7 novembre 2021 | tiré de mediapart.fr-20211107&M_BT=733272004833]
Aucune réflexion économique d’envergure aujourd’hui ne peut se passer d’une réflexion sur les besoins. Au moment où le système productif cherche une « innovation » magique qui lui permette de continuer de produire toujours plus et à maintenir les rapports sociaux sans se soucier des contraintes environnementales, ceux qui prônent la sobriété et la remise en cause de ces rapports doivent nécessairement poser la question des besoins au centre de la société.
En 2019, le sociologue Razmig Keucheyan avait déjà posé les termes du problème dans Les Besoins artificiels (éditions Zone). Cette année, le collectif des Économistes atterrés s’empare à son tour de cet enjeu, par ailleurs difficile, en cherchant à ouvrir des champs concrets. Dans ce livre collectif titré De quoi avons-nous vraiment besoin ? (éditions Les Liens qui libèrent), ils explorent les moyens de poser a priori cette question des besoins.
Derrière les grandes questions évoquées – se nourrir, se loger, se soigner, se cultiver, s’éduquer et produire – se dessine un profond changement de logique. Il s’agit de prendre la question économique à l’envers de la manière dont elle est d’ordinaire posée : partir des besoins pour produire l’essentiel, plutôt que de produire d’abord pour créer ensuite des besoins utiles à la production.
Ce petit livre riche est donc un moyen utile de sortir de l’enfermement intellectuel actuel, dans lequel l’entreprise, le marché et le profit sont considérés comme le point de départ de toute solution, alors même qu’ils sont au cœur du problème. Ouvrir, comme le fait le collectif, la question des besoins de façon concrète, c’est d’abord ouvrir les voies d’une alternative économique et sociale, d’un nouveau « vivre-ensemble » plus respectueux des hommes et de la nature. La coordinatrice de l’ouvrage, l’économiste Mireille Bruyère, de l’université de Toulouse II, répond aux questions de Mediapart sur les finalités et les enjeux de cette question.
Réfléchir aux besoins, c’est d’abord remettre en cause les méthodes de l’économie orthodoxe qui estime que la répartition des ressources est réglée par le marché. À l’inverse, la méthode adoptée dans ce livre est de soumettre l’ensemble du système économique au préalable des besoins.
Mireille Bruyère : Entièrement. Nous avons tenté de rapprocher la question de la production de celle de la consommation, et de les tenir le plus possible ensemble. Une telle méthode permet de renouveler la pensée écologique, sociale et politique, parce que, pendant très longtemps, l’économie s’est constituée autour de l’idée qu’elle n’était qu’une question d’efficacité productive et que les besoins, dès lors, étaient extérieurs à la discipline. Bien sûr, nous restons des économistes, nous ne sommes pas devenus des anthropologues ou des sociologues. Mais si l’on veut renouveler la discipline économique face aux enjeux actuels, il nous faut partir de cette définition des besoins. Car définir les besoins, c’est aussi définir un mode productif et une organisation sociale.
Dans le rapport coordonné par Olivier Blanchard et Jean Tirole, les questions du moment sont uniquement abordées sous l’angle des prix, notamment l’environnement, où l’on propose un prix du carbone pour régler la crise. Pourquoi cette réponse vous paraît-elle insuffisante ?
On peut apporter deux réponses à cela. La première est que, un des points communs des Économistes atterrés, c’est précisément le rejet de cette marchandisation complète de la société. Nous sommes favorables à maintenir des pans de la société en dehors du marché. Mais au-delà de cette critique classique, je pense qu’il faut élargir la question. Par ailleurs, nous avons de plus en plus de mal à définir le contenu de la bifurcation écologique. On se rend compte que l’idée de transition écologique, donc d’une évolution en douceur, est de moins en moins tenable au regard des enjeux. D’où cette idée de bifurcation. Mais, dans ce cas, on ne peut plus s’appuyer sur ce qui est déjà là, en particulier les prix. Si l’on dit que l’on va s’appuyer sur des prix, on va alors s’appuyer sur les coûts existants et les salaires existants.
Au-delà des problèmes méthodologiques liés notamment aux taux d’actualisation qui sont des choix politiques, on voit bien que si l’on part des valeurs économiques déjà instituées, on a beaucoup de chance de ne rien changer. On se contente de rajouter des outils à des institutions qui, déjà, posent problème. Ce que nous avons essayé de faire, c’est de poser la question des institutions elles-mêmes et non pas de rester au cœur de ces institutions économiques.
Dans ce cadre, l’État peut être un outil, mais aussi un frein. On constate désormais que l’opposition habituelle, celle qui oppose le marché à la puissance publique, n’est plus toujours pertinente. Car nous sommes amenés de plus en plus à faire une critique de l’État tel qu’il est aujourd’hui. Le délitement de l’État social, et son remplacement par un État de plus en plus centralisé, autoritaire et bureaucratique, pose de nombreuses difficultés.
On le voit dans le chapitre sur la santé du livre, « Se soigner ». La santé est un service public, mais les politiques de service public posent un problème. Il ne s’agit donc pas simplement d’étendre les services publics, sans réfléchir à leur contenu.
On ne peut donc pas bifurquer sans remettre en cause le cadre général de l’économie.
Oui, et en particulier celui des prix et l’organisation du circuit économique. Si l’économie est au service des hommes, il faut partir de l’extérieur de l’économie, répondre aux questions de ce qu’est le vivre-ensemble et nos valeurs communes pour ensuite voir comment les atteindre. Évidemment, nous partons de là où nous sommes aujourd’hui, mais nous avons fait le pari que le point de départ, ce n’est pas l’économique, c’est ce qui est extérieur à l’économie.
La réponse à une telle démarche est souvent la même : si ce n’est pas le marché qui détermine les besoins, alors il faudra les déterminer de façon autoritaire. Et l’on s’expose souvent à voir resurgir les spectres du soviétisme. Peut-on échapper à cette alternative ?
Comme on vient de le dire, on ne doit pas s’enfermer d’emblée dans une alternative entre le marché et l’État. Notre démarche consiste donc à s’appuyer sur la société civile dans toute sa diversité. Nous essayons de voir ce qui se passe dans cette société civile, qui ne se confond pas avec l’État. Il y aura bien sûr, dans cette bifurcation, un État, plus démocratique, mais l’État n’est pas l’unique représentant de la société civile et de ses besoins. C’est ainsi que nous voulons renouveler la pensée économique. Dès lors, notre critique de l’État ne se situe pas dans une simple alternative au marché, mais bien plutôt dans le cadre d’une démocratisation des institutions.
Le débat doit donc être porté au cœur même des institutions de l’État ?
Déjà, à l’intérieur de l’appareil d’État, il existe des conflits. Ces conflits sont de plus en plus difficiles à mener car le rapport de force pour maintenir des politiques au service de la société civile et non des marchés, des profits ou de la compétition, est souvent défavorable. Mais il est important de souligner que cette lutte se concentre sur un enjeu de différence de rationalité.
Sur la question de la santé, les revendications des soignants ne sont pas que des revendications de salaire ou catégorielles, mais elles portent bien davantage sur la question du sens de ce que sont le soin et le service public de la santé. Il existe là une remise en question de la rationalité managériale qui a infusé dans le service public et qui s’est emparée de la notion d’efficacité.
Ce que disent les soignants, ici, c’est que ce n’est pas de cette efficacité-là dont nous voulons. Il ne s’agit pas de ne pas vouloir être efficace dans l’organisation du travail, mais de s’interroger sur ce qui doit construire cette efficacité. Bien sûr, cela s’articule à des questions économiques, à des questions de moyens. Mais cet enjeu s’inscrit lui-même dans une contestation des finalités du système public.
Le chapitre « Se nourrir » du livre met en évidence un phénomène souvent négligé : le système de production produit lui-même les besoins qui lui sont nécessaires. C’est en cela qu’une pensée des besoins ne peut s’articuler qu’en dehors de ce système même. Mais comment alors traiter de la question de la consommation ?
Cette question donne du sens politique à notre démarche. Nous avons cherché à tout prix à éviter l’idée qui voudrait que poser la question des besoins revienne à stigmatiser des classes populaires qui ne feraient pas ce qu’il faut en termes écologiques. Cela a été le cas lors du mouvement des « gilets jaunes », où l’on a entendu qu’il fallait des politiques coercitives car ces gens ne voulaient que consommer. Notre démarche consiste au contraire à dire qu’il existe un lien fort entre production et consommation, et que le sens de ce lien est l’expansion et l’accumulation générale des profits. Et, en réalité, ce que l’on observe, c’est que la hausse du pouvoir d’achat s’accompagne d’une plus forte contrainte à la consommation. Les classes les plus modestes ont de plus en plus de dépenses pré-engagées ou contraintes. Ainsi, si le pouvoir d’achat d’un ouvrier est plus important que dans les années 1960, sa capacité d’arbitrer et de choisir est beaucoup plus réduite.
Le mode de production nous enferme dans des filières et des systèmes : on le voit dans les questions numériques. On a donc une quantité énorme à consommer sans avoir la vraie possibilité du choix. Cela remet en cause la vision de l’économie classique, selon laquelle le choix appartient au consommateur et l’économiste ne fait que constater ledit choix. Mais il n’y a pas de vrai constat des besoins. Au reste, l’expérience de la Convention sur le climat a montré que lorsque l’on demande aux gens ce dont ils ont vraiment besoin, ils ne répondent pas, comme on peut s’y attendre, par toujours plus de consommation.
Cela modifie profondément la nature des choix que l’on est amené à faire : le choix passif du consommateur face aux produits n’est pas celui de la collectivité face à la production.
Il faut effectivement comprendre le choix, non pas comme consommateur face à deux produits identiques ayant des marques différentes, mais comme choix politique que nous prenons collectivement. Nous avons insisté sur le fait que nous devons placer la question des besoins au niveau de l’ensemble de la société. Ce sont des choix globaux : dès que l’on identifie un usage et une consommation, la question de savoir comment les produire, et donc selon quels rapports sociaux, se pose immédiatement. Il y a une responsabilisation de la consommation vis-à-vis des rapports sociaux.
Cela mène à une forme de conscience : si l’on consomme de façon irréfléchie des produits, cela conduit à des irresponsabilités et à une course à toujours plus de croissance. On le voit effectivement dans l’agriculture, où les innovations visent l’augmentation à la fois de la rentabilité et de la consommation.
Cette critique globale inclut par conséquent celle des modalités de production, qui est l’objet d’un chapitre que vous avez cosigné, « Produire ensemble ». La première question qui surgit, cependant, est de savoir si la forme entreprise est capable de saisir ce changement de priorité ?
Telle qu’elle existe aujourd’hui, la forme entreprise pose effectivement problème. D’autant que ce n’est pas une forme juridique qui est capable d’englober l’ensemble des travailleurs qui sont effectivement subordonnés aux institutions productives. On sait que l’on est dans des systèmes intégrés qui lient les travailleurs les uns aux autres dans des formes juridiques floues et que les grandes entreprises dominent la chaîne globale de valeur. Résoudre ce problème est cependant très complexe et demanderait des forces importantes au niveau international pour conduire à des relocalisations. Mais le problème est aussi un problème d’ingénierie, car les problèmes techniques ne doivent pas être sous-estimés.
On a depuis longtemps fait des propositions pour donner plus de démocratie dans l’entreprise, de pouvoir aux salariés, jusqu’à la coopérative même. C’est sans doute un horizon, mais avant, on peut renforcer les droits des salariés non seulement dans la répartition des salaires, mais aussi dans la définition des stratégies. Mais il s’agit aussi de faire intervenir les usagers, les consommateurs, les membres des collectivités territoriales. Il s’agit donc là encore de rapprocher la production et la consommation.
Ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut rien envisager sous une forme mondialisée. La première condition, c’est la relocalisation.
Vous identifiez d’ailleurs dans le chapitre trois grands obstacles à tout vrai changement : la mondialisation, la concentration et la financiarisation. Être conscients de ces obstacles, c’est déjà pouvoir avancer vers la bifurcation ?
Notre démarche cherche effectivement, sur le plan politique, à définir cet objectif de production à partir des besoins et à identifier les verrous à cette évolution. Et on met en avant des verrous qui, souvent, sont moins pris en considération comme la taille des entreprises ou les politiques de relocalisation. Il me semble important de ne pas les oublier.
On voit parfois que l’on échoue sur les questions économiques parce que, par exemple, on ne s’est pas interrogés sur la manière dont on relocalise. Les savoirs productifs des travailleurs, mais aussi des ingénieurs et des cadres, sont essentiels à ces transformations. On sait que le basculement de ces deux dernières catégories a été la clé dans la victoire du néolibéralisme, il semble donc important que la lutte politique porte aussi sur ce point.
Chaque chapitre du livre dessine en creux les limites du système actuel, condamné à une forme de fuite en avant qui n’apporte, dans les faits, aucune solution.
On le constate partout. Ce que nous avons voulu montrer, c’est que, s’il y a la possibilité d’une fuite en avant, c’est qu’il y a des inégalités. Ce n’est pas seulement que le modèle productif produit des inégalités comme un effet indésirable, c’est qu’il a besoin de ces inégalités comme condition de son effectivité. Il n’y a pas, par exemple, de possibilités de développement des plateformes numériques sans les inégalités qui permettent de fournir de la main-d’œuvre pour les emplois de livreurs.
La fuite en avant est ancrée dans les institutions productives. Ce qui conduit à un effort nécessaire de penser la sortie, même si, ensuite, l’essentiel reste à faire. Il ne s’agit donc pas de sortir de l’économie pour la détruire. Mais pour avoir une bonne économie, saine, il faut articuler l’intérieur et l’extérieur de cette économie. Et il s’agit ensuite de soumettre cela au débat public. Nous proposons une vision des besoins sociaux et écologiques, et on espère que la société civile s’en saisisse pour qu’un débat se développe.
Revenons aux services publics. C’est un champ important qui est censé se situer en dehors de la marchandisation de la société et qui, donc, repose en théorie sur une définition a priori des besoins. Mais pour y parvenir, ne faut-il pas autant désétatiser que démarchandiser les services publics ?
Les travaux de Fabienne Orsi, qui a écrit le chapitre « Se soigner » avec Benjamin Coriat, montrent que la propriété publique est effectivement devenue la propriété d’État. La question fondamentale est donc : comment peut-on mettre la notion de communs dans le service public ? Il ne s’agit pas d’affaiblir les services publics comme certains le craignent, mais au contraire, il s’agit de les protéger et les renforcer. Car alors les services publics répondront réellement aux besoins de la société. C’est pourquoi le terme « désétatiser » me semble une bonne façon d’exprimer ce que l’on a voulu dire pour les services publics. Cela revient à dire qu’il faut démocratiser le service public et le rendre plus proche des citoyens.
Cette démocratisation passe aussi par une remise en cause du contenu des services publics. On l’a évoqué pour la santé, mais c’est aussi vrai pour l’éducation ?
Oui, le grand projet de l’éducation, c’est l’émancipation des jeunes, c’est en faire des citoyens. Aujourd’hui, on voit que cela est complément écrasé par des objectifs de compétitivité, de compétences et de rentabilité des formations. C’est une forme de marchandisation rampante qui est encouragée par l’État. Et c’est cela qu’il faut remettre en question.
Cette définition a priori des besoins ne s’oppose-t-elle pas à l’un des grands thèmes de l’élection présidentielle actuelle : le pouvoir d’achat. Ne faut-il pas d’abord interroger le contenu de ce qu’on peut acheter ?
On est clairement ici sur la crête. Il ne faut pas avoir un discours centré sur l’augmentation générale des salaires. L’objet n’est pas d’augmenter la consommation sans s’interroger sur la nature de cette consommation. C’est pourquoi je pense que l’enjeu est l’aplatissement des inégalités. C’est d’ailleurs un projet qui était au centre des premiers mouvements ouvriers : définir des écarts salariaux et des salaires maximaux. Évidemment, il faudra relever les salaires les plus faibles, ceux qui sont souvent les plus utiles. Mais en assurant un niveau de vie décent, il faudra combattre les inégalités par le haut.
Finalement, partir des besoins, c’est remettre en cause l’organisation capitaliste de la production, celle où la priorité est donnée à la production de profits et à l’accumulation ?
Si l’on prend l’ensemble de nos propositions, de nombreux fondements du capitalisme sont effectivement remis en cause.
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