Tiré d’Afrique XXI.
Le 9 mai 2023, une résolution demandant à la France et à l’Union européenne (UE) d’inscrire l’entité paramilitaire russe Wagner sur la liste des organisations terroristes a été adoptée à l’unanimité par les députés français. Le texte s’appuie sur les informations actuellement disponibles quant aux activités de ce groupe, que son patron, Evgueni Prigojine, un homme d’affaires proche de Vladimir Poutine, présente comme une société militaire privée (SMP), mais qui n’a toujours pas, à ce jour, d’existence légale. La guerre en Ukraine a fourni l’occasion à M. Prigojine de s’afficher aux côtés de ses mercenaires, dont plusieurs milliers sont actuellement déployés sur le front russe. En Afrique, Wagner est notamment présent en Libye, au Soudan, en Centrafrique et au Mali.
La résolution de l’Assemblée nationale rappelle que « le groupe Wagner a pris une part active aux opérations ayant eu lieu du 27 au 31 mars 2022 dans le village de Moura, au Mali, et ayant fait au moins 300 morts, dont une grande majorité de civils » – un chiffre en deçà du bilan établi par l’ONU quelques jours plus tard : dans un rapport publié le 12 mai 2023, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme fait état d’« au moins 500 individus, y compris une vingtaine de femmes et sept enfants », exécutés par les Forces armées maliennes et les hommes du groupe Wagner entre le 27 et le 31 mars ; les enquêteurs ont également établi qu’au moins 58 femmes et jeunes filles avaient été victimes de viols et/ou de violences sexuelles durant cette opération.
La résolution française ajoute « que l’armée française est régulièrement la cible de campagnes et d’opérations de désinformation commanditées par le groupe Wagner, à l’instar du charnier artificiel qu’il a créé près de la base militaire de Gossi en avril 2022, dans le but d’accuser faussement les troupes françaises ». Le texte dénonce les « vastes campagnes de désinformation ciblant de multiples pays d’Afrique afin de déstabiliser les gouvernements en place, comme récemment au Niger contre le président, M. Mohamed Bazoum ».
Il ne faut « pas sous-estimer l’importance symbolique d’une telle désignation, ni le caractère dissuasif qu’elle pourrait avoir vis-à-vis des États qui seraient tentés par un recours » à cette société, a indiqué la ministre française des Affaires étrangères, Catherine Colonna. Portée par le député Benjamin Haddad (Renaissance, parti présidentiel), la résolution pourrait aussi être un moyen de mettre la pression sur des pays qui se sont rapprochés de Wagner sans avoir officiellement conclu un quelconque accord. Mais plusieurs questions se posent après cette initiative, et notamment celle-ci : quelles pourraient être les répercussions réelles d’une telle décision si l’entité paramilitaire était classée comme une organisation terroriste par la France et par l’UE ? Le point avec Jelena Aparac, qui fut pendant cinq ans, et jusqu’à récemment, membre du groupe des experts de l’ONU sur le mercenariat.
« Le statut de Wagner reste vague »
Michael Pauron : Une société militaire privée (SMP) peut-elle être assimilée à un groupe terroriste ?
Jelena Aparac : Une SMP est en principe enregistrée dans un registre des sociétés. C’est une entité commerciale aux activités identifiées. Elle offre des services à caractère militaire sur un marché légalement constitué. Cela dit, une SMP peut tout à fait dépasser les limites de la légalité et offrir à certains de ses clients, sur le marché parallèle, des services dont les actes pourraient être qualifiés de terroristes. Une même entité peut être les deux à la fois. Tout comme une SMP peut compter dans son personnel à la fois des militaires et des mercenaires.
Michael Pauron : À quelle catégorie appartient Wagner ?
Jelena Aparac : Le statut de Wagner reste vague, nous manquons d’informations légales pour qualifier cette entité. Nous n’avons jamais obtenu d’éléments prouvant son enregistrement sur un registre officiel. Au regard du droit russe, les sociétés militaires privées sont interdites, tout comme le mercenariat. Wagner ne peut donc pas, en principe, être enregistré en Russie comme une SMP. Il y a bien eu des tentatives de modifier la législation russe pour autoriser les SMP mais, pour l’instant, elles n’ont pas abouti. Juridiquement, au regard des faits, Wagner n’est donc pas une société.
Nous avons systématiquement interrogé l’État russe sur le statut de Wagner et sur son organigramme – qui dirige Wagner ? –, mais nous n’avons jamais eu de réponse claire. La Russie a toujours formellement nié son existence. Les autorités ont toujours affirmé que les SMP sont interdites par la législation et qu’elles n’ont aucune connaissance de l’existence de Wagner. Certes, les positions publiques ont changé récemment : Evgueni Prigojine s’est affiché comme le chef de cette entité paramilitaire, notamment en Ukraine. Néanmoins, il peut bien déclarer Wagner comme étant une SMP, du strict point de vue du droit, cela reste à prouver.
Michael Pauron : Si Wagner n’a pas d’existence juridique, avec qui les États « clients » contractent-ils ?
Jelena Aparac : Il y a des structures légales très complexes qui se mettent en place dans les pays d’accueil avant le début des opérations de Wagner. Elles permettent l’arrivée des mercenaires et le fonctionnement du groupe paramilitaire. On constate également des accords bilatéraux entre les pays d’accueil et la Russie, au niveau des ministères de la Défense. Mais dans ces accords bilatéraux, aucune mention n’est faite de Wagner. En Centrafrique, ces sociétés enregistrées localement sont par exemple Sewa Security, qui offre des services de sécurité, mais aussi Lobaye Invest, spécialisée dans l’extraction des ressources naturelles. Ces sociétés écrans sont liées à une personne, de nationalité russe et appartenant à la galaxie d’Evgueni Prigojine. Les liens financiers avec les opérations militaires sont évidents.
Quoi qu’il en soit, les États pourraient difficilement contracter directement avec Wagner. D’abord parce que ce groupe n’a pas d’existence légale, et ensuite parce que, politiquement, c’est un sujet très sensible au regard de toutes les controverses qui entourent son existence. Toutefois, le fait que Wagner n’ait pas d’existence légale permet aux États (que ce soit la Russie ou le pays d’accueil) de ne pas être officiellement responsables de ses activités – et de ses éventuelles exactions.
« Cette décision enverrait un message fort »
Michael Pauron : Si la France et l’Union européenne inscrivaient le groupe Wagner sur la liste des organisations terroristes, qu’est-ce que cela changerait ?
Jelena Aparac : La résolution du Parlement français n’est pas contraignante et s’applique en France, et non aux pays qui recourent aux services de Wagner. Mais, si elle était suivie d’effets, cela enverrait un message fort. Par exemple, si la France avait connaissance qu’un État opérait avec une entité considérée comme une organisation terroriste, cela pourrait impacter leurs relations bilatérales. Sur le long terme, cela pourrait créer une base légale qui permettrait, si les conditions juridiques étaient réunies, de poursuivre les employés et les responsables de Wagner mais aussi toutes les personnes qui travaillent ou qui ont des relations contractuelles et financières avec Wagner et ses membres.
Michael Pauron : Des procès pourraient-ils être organisés ?
Jelena Aparac : Pour cela, il faudrait collecter des preuves au-delà de tout doute raisonnable en France et éventuellement dans d’autres États. Cela nécessiterait la collaboration avec d’autres autorités comme, par exemple, le procureur en Libye, les enquêteurs en Centrafrique ou au Mali… Ce serait très compliqué. Je doute fortement qu’il y ait bientôt des procès mais, symboliquement, le message est important : il faut que les abus de Wagner cessent.
Michael Pauron : Et au niveau européen ?
Jelena Aparac : Il y a déjà eu des directives européennes, mais qui n’ont eu aucun effet sur les opérations de Wagner. S’il y en avait d’autres, ça pourrait de nouveau envoyer un message et, peut-être, faire réfléchir certains acteurs quand ils contractent avec des hommes d’affaires russes.
Michael Pauron : Certains actes de Wagner pourraient-ils être qualifiés de « terroristes » ?
Jelena Aparac : Tout dépend de la législation. Le droit international n’a jamais qualifié juridiquement le terrorisme, car les États n’arrivent pas à se mettre d’accord. Le droit français contient une définition du terrorisme (1), mais encore faut-il que les tribunaux français soient compétents pour juger les actes de Wagner et que les éléments de preuves soient réunis.
« Un enjeu stratégique se joue sur le continent »
Michael Pauron : Cette résolution française n’a-t-elle pas pour objectif, aussi, de mettre la pression sur les États africains qui font partie de son champ d’influence historique et qui se sont récemment rapprochés de la Russie ? On pense par exemple au Burkina Faso, où les militaires français ont été sommés de partir en début d’année...
Jelena Aparac : Il ne fait aucun doute que ce texte s’inscrit dans une stratégie plus large qui concerne notamment le continent africain. Certains États africains ont choisi de coopérer militairement et économiquement avec d’autres États et d’autres acteurs que la France, et c’est leur choix souverain. Mais, concernant la collaboration avec le groupe Wagner, la France leur envoie un message fort avec cette résolution. Ce message est aussi adressé à ceux qui envisagent une collaboration avec le groupe paramilitaire. C’est une forme de réponse à la propagande anti-française et anti-occidentale mobilisée par Wagner chaque fois que ce groupe s’implante dans un pays africain. Mais j’ai bien peur que les sanctions réelles ne se répercutent pas sur le groupe Wagner, qui a une longue expérience et une stratégie désormais bien rodée, mise en place depuis des années en Ukraine, en Syrie, au Soudan, en Libye, en Centrafrique, au Mali...
Michael Pauron : Wagner est soupçonné d’entraîner des rebelles tchadiens en Centrafrique, à la frontière avec le Tchad. L’armée française est historiquement implantée dans ce pays. Si les paramilitaires russes sont considérés comme des terroristes, cela peut-il faire évoluer les règles d’engagement des armées françaises et tchadiennes dans cette zone ?
Jelena Aparac : A priori, non. Quels que soient les acteurs qui leur font face, les armées ont des obligations issues du droit international humanitaire et des droits de l’homme. Les militaires connaissent les règles de droit international sur les conflits armées. Ils doivent les respecter et les faire respecter.
Michael Pauron : Il y a régulièrement des rumeurs quant à la présence d’Africains dans les rangs de Wagner. Qu’en est-il ?
Jelena Aparac : Nous avons des informations sur la présence de Syriens, notamment en Centrafrique. En Libye, il y a eu des mercenaires tchadiens et soudanais, mais dans chacun des camps qui s’affrontent dans ce pays, et pas spécialement dans les rangs de Wagner. Il y a des déplacements des unités de différentes nationalités, selon les besoins opérationnels de Wagner. Mais en Ukraine, par exemple, nous avons juste constaté le recrutement d’un Africain qui était en prison en Russie. Les contingents de Wagner en Ukraine sont d’abord russes.
Michael Pauron : On parle beaucoup de Wagner en Afrique. Mais qu’en est-il du recours aux SMP de manière générale aujourd’hui ?
Jelena Aparac : Dans le monde, on constate la multiplication des acteurs non étatiques. Il y a une augmentation des SMP/SSP [société de sécurité privée] dans les conflits armés. En conséquence, ceux-ci deviennent plus intenses et durent plus longtemps car ces acteurs contribuent à un renforcement des opérations militaires des différentes parties prenantes. L’Afrique est bien sûr concernée. En 2020, la Libye était un exemple frappant : on a beaucoup parlé de Wagner, mais il y avait aussi des sociétés militaires privées turques qui recrutaient des Syriens et les emmenaient en Libye.
Notes
1- Voir Code pénal, Partie législative, Livre IV, Titre II,Chapitre Ier : Des actes de terrorisme (Articles 421-1 à 421-8)
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