Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Reportage et témoignages : le viol, arme de destruction massive en Syrie

C’est le crime le plus tu, perpétré actuellement en Syrie. Un crime massif, organisé par le régime et réalisé dans les conditions les plus barbares. Un crime fondé sur l’un des tabous les mieux ancrés dans la société traditionnelle syrienne et sur le silence des victimes, convaincues de risquer le rejet par leur propre famille, voire une condamnation à mort.

C’est un crime qui anéantit les femmes, détruit les familles et disloque les communautés. Un crime que les hordes de réfugiés fuyant la Syrie pour les pays alentour désignent comme la cause principale de leur départ, mais que les enquêteurs de l’ONU et toutes les ONG peinent à documenter tant le sujet est douloureux.

Un crime absent des discussions de Genève alors qu’il obsède les Syriens et hante des dizaines de milliers de survivantes. Le viol. L’arme de guerre secrète de Bachar Al-Assad.

Alma, 27 ans (les noms des victimes ont été changés), est allongée, décharnée, sur un lit d’hôpital au cœur d’Amman. Elle ne marchera plus, sa colonne vertébrale a été brisée par les coups administrés par un milicien du régime avec la crosse de son fusil. Dès les premiers mois de la révolution, cette mère de quatre enfants, diplômée en gestion, s’est engagée résolument du côté des rebelles, livrant d’abord de la nourriture et des médicaments, puis transportant des munitions dans un paquet noué sur son ventre afin de passer pour une femme enceinte.

« Tu voulais la liberté ? Et bien la voilà ! »

Arrêtée un jour à un checkpoint dans la banlieue de Damas, elle est restée pendant trente-huit jours dans un centre de détention des services de renseignement de l’armée de l’air, entourée par une centaine de femmes.

« Abou Ghraïb, à côté, devait être un paradis », lâche-t-elle avec un pauvre sourire, allusion à la prison américaine en Irak. « J’ai tout eu ! Les coups, le fouet avec des câbles d’acier, les mégots de cigarette dans le cou, les lames de rasoir sur le corps, l’électricité dans le vagin. J’ai été violée – les yeux bandés – chaque jour par plusieurs hommes qui puaient l’alcool et obéissaient aux instructions de leur chef, toujours présent. Ils criaient : “Tu voulais la liberté ? Eh bien la voilà !” »

Toutes les femmes, explique-t-elle, en plus de leurs souffrances, pensaient que leur famille les tueraient si elles apprenaient leur sort. Sa détermination à s’engager dans l’Armée libre n’en était que renforcée. A sa sortie, elle est devenue l’une des rares femmes chef de bataillon, à la tête de vingt hommes, avant d’être grièvement blessée et évacuée en Jordanie par ses camarades.

Des centaines de milliers de Syriens ont afflué en Jordanie, et c’est là que nous avons pu, grâce à des médecins, avocates, psychologues, collecter et croiser de nombreux témoignages ainsi que rencontrer, en face-à-face, plusieurs victimes. Entretiens douloureux et sous haute pression : « Ma vie est entre vos mains. »

« Atteindre les pères, frères et maris »

« Il est grand temps que ce scandale soit dénoncé publiquement !, estime l’ancien président du Conseil national syrien, Burhan Ghalioun, membre influent de l’opposition. Car c’est cette arme, selon moi, qui a fait basculer dans la guerre notre révolution qui s’était voulue pacifique. »

Dès le printemps 2011, raconte-t-il, des campagnes de viols par les milices ont été organisées à l’intérieur des maisons alors que s’y trouvaient les familles. Des filles ont été violées devant leur père, des femmes devant leur mari. Les hommes devenaient fous et hurlaient qu’ils allaient se défendre et venger leur honneur. « Je pensais, moi, qu’il fallait tout faire pour ne pas entrer dans une phase militarisée, qu’armer la révolution allait multiplier par cent le nombre de morts. Mais la pratique du viol en a décidé autrement. Et je crois que Bachar l’a voulu ainsi. Une fois les révolutionnaires armés, il lui était facile de justifier les massacres de ceux qu’il appelait déjà “les terroristes”. »

Thèse difficile à vérifier. Ce qui est avéré, en tout cas, c’est que les violences sexuelles n’ont fait que croître, contribuant au climat de terreur. « Les femmes servent d’instruments pour atteindre les pères, frères et maris, dénonce l’écrivaine Samar Yazbek, réfugiée en France. Leurs corps sont des champs de torture et de bataille. Et le silence de la communauté mondiale sur cette tragédie me semble assourdissant. »

Plusieurs organisations internationales ont fait état des viols commis par le régime – Amnesty International, l’International Rescue Committee, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, Human Rights Watch… Mais toutes évoquent l’extrême difficulté à obtenir des témoignages directs, le silence obstiné des victimes, la peur des crimes d’honneur perpétrés contre les femmes violées et l’anxiété née de la perception généralisée qu’une femme arrêtée par le régime a forcément été violée.

Un rapport particulièrement bien documenté, publié en novembre 2013 par l’Euro-Mediterranean Human Rights Network, confirme l’ampleur du phénomène et proclame l’urgence d’enquêter sur ces crimes de guerre qui, si leur planification était avérée, pourraient être qualifiés de crimes contre l’humanité. « Le régime a fait des femmes ses premières cibles », affirme Sema Nassar, l’auteure principale du rapport, jointe par Skype, et dont les deux sœurs viennent tout juste d’être arrêtées. « Elles sont visées, en tant que telles, par les snipers, notamment les femmes visiblement enceintes, précise-t-elle. Elles servent de boucliers humains, comme dans le quartier Ashria d’Homs, en février 2012, quand l’armée a forcé des femmes à marcher devant les troupes ou les a même fait monter dans les tanks pendant des patrouilles. Elles font l’objet de kidnappings pour rançons et échanges. Les violer systématiquement, qu’elles aient 9 ans ou 60 ans, est une façon de détruire durablement tout le tissu social. »

Violées collectivement sous l’oeil d’une caméra

Oui, elle a des histoires à raconter, Sema Nassar. Des cas précis, datés. Des dizaines. Comme celui de cette jeune fille d’Hama, actuellement réfugiée aux Etats-Unis, qui se trouvait chez elle avec ses trois frères quand des soldats ont fait irruption, et ont exigé que les trois jeunes gens violent leur sœur. Le premier a refusé, on lui a coupé la tête. Le deuxième a refusé, il a connu le même sort. Le troisième a accepté, ils l’ont tué sur la fille qu’ils ont eux-mêmes violée.

Ou l’histoire de cette Syrienne emmenée dans une maison de la banlieue d’Homs, à l’été 2012, avec une vingtaine d’autres femmes, torturées et violées collectivement sous l’œil d’une caméra dont le film a été envoyé à son oncle, un cheikh connu, prédicateur à la télévision, membre de l’opposition.
« La pratique est très fréquente lors des raids dans les villages, et systématique dans les centres de détention des services secrets », affirme au Monde Abdel Karim Rihaoui, président de la Ligue syrienne des droits de l’homme, actuellement au Caire, qui estime à plus de 50 000 le nombre de femmes violées dans les geôles de Bachar Al-Assad depuis le début de la révolution.

« Le baton électrique dans le vagin ou l’anus »

Les régions sunnites sont assurément les plus touchées, et il note, dans les récits, une forte implication des troupes du Hezbollah libanais et de la brigade Abou Fadel d’Irak. « Avec les tortures les plus sadiques, comme le rat introduit dans le vagin d’une jeune fille de Deraa âgée de 15 ans. Avec des viols collectifs en public comme celui de quarante femmes, le matin du 5 janvier 2014, à Yelda. Et avec pour conséquence des centaines de crimes d’honneur sur les femmes sortant de prison dans les régions de Hama, Idlib ou Alep. »

C’est au camp de réfugiés syriens de Zaatari, à 80 km d’Amman, qu’on a rencontré Salma, lourde, épuisée, le regard éteint. Née à Deraa il y a une cinquantaine d’années, mais ayant habité Damas avec son mari et leurs huit enfants, elle a été stupéfaite, en 2011, d’apprendre qu’en rétorsion du soulèvement dans sa ville natale, ses enfants étaient renvoyés de leur école, dans la capitale. « Au nom de quoi punissez-vous mes petits ? Ils ne sont pour rien dans les événements ! », est-elle allée se plaindre à la directrice.

Elle n’avait pas terminé sa phrase que débarquaient les services secrets. Une cagoule sur la tête, elle a été conduite dans le sous-sol d’un centre de détention, jetée dans une cellule plongée dans l’obscurité et pleine de rats. Deux jours à l’isolement, sans boire ni manger, avant de rejoindre pour six mois la cellule minuscule occupée par deux autres femmes. « Nous ne pouvions pas nous allonger. Pas le droit de nous laver, y compris pendant nos règles. Et nous étions violées tous les jours aux cris de : “Nous les alaouites allons vous écraser.” Une seule protestation et on avait le bâton électrique dans le vagin ou l’anus. On m’a tellement battue qu’on m’a cassé la jambe. Elle est devenue noire, on m’a opérée n’importe comment avant de me remettre dans ma cellule. Ma famille n’a eu aucune nouvelle pendant six mois. Comme je ne sais ni lire ni écrire, j’ai signé avec l’empreinte de mon index n’importe quel aveu. » A sa sortie, son mari avait disparu avec la voiture.

« Traumatismes incurables »

Oum Mohamed, 45 ans, a été arrêtée avec sa fille le 21 septembre 2012 au hasard d’une rue et conduite à l’aéroport militaire de Mazzé. Le portable de l’étudiante affichant le drapeau de la résistance et la photo d’un « martyr », les deux femmes ont été détenues pendant vingt jours, frappées, violées, enfermées dans une cellule de 4 mètres sur 4 avec dix-sept femmes et plusieurs enfants. L’une, épouse enceinte d’un membre de l’Armée syrienne libre suspecté d’avoir participé au kidnapping de quarante-huit Iraniens dans un autobus en août 2012, était accompagnée de ses enfants de 8 et 9 ans. Le mari d’une autre, directeur de prison sanctionné pour s’être opposé à des tortures outrancières, était détenu à l’étage au-dessous, de telle façon qu’il entende les cris de sa femme pendant qu’on la violait. « Tout était occasion de sévices sexuels », conclut-elle, les yeux humides, ravagée à l’idée que l’avenir de sa fille, qui a perdu 20 kg et nécessite un traitement psychiatrique, est définitivement compromis.

Les médecins décrivent des vagins « ravagés », des corps martyrisés, des traumatismes « incurables ». Yazan, psychologue de 28 ans venu s’installer à Amman pour « aider les victimes de la guerre », nous parle ainsi (en souhaitant rester anonyme) d’un de ses patients originaires d’Homs, dont les voisins avaient dénoncé des activités révolutionnaires, entraînant le kidnapping de sa femme et de son petit garçon de 3 ans. Arrêté quelques semaines plus tard, il a été emmené dans une maison privée utilisée pour des séances de torture. « Tu ferais mieux de parler ! Ta femme et ton fils sont là ! – Amenez-les d’abord ! » La jeune femme est exsangue : « Ne dénonce personne ! Ce que tu redoutais est déjà arrivé. » On les a violemment frappés tous les deux. Puis, alors qu’il était suspendu au mur par les poignets, on a violé sa femme devant lui. « Tu parles ou tu veux qu’on continue ? » La femme a alors bondi, s’est emparée d’une petite hache utilisée par les bourreaux et s’est ouvert le crâne. Le petit sera plus tard égorgé sous ses yeux.

Alors ? Initiatives barbares et dispersées menées par des soudards livrés à eux-mêmes ou arme stratégique pensée, déployée par une hiérarchie aux ordres ? Le président de la Ligue syrienne des droits de l’homme, Abdulkarim Rihaoui, n’a aucun doute : « C’est un choix politique pour écraser le peuple ! Technique, sadisme, perversité : tout est méticuleusement organisé. Aucun hasard. Les récits sont similaires et des violeurs ont eux-mêmes avoué avoir agi sur ordre. » Les avocates jointes en Syrie partagent cette conviction, malgré la difficulté à rassembler des preuves. « J’ai des photos de boîtes de stimulants [sexuels] dont se munissent les miliciens avant de partir en raid dans un village », affirme Sema Nassar. Plusieurs témoignages font également état de produits paralysants injectés dans la cuisse des femmes avant les viols.

Suicidée de n’avoir pu avorter

L’une des victimes, Amal, explique que, dans un centre de détention de Damas, un médecin – surnommé « Docteur Cetamol »– faisait le tour des cellules pour noter les dates des règles de chaque femme et distribuer des pilules contraceptives. « Nous vivions dans la crasse, dans le sang, dans la merde, sans eau et presque sans nourriture. Mais nous avions une telle hantise de tomber enceinte que nous prenions scrupuleusement ces pilules. Et quand j’ai eu un retard de règles, une fois, le docteur m’a donné des cachets qui m’ont fait mal au ventre toute une nuit. » Un témoignage capital pour établir la préméditation des viols en détention.

Des bébés naissent pourtant de ces viols collectifs, provoquant des drames en cascades. A Lattaquié, une jeune femme s’est suicidée de n’avoir pu avorter. Une autre a été précipitée par son père du balcon du premier étage. Des nouveau-nés ont été trouvés au petit jour dans des ruelles de Deraa.

« Mais comment aider ces femmes ?, se désespère Alia Mansour, membre de la Coalition nationale syrienne. Elles ont si peur en sortant de détention qu’elles restent murées dans leur malheur sans pouvoir demander de l’aide. » A Homs, nous raconte la poétesse syrienne Lina Tibi, une femme a cependant réussi à organiser en une semaine, dans le plus grand secret, cinquante opérations d’hymenoplastie sur des filles violées de 13 à 16ans. « C’était la seule façon de leur sauver la vie. » Mais les familles explosent. Des maris se détournent et divorcent. Telle belle-famille d’Homs a rassemblé les affaires de sa bru en vue de son expulsion du foyer avant même qu’elle ne sorte de prison. Des parents se précipitent pour marier leur fille au premier volontaire venu, fût-il âgé et déjà marié.

« Le monde se préoccupe des armes chimiques ; mais, pour nous, Syriennes, le viol est pire que la mort », murmure en un sanglot une étudiante en droit qui n’a encore osé confier son drame à personne. Surtout pas à son mari.

Oum Mohamed, 45 ans, sélectionnée au hasard

« J’ai été arrêtée avec ma fille, étudiante, à l’automne 2012, alors que nous marchions dans une rue de Deraa. Il n’y avait aucune raison particulière, nous avons été sélectionnées au hasard. On nous a brutalement poussées dans une voiture, frappées et conduites jusqu’à un centre de détention de l’aéroport militaire de Mazzé. Là, nous avons tout de suite perdu notre identité. On nous a prises en photo, chacune portant un numéro. Puis on nous a questionnées sur Bachar Al-Assad, giflées, tabassées, avant de nous enfermer pendant deux jours dans une cellule, sans visite ni nourriture. Le troisième jour, à l’aube, on est venu nous chercher pour un nouvel interrogatoire.

Je tremblais pour ma fille

Le contenu de mon téléphone portable, messages, numéros, avait été scruté et les hommes m’ont accusée de traiter avec les rebelles, de les aider, de les soigner. J’ai tout nié en bloc, disant que j’étais totalement neutre dans les événements qui secouaient la Syrie. Mais je tremblais pour ma fille. Dans son téléphone, hélas, il y avait le drapeau de la résistance et la photo d’un martyr, avec une parole de Dieu l’accueillant au paradis. Ils l’ont insultée, et quand j’ai vu qu’ils allaient la violer, je me suis jetée à leurs pieds en leur disant que toute la famille vénérait Bachar. Mais ils étaient enragés contre ma fille : « Ta mère est avec nous, mais toi, sale rebelle, tu dois être jugée pour trahison ! » Et ils l’ont violée.

Crucifiées au mur

Nous sommes restées une semaine dans une cellule isolée, puis avons été transférées dans une pièce de quatre mètres sur quatre, avec dix-sept femmes et plusieurs enfants, la plupart avaient été arrêtées à cause d’un frère ou d’un mari engagé dans la révolution. Auparavant, on avait dû signer un engagement à ne pas parler avec nos codétenues, ne pas s’enquérir de leur adresse ou téléphone, ne prendre aucun message et dénoncer celle qui contreviendrait aux ordres. Ma fille a réussi à garder et à cacher cette fiche. Evidemment, malgré ces ordres, nous nous parlions entre prisonnières. On apprenait même par cœur les téléphones des autres pour prévenir les familles si on sortait avant elles. Pendant dix jours, nous avons été humiliées et souillées. On nous mettait à nu devant tous les hommes, et les gardes nous crachaient des insultes et des paroles obscènes.

Il y a eu des tortures, de toutes sortes. Nous étions crucifiées au mur, bras et jambes écartées, on nous fouettait et on nous enfonçait des objets dans le vagin. Et il y avait les viols. Tout le monde y passait. Et tout était prétexte à attaquer le corps des femmes. Quémander un peu de nourriture ou demander à aller aux toilettes était l’occasion de nous palper, de nous agripper les seins en nous tirant sur les cheveux. On voyait bien que tout était planifié. Que c’était des ordres. Des femmes m’ont dit qu’elles avaient vu des soldats prendre des stimulants. La plupart sentaient l’alcool.

Pour les tortures et viols, on gardait les yeux bandés

On dormait par terre en prenant le moins de place possible, les chaussures servant d’oreillers. Les quelques couvertures qu’on avait étaient pleines de poux et beaucoup de femmes ont attrapé des maladies à cause de la nourriture dans laquelle il y avait des déchets de rats. Pour les tortures et viols, on gardait les yeux bandés (ma fille a gardé le bandeau, obsédée à l’idée de garder des preuves !). Une fois, alors que j’essayais de voir sous mon bandeau pour ne pas tomber en marchant, je me suis fait tabasser : « Salope ! Tu veux voir mon visage pour me faire ensuite massacrer par l’Armée libre ! »

On nous a libérées au bout de vingt jours après que nous avons juré être pour Bachar. Mais ils ont ensuite arrêté mon mari, dont je n’ai aucune nouvelle, et mon fils étudiant, accusé d’avoir soigné un rebelle et condamné à vingt ans. Surtout ne dites rien qui pourrait le faire reconnaître ! Car ce régime est barbare et recoupe toutes les informations. Une amie, active dans la résistance et qui s’occupait des blessés, a été assassinée en Egypte où elle avait pourtant réussi à fuir. L’armée de Bachar l’avait retrouvée. Ici, à Amman, je me couvre d’un voile intégral et je ne parle à personne. »

Salma, réfugiée dans le camp de Zaatari

« Je suis originaire de Deraa, la première ville syrienne à s’être soulevée contre le régime. Mais c’est à Damas que je vivais avec mon mari et mes huit enfants. Au printemps 2011, l’école publique a soudainement renvoyé mes enfants. J’ai été stupéfaite. Alors un matin, je suis allée à l’école en exigeant de voir la directrice. « Mes petits ne sont pour rien dans les événements ! C’est un choix politique madame ! Je vais porter plainte. Vous privez mes enfants de leur droit à l’éducation ! » Je n’avais pas terminé ma phrase que la porte claquait derrière moi, que des institutrices se précipitaient pour me frapper tandis que la directrice appelait les services secrets qui ont débarqué aussitôt.

Violées tous les jours

On m’a mis une cagoule sur la tête, poussée dans une voiture qui a roulé très vite, très longtemps. Puis on m’a fait entrer dans un bâtiment, descendre un escalier qui semblait interminable, et on m’a jetée dans une cellule, les mains ligotées, en me retirant ma cagoule. Il faisait complètement noir, et j’ai hurlé quand j’ai senti des rats sur moi. Quelqu’un a demandé : « Est-ce qu’on la met avec les autres ? Non. Cette garce doit rester au moins deux jours toute seule. » Je n’ai eu ni visite, ni à boire, ni à manger, pendant deux jours. Puis la porte s’est ouverte, on m’a remis une cagoule et conduite dans une cellule minuscule occupée par une Damassienne et une Tunisienne. J’y suis restée six mois. Nous ne pouvions pas nous allonger. Pas le droit de nous laver, y compris pendant nos règles. Et nous étions violées tous les jours aux cris de : « Nous les Alaouites, on va vous écraser. » On nous prenait les unes après les autres, à heure fixe, et si on se débattait, si on protestait, on avait le bâton d’électricité dans le vagin ou l’anus.

« Au moindre mouvement, une balle vous traversera la tête »

Nous étions sans cesse battues, suspendues par les poignets, et nous n’avions quasiment rien à manger sinon une sorte de semoule dans de l’eau avec des crottes de rats. Je ne savais rien de ce que devenaient mes enfants, et ma famille n’a eu aucune nouvelle pendant six mois. On m’a dit qu’on m’accusait d’avoir déchiré la photo de Bachar et de lui avoir craché dessus. J’ai fini par dire oui, tout ce que vous voulez, et comme je ne sais ni lire ni écrire, j’ai signé avec l’empreinte de mon index n’importe quel aveu.

Un jour, on m’a emmenée au tribunal. C’était un juge militaire. Il m’a dit : « Vous avez avoué avoir insulté le président et déchiré sa photo. »

« Non ! J’ai été arrêtée à l’école. Parce que je trouvais injuste que mes enfants soient renvoyés. »

« Alors pourquoi avoir signé la feuille ? Parce que je ne sais pas lire et qu’on me frappait ! Vous méritez encore deux mois de détention. 

Cette fois, on m’a mise dans une prison civile où il n’y avait que des femmes et où une prisonnière m’a amenée à la douche et m’a donné de nouveaux vêtements. J’ai pu contacter une voisine qui s’était occupée des enfants. Elle est d’ailleurs venue avec mon plus jeune garçon à mon procès. Et le juge m’a dit : « C’est pour votre fils qu’on vous relâche. Mais tenez-vous tranquille. Au moindre mouvement, une balle vous traversera la tête. » Je suis rentrée avec mon petit. Mais mon mari avait disparu avec la voiture, et je n’ai de lui aucune nouvelle. »

Lilian, 28 ans, ancienne étudiante, actuellement à Amman

« J’étais étudiante à l’université et rêvais d’une carrière à l’international. Mariée avec trois enfants, je me suis vite impliquée dans la résistance quand la révolution a démarré. Mon nom figurait donc sur une liste des services secrets. Un jour, à un check-point de Deraa, le bus de l’université a été stoppé et on m’a fait descendre avec deux autres filles. Des hommes en civil nous ont poussées dans une voiture banalisée et conduites à la branche des services secrets militaires de Damas. On nous a laissées seules dans un petit bureau vide pendant plus de trois heures, sous le regard d’une caméra cachée qu’on a vite détectée.

Une cellule que je n’oublirai jamais

Puis on nous a mises chacune dans une cellule que je n’oublierai jamais. Là, cinq hommes sont arrivés pour me violer à tour de rôle. Ils prenaient plaisir à me battre, me gifler, tout en me violant. Pleins de haine, ils crachaient sur les sunnites : on va vous écraser ! Ils portaient des préservatifs. J’ai subi ça pendant cinq jours. Le sixième jour, on m’a relâchée sans me poser de question. J’ai su plus tard que mes deux amies avaient subi la même chose. L’une était mariée, comme moi. Mais l’autre était vierge et je me suis débrouillée pour la faire prendre en charge par une amie médecin dans un hôpital de Deraa, qui lui a recousu l’hymen. Elle reste traumatisée et ne veut plus entendre parler des hommes ni de mariage, ce qui désespère ses parents à qui, bien sûr, elle n’a rien dit.

Crime d’honneur

Le monde se préoccupe des armes chimiques ; mais pour nous, Syriennes, le viol est pire que la mort. Les occidentaux ne peuvent pas imaginer sa gravité et ses conséquences dans notre société. Il nous expose au crime d’honneur. Et nous enferme dans ce dilemme : parler à un proche pour soulager notre fardeau et dénoncer le crime, ou bien nous taire pour rester en vie. Je ne me suis encore confiée à personne. Surtout pas à mon mari. Mais je n’ai plus envie de vivre. Et je sais que le silence est un cadeau pour le monstre de Damas. »

Oum Zahir, exilée à Amman depuis 30 ans, recueille des victimes de viol

« Tout a commencé par une histoire qui m’a touchée de près. Ma grande amie de Homs m’a appelée un jour pour que je m’occupe de sa fille qui venait d’être relâchée de prison. Elle était brisée, traumatisée par cette incarcération et m’a raconté son sort. Une vingtaine de soldats du régime avaient débarqué dans leur maison, un soir, vers 23 heures. Il n’y avait que Lubna et sa mère. « Tu nous dis où est ton fils, sinon on tue ta fille », ont-ils hurlé à mon amie. Ils étaient fous de rage. Le fils, soldat, venait de déserter et de rejoindre la révolution, ce qui était un phénomène très nouveau à l’époque et que sa mère ignorait. Ils ont arraché Lubna pour la conduire dans une branche des services secrets de Homs où elle est restée un mois, avant d’être transférée à Damas pour quatre mois. A son arrivée, on l’a forcée à se déshabiller entièrement : « Tu dois nous dire où se trouve ton frère ! Je n’en sais rien. » Alors ils l’ont violée, quatre hommes, à de nombreuses reprises. Et elle a vu que les filles autour d’elle subissaient quotidiennement la même chose.

Une rançon en échange de Lubna

A la prison de Damas, les viols ont continué, avec d’autres tortures. Elle a fini par avouer que son frère lui avait téléphoné pour lui dire qu’il se cacherait dans la forêt. Mais l’armée a retrouvé son cadavre – le chantage à propos du frère ne servait plus à rien –, alors elle a contacté la famille pour exiger une grosse rançon en échange de Lubna. Des habitants de Homs se sont cotisés pour réunir la somme.

En détention, Lubna a côtoyé une très belle femme appartenant à l’une des riches familles de Homs. Une famille propriétaire de magasins et de restaurants qui avait offert à manger aux manifestants pacifiques qui restaient le soir occuper les places. En mesure de rétorsion, l’armée a incendié les commerces de la famille. Mais pour être sûr de faire mal, il fallait prendre la femme. Ils sont venus la prendre chez elle alors qu’elle était seule avec ses deux petites filles et l’ont gardée huit mois. Huit mois de cauchemar. Elle était dans une cellule d’un mètre sur un, comme une cage, contrainte de rester recroquevillée, et elle ne sortait que pour être torturée et violée. Ils ont fini par la relâcher dans la forêt où elle a marché, hagarde, pendant des heures. Mais la belle-famille ne voulait plus d’elle et avait déjà empaqueté ses affaires pour qu’elle parte. Son mari, toujours amoureux d’elle, a décidé de l’emmener en Egypte où elle a été soignée, puis ils se sont installés à Amman. Mais voilà qu’un voisin a ébruité l’histoire sur Internet. Le mari s’est senti humilié et, fou de rage, a demandé le divorce. Il s’est remarié à Amman tandis que la femme a dû rentrer à Homs malgré toutes les rumeurs la concernant. Et les dangers.

Une maison de l’horreur

Les femmes paient le prix fort. Elles sont de plus en plus kidnappées pour être échangées contre des rançons ou des prisonniers. On les garde dans des maisons privées, hors de tout contrôle, où elles sont livrées à des criminels de guerre. Deux femmes, une mère et sa fille, m’ont raconté avoir été ainsi séquestrées dans une maison de l’horreur. Le fils, membre de l’Armée libre, a voulu organiser un raid pour les libérer. Il s’est trompé de maison, a pu sauver d’autres femmes, mais a été tué lors de l’assaut. Ce sont ses amis qui, pour lui être fidèles, n’ont eu de cesse que de trouver la maison où étaient sa mère et sa sœur.

Elles ont besoin d’aide, ces victimes de viols. Les hommes torturés ou sortis de prison sont acheminés dans les hôpitaux et considérés comme des héros. Les femmes, elles, doivent se cacher, sans le moindre soin. J’essaie de les repérer dans le camp de réfugiés. Elles sont innombrables. Parfois, en visitant une famille, je remarque une adolescente prostrée, indifférente à tout. Et je lui glisse discrètement mon numéro de téléphone. Et je ne me trompe pas. Mais comment faire ? Je n’ai pas de moyens, et nous sommes toutes piégées par ce silence qui nous étouffe et nous empoisonne. »

Annick Cojean

Journaliste au quotidien Le Monde.

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