Oui, les Québécois ont été intelligents aux dernières élections fédérales et même généreux, quoique peut-être un peu trop. Devant le néoconservatisme de Harper ; devant l’augmentation des dépenses militaires et du nombre de prisons ; devant une justice de plus en plus punitive et qui laisse de moins en moins de place à la défense des droits des minorités ; devant le mépris de l’environnement et les coupures dans les programmes sociaux au nom d’un développement économique qui se résume à des baisses d’impôts pour les grandes corporations, les Québécois ont encore une fois tendu la main aux Canadiens afin de changer la direction inquiétante que prend la fédération. Nous avons sacrifié le Bloc pour qu’un parti fédéraliste puisse ramener un esprit de solidarité, de compassion et de justice dans un parlement qui semble de moins en moins se soucier de telles valeurs. Moi-même, qui vote Bloc québécois depuis mes 18 ans, j’ai voté NPD, suivant la seule vague qui me semblait pouvoir empêcher un règne conservateur. Or, cette vague orange s’est brisée sur un récif, quelque part au large de la ville-reine qu’est Toronto. Harper règne malgré le sacrifice de nombreux Québécois qui, comme moi, ont délaissé un parti cher à leur cœur pour avoir une chance de vivre dans un pays qui leur ressemble, en attendant d’en avoir un qui leur appartienne. Une nouvelle main tendue, une nouvelle déception et un constat qui revient tel le naturel au galop.
Oui, il y a un modèle québécois ! Les Québécois ne veulent pas d’un État où les riches et les corporations contribuent de moins en moins à la caisse de l’État pendant que l’on siphonne toujours plus les poches des citoyens par l’impôt, les taxes et la tarification, que cette dernière soit publique ou abandonnée au secteur privé. Les Québécois ne veulent pas d’un État qui dénigre l’importance d’un changement de conscience environnementale par avarice et par aveuglement, noyé dans l’obscurantisme du langage financier et de ses indicateurs abstraits. Finalement, les Québécois ne veulent plus d’un parti d’opposition qui ne peut arrêter la marche d’un gouvernement majoritaire qui ne va pas dans le sens qu’il voudrait, réduit à l’impuissance par le refus des autres partis de se coaliser avec des « méchants séparatistes ». Il ne pourrait en être autrement. Même le NPD ne pourra satisfaire le Québec s’il veut gagner des votes au Canada anglais.
Comme plusieurs, je me suis pourtant laissé porter par la vague d’espoir néodémocrate des dernières élections fédérales, espérant empêcher la formation d’un gouvernement conservateur majoritaire. Or, devant le contraste de couleurs saisissant qu’offre maintenant la carte électorale, il faut se rendre à l’évidence : même en votant massivement pour un parti fédéraliste, nous n’avons plus d’influence réelle sur ce qui se passe à Ottawa. Les seuls moments où nous en avons vraiment, c’est lorsque le mouvement indépendantiste menace de faire éclater la fédération, et le Québec ne peut éternellement accepter de s’abaisser au statut de maître-chanteur pour obtenir ce qu’il veut. Nous devons faire un choix clair, et ce, en prenant en compte une autre leçon tirée de la chute du Bloc.
Non, l’opposition souverainistes/fédéralistes ne suffit plus à expliquer la majorité des prises de position politiques des citoyens québécois. Le débat opposant dans un faux dilemme l’indépendance comme une fin en soi et le simple statut quo s’épuise. Nous voulons du changement, mais pas simplement des changements constitutionnels ! Nous voulons des changements dans la vie quotidienne, dans notre travail, dans nos quartiers, dans nos villages ! Nous voulons que cesse la flambée des prix que nous payons à chaque jour alors que nos salaires stagnent. Nous voulons que la tendance inéluctable du capitalisme à creuser le fossé entre riches et pauvres soit renversée. Nous voulons des changements sociaux, économiques et politiques, et pour cela, l’indépendance est un moyen. Faut-il encore le rappeler, comme Bourgault le faisait jadis avec le RIN (Rassemblement pour l’indépendance nationale) ? Bien sûr que l’indépendance à elle seule n’est pas la priorité pour une majorité de Québécois ; elle est le moyen par lequel nous pouvons nous attaquer à NOS priorités plutôt qu’à celles du ROC (Rest of Canada).
Le changement que nous voulons est aussi culturel, il s’agit de renverser une tendance dangereuse qui s’en va croissante. Je la qualifierai de solipsisme moral. Selon le Petit Robert, le solipsisme est une « théorie d’après laquelle il n’y aurait pour le sujet pensant d’autre réalité que lui-même ». Le véritable clivage social qui influe sur la politique actuelle est entre les solipsistes et les solidaires, clivage que je me dois ici d’expliciter, d’exemplifier.
D’abord, les solipsistes croient que chacun n’est responsable que de lui-même, là où les solidaires croient que nous sommes responsables les uns des autres. Les solipsistes croient que la pauvreté de leur voisin ne les concerne pas et n’est pas lié au fait qu’ils soient eux-mêmes privilégiés économiquement. Ils croient que le partage des richesses qui s’opère selon les lois du marché est juste et bon, là où les solidaires voient les injustices d’une économie capitaliste dérèglementée qui creuse sans cesse le fossé entre riches et pauvres, tant au niveau national qu’international. Les solipsistes croient ainsi que les pauvres méritent d’être pauvres et que les riches méritent d’être riches, et se questionnent peu au-delà de cet axiome, n’acceptant de partager leurs avoirs que pour des questions de survie (et encore !) et non pour des questions de dignité.
Les solipsistes croient à la réalité des sondages réalisés dans le confort privé du chez-soi, là où les solidaires croient à la rencontre et à la discussion politique qui pousse chacun à sortir de son cocon pour rencontrer les autres, pour créer un espace public de délibération.
Les solipsistes transforment l’individualisme en égoïsme et appliquent avec beaucoup trop de diligence le principe de la charité bien ordonnée qui commence par soi-même, tant et tellement qu’avec eux, la charité se termine aussi par soi-même. L’individualisme solidaire, quant à lui, pousse à une conscience de soi et de ses responsabilités, en vue d’être une meilleure personne dans le monde et pour le monde. Les solipsistes oublient que nous sommes tous liés et que l’élastique qu’est l’écart entre riches et pauvres ne peut s’étirer indéfiniment sans se rompre. C’est un fait évident que l’accès facile au crédit ne peut masquer que temporairement.
Les solipsistes oublient les valeurs de partage et de compassion qui forment le cœur du peuple québécois et se gavent de rendement, d’efficience et de performance individuelle, principes qui forment la rationalité d’un capitalisme qui n’a rien d’humain. Pour eux, l’amour du prochain est une quétainerie dépassée, une expression vide de sens, là où, pour les solidaires, elle est une vertu nécessaire à l’existence même de ce que l’on appelle un peuple. Les solipsistes peuvent ainsi difficilement rester longtemps indépendantistes, car ils ne croient pas aux projets communs, là où les solidaires se rappellent que l’idée maîtresse derrière la révolution tranquille et le projet souverainiste fut au départ un affranchissement collectif. Cette idée, un parti, Québec solidaire, la porte toujours.
J’ai longtemps dénigré l’implication politique, craignant les dogmes de parti et l’aveuglement du pouvoir, mais devant un Charest au provincial et un Harper au fédéral, j’ai dû réagir. Il y a près de deux ans déjà, je me suis intéressé à Québec solidaire, et j’y ai trouvé un espace de délibération où non seulement je peux énoncer mon opinion, mais où je peux la raffiner ou la corriger en comprenant celles des autres, de ces fameux autres qui vivent partout autour de moi et avec qui je partage mon quartier, ma ville, mon pays, avec qui je partage un territoire concret, qu’il soit de bitume ou de terre. J’y ai trouvé des gens qui n’ont plus envie de mettre de simples « plasters » sur des hémorragies, qui refusent de se répéter comme mantra que jusqu’ici tout va bien, laissant présager un atterrissage brutal pour les générations futures. J’y ai trouvé des fragments d’un peuple qui existe encore malgré la tyrannie des gestionnaires et de leur bonne gouvernance, malgré l’aplanissement du quotidien et la routine productive.
Certains diront que ce peuple n’existe pas et vous parleront plutôt de population. Nous savons qu’il existe des populations bovines, des populations de moustiques et même des populations microbiennes. Or, le peuple ne se traite pas comme du bétail, aussi bien intentionné soit-on sur le contrôle de la qualité du troupeau. Le peuple ne se calcule pas, il ne se définit pas et n’existe pas dans les dictionnaires. Le peuple se forme par la reconnaissance mutuelle d’un destin commun, par le bouche-à-oreilles, par les mains qui se joignent. Le peuple est vernaculaire et souterrain ; il se manifeste quand on lui propose un projet, quand on lui propose un pays concret, un terreau fertile où les racines peuvent pousser, une vision à partager, et non quand on lui propose une souveraineté abstraite. Le peuple répond quand on lui lance un appel qui le concerne et qui le touche, et l’appel qui est lancé ici en est un de solidarité.
Mathieu Gagnon, membre de Québec solidaire - Taschereau