour décrire l’externalisation des camps de détention d’exilés dans des zones de non-droit. Du côté brun, l’offuscation affectée n’est pas moins efficace. Le ministre de l’intérieur italien tire notamment parti des accusations d’arrogance et d’hypocrisie qu’il porte contre le directoire franco-allemand de l’Europe pour renforcer sa posture de représentant des peuples méprisés par les élites mondialisées. Faute d’être plus consistante que l’opposition de l’ouverture au monde et du repli sur soi, la polarité du bas et du haut lui permet de faire passer la xénophobie d’État pour une forme d’insurrection plébéienne. »

C’est tout le sens de la croisade des déplorables. Et c’est désespérant !

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