Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Turquie

Présidentielles turques : coup d’arrêt pour Erdogan

La Turquie a connu ses premières élections présidentielles au suffrage universel direct en deux tours (comme en France) le 10 août. Recep Tayyip Erdogan, premier ministre sortant a remporté le scrutin au premier tour avec 52 % des voix face à Ekmeleddin Ihsanoglu (38 %), candidat commun du CHP (Parti Républicain du Peuple, membre de l’Internationale Socialiste, de « centre-gauche » nationaliste) et du MHP (Parti du Mouvement Nationaliste, extrême-droite turque) et Selahattin Demirtas (10 %), député kurde soutenu par une partie de la gauche radicale.

Le décalage entre les commentaires superficiels en France et l’évolution de la situation en Turquie a rarement été aussi important : alors que les chaînes d’informations en continu françaises titraient sur un Erdogan « confortant » son pouvoir à l’annonce des résultats des élections présidentielles, il ressort plutôt que ce scrutin est un coup d’arrêt pour le régime de l’Etat-AKP (Parti de la Justice et du Développement, conservateur-ultralibéral-nationaliste, au pouvoir). Encore faut-il observer le fonctionnement du régime en place, la situation sociale et économique après une année de mobilisations, le contexte de ces élections et examiner réellement le détail des résultats.

Le contexte : de Gezi à Soma, politisation et vigueur des mouvements sociaux face au parlementarisme autoritaire.

La Turquie est un régime de parlementarisme autoritaire, c’est-à-dire qu’il existe effectivement des élections concurrentielles à l’échelle locale et nationale. Mais il s’agit de l’unique caractéristique rapprochant la Turquie du modèle, lui-même insuffisant, de la démocratie bourgeoise-parlementaire. Le « reste » des caractéristiques du régime turc se rapproche de l’autoritarisme avec un parti au pouvoir n’hésitant pas à avoir recours à différentes formes d’intimidation, des chaînes d’Etat et la plupart des médias privés devenus de simples relais du gouvernement, une police désormais complètement aux ordres et s’assumant comme une milice aux ordres du gouvernement, une armée domestiquée, une répression féroce contre tout mouvement social … Cet autoritarisme sert un projet dont les traits sont l’ultralibéralisme, basé sur une économie d’export et le crédit public et privé avec une accumulation de capital inédit pour le pays, et le conservatisme avec des attaques continues contre les droits des femmes.

Les élections présidentielles ont été une caricature de ce parlementarisme autoritaire : il y a effectivement eu plusieurs candidats qui ont pu critiquer le gouvernement en place… Mais dans le même temps, les possibilités de candidatures étaient limitées, il n’y avait aucun véritable encadrement des dépenses de campagne, ladite campagne fut officiellement très courte, l’accès aux médias fut extrêmement inégale, des irréguliers du gouvernement n’hésitèrent pas à attaquer des meetings adverses et Erdogan mobilisa absolument toutes les ressources disponibles en sa faveur, n’hésitant même pas à enrôler la hiérarchie religieuse des minorités religieuses qu’il insultait par ailleurs ni à instrumentaliser la question palestinienne. Ce puissant investissement du régime indique l’enjeu que représente ce scrutin après une année marquée par la mobilisation démocratique de masse dite de Gezi, sa suite lors de l’immense manifestation pour les obsèques du petit Berkin Elvan tué par la police et le mouvement de solidarité suite au désastre minier de Soma. Le régime a également été ébranlé par sa lutte avec son ancien allié, la confrérie de Fetullah Gülen, qui a utilisé ses positions acquises dans la police et la justice pour diffuser des enregistrements prouvant la corruption du pouvoir en place.

Cet ébranlement a été manifeste lors des élections locales de mars durant lesquelles l’AKP a eu recours pour la première fois à l’expédiant de la fraude pour préserver de justesse la mairie d’Ankara ce dont il n’avait pas eu besoin jusque-là.

Erdogan en dessous de son objectif, des perspectives pour la gauche radicale

Une lecture superficielle vue de France comprend 52% au premier tour comme un grand succès et un « exploit » vu les événements traversés par la Turquie en 2013-2014. Comment se fait-il qu’après de telles mobilisations, des scandales à répétition, l’incurie totale du gouvernement lors du désastre de Soma, Erdogan n’a pas été battu ?

Une explication fondamentale est que la mobilisation démocratique de juin 2013 n’a touché qu’une population déjà hostile à Erdogan sans toucher l’essentiel de sa clientèle. Pourtant, ce mouvement a été fondamental dans la mesure où cette mobilisation a politisé, donné un caractère principalement démocratique à cette hostilité, a changé l’atmosphère du pays.

Erdogan a mené une campagne, comme d’habitude, extrêmement agressive mêlant nationalisme, machisme, intimidation, très conservatrice-religieuse, manipulation de la question palestinienne.

Quant au score de 52%, il faut le mettre en lien avec l’inégalité structurelle entre candidats lors de cette élection, encore bien plus forte que lors d’élections bourgeoises comme en France, les moyens mises en œuvre par le gouvernement et le comparer aux législatives de 2011.

Le principale candidat d’opposition était Ekmeleddin Ihsanoglu, inconnu du grand public, mena une campagne absolument insipide et creuse. Il ne pouvait d’ailleurs pas faire autrement puisqu’il était choisi comme un simple dénominateur commun par les deux principaux d’opposition parlementaire, CHP et MHP. Son score est décevant puisqu’il est en-dessous du cumul CHP+MHP de 2011.

Le troisième candidat, Selahattin Demirtas, député du HDP (Parti Démocratique des Peuples, issu principalement du mouvement kurde avec la participation de courants de gauche)[1] et soutenu par des organisations de gauche radicale externe au HDP, mena une campagne dynamique avec un discours remarquable. Sa campagne ne joua d’aucune ambiguïté envers l’AKP au-contraire du scrutin local de mars et s’ancra à gauche.

Demirtas défendit bien sûr les demandes du peuple kurde en Turquie, une question absolument centrale, mais son discours se situa dans la suite des mobilisations de l’année, a été élargi à une démocratisation générale de la société, la défense de l’ensemble des opprimé-e-s (y compris les LGBTI ! Ce qui est remarquable à ce niveau d’audience en Turquie), pour les droits des femmes et s’appropria la thématique de classe. Ses qualités d’orateur et son humour contribuèrent à sa campagne. Cette campagne de qualité s’est traduite par un score de 10% en nette progression par rapport aux candidats « indépendants » de 2011. Si son score se consolide dans les bastions du mouvement kurde, la hausse est proportionnellement très forte dans les départements de l’ouest du pays et à Istanbul, ce qui ne peut être imputé aux seuls kurdes vivants dans ces localités. Cela montre que son électorat a dépassé la population kurde.

Pour comparer ces résultats avec 2011, il faut d’abord préciser une chose : le score d’Erdogan ne doit pas seulement être comparé avec celui de l’AKP mais également avec celui de petits partis qui se sont présentés aux législatives de 2011 et qui l’ont soutenu pour les présidentielles (ou ont fusionné avec l’AKP), or ces petits partis représentaient un cumul de 3.8% en 2011. C’est ce que nous désignerons par « Bloc Erdogan ». Le « Bloc Ihsanoglu » est composé du MHP et du CHP et de petites formations cumulant moins de 1%. Le « Bloc Demirtas » correspondait en 2011 aux « candidats indépendants » de la campagne des « mille espoirs »[2].

Un premier constat est le niveau de participation relativement faible pour la Turquie (75,6% seulement), le deuxième est que le seul bloc à augmenter son nombre de voix en valeur absolue est le Bloc Demirtas.

L’examen des résultats locaux confirme ces observations : effritement du bloc Erdogan, Ihsanoglu en dessous du cumul CHP+MHP, bonne performance de Demirtas. (Pour des résultats détaillés voir https://www.ensemble-fdg.org/content/prsidentielles-turques-coup-darrt-pour-erdogan )

L’ensemble de ces résultats pointent que l’AKP a entamé sa phase de repli électoral, les scores obtenus ne donnent pas une légitimité supplémentaire à Erdogan pour renforcer encore plus son emprise, ce qu’il n’ignore pas. Toutefois, il ne faut donner aucun crédit à une quelconque expression de pseudo-apaisement par l’AKP. Confronté à ses limites, à un ralentissement économique conjugué à un fort endettement, piégé par son soutien à « l’Etat Islamique », désireux de maintenir sa mainmise sur le pouvoir politique et l’enrichissement que cela lui procure, le régime Erdogan n’a pas d’autre échappatoire que d’accentuer son autoritarisme pour ne pas tout perdre. La surexploitation économique continuera à s’articuler avec les provocations conservatrices qui sont tout sauf un hasard. Elle peut compter sur l’incurie structurelle de l’opposition bourgeoise turque, le Bloc CHP+MHP ne peut rien proposer, ni faire pour changer quelque chose, il a seulement bénéficié d’être un dénominateur commun minimal pour une partie de la population qui sort à peine du néant politique. Rien ne peut sortir de ces 38%, simple addition statique.

Au contraire, le score Demirtas illustre qu’une jonction entre le mouvement kurde et la gauche radicale est non seulement possible sur une orientation d’émancipation mais que, de plus, cette orientation trouve désormais un certain écho dans la population. Les 10% de la campagne sont donc indicateur précieux, un potentiel premier pas vers une dynamique positive.

La tâche et les responsabilités sont ainsi immenses pour la gauche radicale de Turquie au sortir de ce scrutin. Mais, contrairement à il y a quelques années, cette responsabilité existe désormais réellement. C’est déjà un immense pas en avant.

Notes

[1] Cet ancien responsable de la Ligue des Droits de l’Homme de Diyarbakir a fait un passage en prison, comme un certain nombre d’élu-e-s kurdes, suite à sa condamnation en 2010 pour « propagande terroriste » après avoir dit que « le rôle d’Abdullah Öcalan (leader emprisonné du PKK) doit être prise en compte dans la résolution de la question kurde »….

[2] La loi électorale turque met un barrage antidémocratique de 10% à l’échelle nationale pour qu’un parti entre au parlement. Afin de contourner cette règle, le mouvement kurde et des formations de gauche radicale ont présenté des « candidats indépendants » se présentant individuellement et non sur des listes, ils obtinrent ainsi une vingtaine d’élu-e-s.

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