Pouvez-vous revenir sur les origines du rapport Le Génocide de 1994 – L’usage de la dette extérieure du Rwanda (1990-1994)1 ?
Il faut savoir qu’à l’époque (début des années 90), j’étais très actif sur la question de l’Afrique centrale et je suivais la situation tant au Congo et au Rwanda qu’au Burundi. Avant le déclenchement de la guerre au Rwanda, j’étais extrêmement préoccupé par la situation du pays. J’avais essayé d’alerter le public par le biais des ONG pour une meilleure conscience des persécutions toujours plus nombreuses contre la minorité tutsie. Cela n’était pas facile car, dans l’esprit de beaucoup de personnes, non seulement du côté des autorités belges mais également parmi nombre d’ONG, le Rwanda était considéré comme une sorte de protectorat de la chrétienté, une attitude très paternaliste vis-à-vis de ces pauvres Rwandais.
C’est une vieille histoire qui date de la période coloniale belge, durant laquelle l’Église catholique était extrêmement impliquée. Dans ce contexte, le Mouvement ouvrier chrétien s’était implanté durablement et estimait que le Rwanda présentait une structure féodale dans laquelle les Hutus constituaient une sorte de lumpenprolétariat. Il fallait donc émanciper ce peuple, notamment par le biais de la puissance émancipatrice de l’Église et des syndicats chrétiens. Cette force très interventionniste a soutenu ce qu’on va nommer « la révolution sociale de 1959 »2, évènement qui va s’accompagner des premiers exodes de Tutsis.
À la fin des années 80, alors que les tensions sont de plus en plus fortes, après un débat, le CNCD envoie une mission de juristes (dont Éric Gillet) pour aller voir ce qui s’y passe (1992). Cette mission va revenir avec un rapport extrêmement inquiétant sur la dérive du système rwandais (militarisation, constitution de milices, privilèges à l’Église, exactions à l’égard des familles tutsies…). La situation ne fera qu’empirer, si bien qu’un an plus tard, une mission du CNCD repart en association avec Survie France, présidée alors par Jean Carbonare. Ils reviennent avec un rapport alarmant, qui sera présenté à la presse3. Cela signifie que la question du génocide était très discutée dans le monde des ONG, notamment sous l’influence catholique. Le rapport que nous avons effectué après le génocide avait pour but de prouver la préméditation de ce qui allait constituer ce dernier et d’établir des responsabilités, notamment en ce qui concerne son financement.
Financement relié à une série de prêts internationaux ?
En effet, nous voulions, à travers ce rapport, rétablir la vérité en établissant des faits démontrant les négligences de la Banque mondiale qui recevait de nombreux prêts (dont ceux de la Belgique) à destination du Rwanda avant le génocide, ainsi que des falsifications des ministères rwandais qui masquaient les véritables bénéficiaires des sommes allouées (en particulier le ministère de la Défense). Or, dans le bureau du ministre des Finances se trouvait en permanence un représentant du FMI qui ne pouvait ignorer ce qu’il se tramait. Car tout achat devait passer par le Ministère des Finances. Impossible de ne pas voir les achats démesurés de machettes et de matériel destinés à servir durant le génocide. À la fin de ce dernier, l’exode organisé par les autorités génocidaires dans un contexte de guerre et de chaos a permis à de nombreux responsables, notamment de la Banque Nationale, de l’armée, de partir avec nombres de preuves.
Et tout ça avec l’appui de la France ?
Tout à fait, sous la protection de l’Opération Turquoise4 menée par la France mais également avec l’appui de la Belgique. À l’époque, la Belgique a repris sa coopération, notamment militaire, avec Mobutu et lui envoie des avions chargés d’armes. Armes en partie déviées vers Goma pour être mise à disposition des réfugiés le long de la frontière. Or, parmi ces réfugiés, se trouvaient de nombreux génocidaires décidés à terminer le « travail ». Ce rapport apporte donc notre pierre à l’édifice d’une information objective quant au déroulement des évènements.
Qui en a eu l’idée ?
Après le génocide, certaines personnes travaillant au Ministère des Finances découvrent que tout a été préparé et détourné depuis les années 1990. Ils vont donc faire appel au PNUD pour une étude sur les financements du génocide. J’ai ainsi été contacté en 1996, car entre-temps, nous avons combattu le négationnisme, notamment en dénonçant l’exfiltration des génocidaires par l’Église Catholique. J’ai donc contacté Michel Chossudovsky5 avec qui j’avais déjà collaboré auparavant. Par la suite, nous avons eu accès à l’ensemble des ministères, grâce à un ordre présidentiel du prédécesseur de Kagamé (qui était Hutu et par ailleurs membre du FPR). Nous étions aidés par Jean Carbonare, qui avait un statut de conseiller du président et qui avait donc des facilités pour nous aider dans les formalités pratiques.
Le Rwanda était administré selon le modèle belge. Il existait donc des documents dans toutes les administrations. Or, quand le gouvernement génocidaire est parti en exil, il n’a pas eu le temps de tout détruire et de tout brûler. Avec Michel Chossudovsky, nous avons découvert des caves remplies de documents que nous avons identifiés et recoupés. Le président avait mis à notre disposition un coffre à la Banque nationale afin d’y conserver ces documents en sécurité pendant nos absences du pays. Heureusement, Michel décida de photocopier tout document qui relevait d’une importance particulière, copies que nous emmenions avec nous lors de nos voyages retours vers nos pays respectifs. Or, avant notre troisième arrivée au Rwanda, le coffre avait été ouvert et entièrement vidé. En effet, parmi les fonctionnaires restés en place, figuraient de nombreux génocidaires. Lors du tribunal d’Arusha, de nombreuses preuves ont ainsi été réfutées car nous ne pouvions apporter que des photocopies des documents originaux dérobés.
À la lecture de ce rapport, vous insistez (jusque dans son sous-titre : La responsabilité des bailleurs de fonds), sur les responsabilités des créanciers dans le génocide.
En effet, dès le départ, nous voulions poser cette question des responsabilités. Une fois celles-ci définies, il était clair que le Rwanda n’avait pas à rembourser une dette de près d’un milliard de dollars, qui n’était pas seulement une dette de guerre mais une dette de génocide (ce qui rentre parfaitement dans le concept de dette odieuse). Ainsi, au-delà du non-paiement, il devait être question d’indemnisation des victimes (qui n’aura d’ailleurs jamais lieu, tout comme une certaine considération pour ces victimes). Il faut continuer à se battre pour cette indemnisation. Le Rwanda a choisi un certain modèle de développement, auquel d’ailleurs les États-Unis et l’Angleterre vont contribuer activement. Quelle ne fut pas donc ma déception de constater qu’une fois au pouvoir, Kagame a contacté la Banque mondiale et le FMI, leur a montré notre rapport afin de négocier des prêts assortis de bonnes conditions, dans le but de faire redémarrer le pays (ce qui constitue à mon sens une insulte vis-à-vis des victimes). Par la suite, j’ai été invité par le parlement pour y présenter notre rapport. Cela donna lieu à un moment d’extrême émotion, qui aurait sans doute pu remettre en cause le paiement de la dette dans un autre contexte que celui d’un parti unique qui prend le pouvoir dans une situation de pays post-génocidaire.
On peut en fait considérer la rédaction de ce rapport et les recherches qui l’accompagnaient comme un travail d’audit. L’audit étant au centre de la stratégie du CADTM, quelle a été la collaboration avec ce dernier ?
Bien qu’étant en contact avec le CADTM (Éric Toussaint suivait cette affaire de très près) nous avons rédigé ce rapport à nous deux. Mes liens avec le CADTM étaient davantage liés à la création du réseau, quelques années auparavant lors de sa création, ainsi que lors des prémisses du mouvement altermondialiste. Le grand mérite du CADTM est d’avoir introduit une grande rigueur dans la critique sans concession du capitalisme compradore qui est jusqu’à aujourd’hui l’ennemi principal. C’est donc une avant-garde qui continue à faire un excellent travail. À travers ce dossier, au-delà de la dette, ce que nous voulions démontrer était la manière dont le FMI assiste les États dans la présentation de leurs comptes, permettant aux uns de pouvoir bénéficier de nouveaux prêts et à d’autres d’en être privés. C’est d’autant plus important que l’analyse des comptes peut s’avérer une tâche complexe, d’où l’intérêt de faire appel à des personnes compétentes (comme Chossudovsky).
On voit donc que, si ce rapport a une forte utilité d’information, il n’a malheureusement pas été utilisé pour revendiquer l’annulation de la dette du Rwanda.
Un des principaux intérêts de l’audit est de vérifier la partie de la dette qui sert à la population. Mais une fois l’audit réalisé, il faut inévitablement un levier politique derrière ce dernier. Alors, il s’agit bien de rapports de force. Est-ce que ces pays ont la volonté d’aller jusqu’au bout de ce rapport de force ? Ont-ils la possibilité de l’établir ? Dans le cas de la Grèce, par exemple, on a pu voir le peu de solidarité que les Grecs ont reçu lors de leur bras de fer avec les créanciers. L’audit est un instrument mais il faut de la volonté politique et de la mobilisation populaire pour qu’il aboutisse à une annulation pure et simple, à l’image de ce qui s’est passé en Équateur en 2008.
Interview de Pierre Galand par Renaud Duterme
Publié sur le site du CADTM
Notes
1 Disponible sur http://www.cadtm.org/Le-Genocide-de…
2 Loin d’être une révolution sociale, ce terme décrit plutôt un transfert ethnique du pouvoir au profit des élites hutues, lequel va s’accompagner de massacres et de pogroms contre la population tutsie.
3 Notamment dans un passage bouleversant au journal télévisé de 20h sur France Télévision.
4 Opération militaire organisée par la France près de 3 mois après le début du génocide. Outre le côté pour le moins tardif de l’opération, officiellement pour mettre fin au génocide, elle a également permis d’exfiltrer vers le Zaïre voisin de nombreux génocidaires.
5 Économiste canadien fondateur et directeur du Centre de recherche sur la mondialisation à Montréal