Problème : si la probabilité d’un effondrement général crève les yeux, les ouvrages de ses thuriféraires manquent singulièrement de mordant, versant même dans des passages new age un peu trop lénifiants. On n’y trouve aucune critique réelle du capitalisme ou de l’explosion des inégalités sociales à l’échelle de la planète. Un manque comblé par l’essayiste Renaud Duterme, qui a publié un ouvrage mettant en avant l’aspect politique de la question : De quoi l’effondrement est-il le nom ? [3] Un livre qui rappelle que la fin du monde aussi est affaire de lutte des classes. Entretien.
Vous dites que notre imaginaire de l’effondrement est fantaisiste. Et que nous y accolons une vision à la fois romantique et centrée sur le quotidien des classes moyennes occidentales...
« Disons que les premières images qui nous viennent en tête quand on parle d’effondrement sont pour beaucoup celles popularisées par la littérature et le cinéma post-apocalyptiques : des environnements ravagés, des villes désertes dans lesquelles la nature a repris ses droits, ou encore des scènes de désordre généralisé, voire de guerre civile. Or, ces images sont déjà une réalité dans bien des endroits du monde. Non seulement dans des pays dits du tiers-monde (pensons aux nombreux bidonvilles qui jouxtent les mégapoles ou aux pays en proie à des conflits meurtriers tels que le Yémen ou la Syrie), mais aussi en Occident.
Si l’on regarde l’envers des vitrines du capitalisme mondialisé, on peut y voir dans maints endroits – des zones désindustrialisées aux camps de réfugiés en passant par les quartiers pauvres au sein des métropoles – des populations qui (sur)vivent dans des conditions très précaires, lesquelles renvoient précisément à l’imaginaire que l’on peut se faire d’une société effondrée (absence de services publics, manque de revenus, insécurité, malnutrition, pénuries en tous genres, etc.).
Par conséquent, quand on regarde au-delà de la fameuse classe moyenne (si tant est que ce concept signifie encore quelque chose), on en vient à considérer l’effondrement davantage comme un processus déjà en marche plutôt que comme un événement susceptible de nous plonger du jour au lendemain dans un monde à la Walking Dead, zombies exceptés. »
Le discours sur l’effondrement est très dépolitisé, à l’image des best-sellers de Pablo Servigne ou de Jared Diamond. Comme s’il ne fallait pointer ni le capitalisme ni les classes dirigeantes dans le désastre en cours...
« En ce qui me concerne, c’est justement après la lecture du livre de Jared Diamond que j’ai eu l’idée d’écrire sur le sujet. Dans son livre pourtant volumineux, on ne trouve en effet aucune mention du capitalisme et très peu d’analyses en termes de rapports de classes et d’exploitation (du moins quand il parle de notre civilisation). Il n’y a somme toute rien de surprenant, car Diamond ne s’est jamais fait remarquer pour ses opinions de gauche.
C’est différent pour Raphaël Stevens et Pablo Servigne. Je connaissais ce dernier personnellement avant qu’il ne sorte Comment tout peut s’effondrer et il ne s’est jamais caché de ses tendances libertaires. Pourtant le mot “capitalisme” est également absent de son livre. En fait, lui et son co-auteur ont préféré adopter une posture scientifique et non partisane dans le but de toucher un maximum de personnes. Si je peux comprendre cette posture “fédératrice”, il est clair que c’est un désaccord que j’ai avec une grande partie de cette mouvance dite “collapsologique”.
Au regard des facteurs objectifs qui nous conduisent au désastre, il est en effet clair que la logique capitaliste, l’accaparement des richesses et l’explosion des inégalités sont les causes fondamentales de l’impasse dans laquelle nous sommes. Il est d’autant plus important de le souligner que les catastrophes à venir vont encore davantage creuser le fossé entre une infime minorité et le reste de la société, tout en permettant au grand capital et aux classes dominantes d’accentuer leur emprise sur l’ensemble de la société. Naomi Klein a parfaitement analysé ce qu’elle nomme très justement le “capitalisme du désastre”. »
Dans La Stratégie du choc [4], Naomi Klein démontre que le néo-libéralisme mondialisé se nourrit des catastrophes naturelles et des soubresauts politiques. Cela semble remettre en cause cette idée récurrente selon laquelle un effondrement permettrait d’enfin tourner la page de la course à l’abîme capitaliste...
« Le désarroi et l’insécurité économique et sociale favorisent la mainmise du capital sur l’ensemble de la société »
« Si le capitalisme est empêtré dans ses contradictions, il ne risque pas de s’effondrer de lui-même. Au contraire : on voit que le désarroi et l’insécurité économique et sociale favorisent la mainmise du capital sur l’ensemble de la société. La Grèce illustre bien cette tendance. On a vu comment une crise économique est utilisée par les classes dominantes pour justifier des politiques antisociales drastiques. C’est somme toute ce qu’il s’est passé dans les nombreux pays du Sud qui ont vu intervenir le FMI dans leurs affaires intérieures.
Par ailleurs, le sentiment d’insécurité (réel ou fantasmé) qui accompagne nécessairement les catastrophes, qu’elles soient naturelles ou sociales, fournit de nouvelles niches pour des capitaux à la recherche de rentabilité. Le contrôle des frontières, les dispositifs de surveillance et le gigantesque marché de la sécurité laissent ainsi entrevoir ce que Mathieu Rigouste nomme un keynésianisme sécuritaire, qui a probablement de beaux jours devant lui. »
Au regard de ces perspectives, on voit également surgir des appels à un contrôle radical de la démographie. Vous êtes très critiques à ce sujet...
« C’est une problématique qui revient souvent dans les débats. Il est clair que résoudre les problèmes auxquels l’humanité fait face est plus compliqué sur une planète à 7,5 milliards d’habitants que sur une à 2 milliards. Cela dit, la plupart des néo-malthusiens ne veulent pas admettre l’évidence : mettre cette question au centre du débat revient implicitement à envisager une solution autoritaire du style de celle qu’a mise en place le gouvernement chinois.
Excepté une solution coercitive, la meilleure façon pour que les familles fassent moins d’enfants est d’améliorer les conditions économiques dans lesquelles elles vivent (sécurité sociale, démocratisation de la contraception, revenus décents) et de favoriser l’émancipation des femmes. En d’autres termes : si les fétichistes de la question démographique usaient autant d’énergie à combattre les inégalités et le néo-colonialisme qui ont appauvri les pays du Sud, la population finirait de facto par se stabiliser. »
Vous citez la rappeuse Keny Arkana en exergue : « Tout ce qui est fondé sur l’injustice est voué à s’écrouler. » Comme s’il y avait une porte de sortie autre que l’autoritarisme et l’explosion des inégalités...
« Je ne suis pas un fétichiste du mot “effondrement”. Mais je le mobilise parce que j’estime qu’il correspond bien à ce qui est en train de se passer, à savoir une conjonction d’impasses sur les plans économiques, écologiques et sociaux, laissant entrevoir un basculement dans “autre chose”. Ce que cette autre chose sera, j’estime que ça n’est ni à moi ni à personne de le proposer. Il découlera plutôt des luttes, des mobilisations et surtout de l’émergence d’une conscience de classes qui guidera ces combats. Car le fil rouge de toutes ces impasses, c’est bien l’explosion des inégalités, qui sont à la fois la cause et la conséquence de cet “effondrement”. Sans une redistribution radicale des richesses et une remise en cause du modèle productiviste, je pense que toute issue “positive” est vouée à être soit récupérée, soit marginalisée. »
Propos recueillis par Émilien Bernard
Paru dans CQFD n°171 (décembre 2018), rubrique Le dossier, par Emilien Bernard, illustré par Vincent Croguennec http://cqfd-journal.org/Renaud-Duterme-Le-fil-rouge-de-l
Notes
[1] On peut également remonter à la publication en 2004 d’Effondrement, ouvrage de l’historien Jared Diamond, dont le Premier ministre Édouard Philippe serait un grand fan.
[2] Seuil, 2018. Trois auteurs aux commandes : les deux précités et Gauthier Chapelle.
[3] Sous-titré « La fragmentation du monde », il a été publié en 2016 chez Utopia.
[4] Première publication en 2007 au Canada
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