Le massacre de près d’une centaine de jeunes militants sociaux-démocrates par un néonazi ce vendredi 22 juillet en Norvège soulève une horreur justifiée. Mais au-delà de l’émotion, il faut clairement poser la question de la responsabilité politique et morale de ce crime. Car cette horreur n’est pas le fait d’un « fou isolé ». Il s’agit d’un crime politique qui a été attisé et alimenté par la vague haineuse de racisme, d’islamophobie et de stigmatisation qui déferle sur l’Europe depuis plus d’une décennie contre les musulmans, désignés comme les principaux boucs émissaires de tous les maux.
Une vague qui, avec la crise capitaliste, a pris une ampleur nouvelle. Son origine se situe bien sûr dans les campagnes savamment orchestrées par les organisations d’extrême droite ou de la nouvelle droite radicale populiste, qui connaissent partout une montée électorale croissante inquiétante. Mais cette campagne a été relayée, cautionnée, légitimée et par là démultipliée par des partis traditionnels en mal d’électorat, par des gouvernements afin de justifier leurs guerres impérialistes ou leurs lois racistes et par des médias et une cohorte « d’intellectuels ».
Ceux qui, depuis des années, délirent sur « l’islamo-gauchisme » et font de la « menace de l’Islam » leur fond de commerce portent également la responsabilité morale et politique du massacre perpétré en Norvège. Il est plus que temps de dénoncer ces dérives, de pointer les responsabilités et de renverser la vapeur, comme nous y invite Aslak Sira Myhre, écrivain norvégien de gauche dans ce texte… (LCR-Web)
Comme d’autres habitants d’Oslo, j’ai déambulé dans les rues et les immeubles attaqués. J’ai même visité l’île dans laquelle furent massacrés les jeunes activistes politiques. Je partage le sentiment de peur et de douleur qui frappe mon pays. Mais la question demeure « pourquoi ? ». Car cette violence n’était pas aveugle.
La terreur en Norvège n’est pas venue d’extrémistes islamistes. Ni de l’extrême gauche, bien que tous deux aient été accusés à plusieurs reprises de constituer une menace interne pour « notre mode de vie ». Jusqu’à aujourd’hui, y compris avec les terribles heures vécues cet après midi du 22 juillet, le peu de terrorisme qu’a connu mon pays est toujours venu de l’extrême droite.
Pendant des décennies, la violence politique dans ce pays a été le privilège exclusif des néonazis et d’autres groupes racistes. Dans les années ’70, ils ont posé des bombes contre des librairies de gauche et contre une manifestation du Premier Mai. Dans les années ’80, deux néonazis ont été exécutés par leur compères, soupçonnés d’avoir trahis leur groupuscule. Au cours de ces deux dernières décennies, deux jeunes norvégiens d’origine immigrée sont morts suite à des agressions racistes. Aucune organisation étrangère n’a tué ou blessé des personnes sur le territoire norvégien, à l’exception du Mossad, les services secrets d’Israël, qui a assassiné par erreur un innocent à Lillehammer en 1973.
Pourtant, malgré ces antécédents éloquents, lorsque cet acte terroriste dévastateur nous a frappé, les soupçons se sont immédiatement portés sur le monde musulman. C’était forcément des « djihadistes ». Cela ne pouvait être qu’eux.
On a immédiatement dénoncé une attaque contre la Norvège et contre « notre mode de vie ». Dès que la nouvelle a été connue, des jeunes femmes portant le foulard ou le hijab et d’apparence arabe ont été verbalement agressées dans les rues d’Oslo.
Et c’est « naturel ». Depuis au moins 10 ans, on nous raconte que la terreur vient de l’orient. Qu’un arabe est, par définition, un suspect. Que tous les musulmans sont marqués par l’intégrisme. Nous voyons régulièrement comment la sécurité aéroportuaire examine les gens de couleur dans des pièces spéciales. Il y a des débats infinis sur les limites de « notre » tolérance. Dans la mesure où le monde musulman s’est transformé en « l’Autre », nous avons commencé à penser que ce qui distingue « eux » de « nous », c’est la capacité de tuer des civils de sang froid.
Il y a également, il faut le dire, une autre raison pour laquelle tout le monde s’attendait à ce qu’al-quaïda soit derrière l’attentat. La Norvège participe à la guerre en Afghanistan depuis dix ans, depuis quelques temps nous intervenons également en Irak et nous larguons en ce moment des bombes sur Tripoli. Quand on participe depuis si longtemps à des guerres à l’étranger, il peut arriver un moment où cette guerre vient vous rendre visite à domicile.
Mais il y a plus. Alors que nous savons tout cela, la guerre fut à peine mentionnée quand nous avons souffert de l’attaque terroriste. Notre première réponse frisait l’irrationalité ; cela devait être « eux », parce qu’ils sont ce qu’ils sont. Moi je craignais que la guerre que nous livrons à l’étranger pouvait arriver un jour en Norvège. Que se passerait-il alors dans notre société ? Qu’arriverait-il avec notre tolérance, dans nos débats publics et, surtout, avec nos immigrés et leurs enfants nés en Norvège ?
Mais ce ne fut pas ainsi. Une fois de plus, le cœur des ténèbres se trouve au plus profond de nous-mêmes. Le terroriste est un homme blanc nordique. Ce n’est pas un musulman mais bien un islamophobe.
Dès que les choses ont été clarifiées, la boucherie est subitement devenue l’œuvre d’un fou. On a cessé de la voir comme une attaque contre notre société. La rhétorique et les titres des journaux ont tout de suite changé. Plus personne ne parle de « guerre ». On parle d’un « terroriste », au singulier et non plus au pluriel. Un individu particulier, et non un groupe indéfini facilement généralisable afin d’inclure des sympathisants ou quiconque entrant dans les préjugés fantaisistes et arbitraires, si commodes lorsqu’il s’agit de musulmans.
Cet acte terrible est maintenant officiellement une tragédie nationale. La question est : les choses auraient-elles été identiques si l’auteur aurait été un fou, certes, mais un fou musulman ?
Je suis, moi aussi, convaincu que l’assassin est fou. Pour chasser et exécuter des adolescents sur une île pendant une heure, il faut vraiment être cinglé. Mais, de même que dans le cas du 11 septembre 2001 ou dans le cas des bombes dans le métro de Londres, il s’agit d’une folie au service d’une cause, une cause tout aussi clinique que politique.
Quiconque a consulté les pages Web de groupes racistes, ou suivi les débats en ligne sur les sites internet des journaux norvégiens se sera rendu compte de la furie et de la rage avec laquelle se diffuse l’islamophobie, la haine vénéneuse avec laquelle des auteurs anonymes crachent contre les « idiots utiles » progressistes et antiracistes et contre toute la gauche politique. Le terroriste du 22 juillet participait à ces débats. Il a été un membre actif d’un des deux grands partis politiques norvégiens, le parti populiste de droite « Parti du Progrès Norvégien ». Il l’a quitté en 2006 pour rejoindre la communauté des groupes anti-musulmans sur internet.
Quand le monde croyait que le massacre était l’œuvre du terrorisme islamiste international, tous les hommes d’Etat, d’Obama jusqu’à Cameron, ont déclaré qu’ils étaient aux côtés de la Norvège dans leur lutte commune contre le terrorisme. Et maintenant, en quoi consiste la lutte commune ? Tous les dirigeants occidentaux ont le même problème à l’intérieur de leurs frontières. Vont-ils livrer avec la même vigueur une guerre contre la montée de l’extrémisme de droite, contre l’islamophobie et contre le racisme ?
Quelques heures après l’explosion de la bombe, le premier ministre norvégien, Jens Stoltenberg, a déclaré que notre réponse à l’attaque devait être plus de démocratie et plus d’ouverture. Si l’on compare avec la réponse de Bush face aux attaques du 11 septembre, il y aurait des raisons de se sentir orgueilleux.
Mais après la plus terrible expérience qu’ait connue la Norvège depuis la Seconde guerre mondiale, j’aimerai que l’on aille plus loin. Il est nécessaire de s’appuyer sur cet événement tragique afin de lancer une offensive contre l’intolérance, le racisme et la haine, qui sont en croissance, non seulement en Norvège et en Scandinavie, mais dans toute l’Europe également.