Stephen Harper a adopté un comportement embarrassant face à la crise ukrainienne. Il diabolise Vladimir Poutine et radicalise toujours son discours. Les États-Unis doivent s’en réjouir, eux qui ont créé cette crise au point de départ et qui semblent encore croire pouvoir gagner quelque chose en isolant la Russie. Mais il n’est pas évident que M. Harper soit conscient ou se préoccupe de ce que sont les enjeux géopolitiques dans cette affaire. Pousser la Russie à faire allégeance à la structure mondiale sur la monnaie pourrait bien en être un.
Lorsqu’il a annoncé, depuis le minable centre de commandement fédéral, l’envoi de six avions de chasse CF-18 pour soutenir les manœuvres de l’Otan dans l’est de l’Europe, les généraux qui l’entouraient avaient l’air bien embarrassés. Qui voudrait se faire le champion d’un politicien peu crédible ? Il a eu une réaction démesurée. Et si nous allions nous joindre à nos alliés pour une autre guerre mondiale plutôt que de nous engager dans ce qu’un expert nomme « une posture de plus » ?
Est-ce que M. Harper n’est que le fou du roi dans la cour américaine ? Il ne fait que fulminer et divaguer à propos des soit disant expansionnisme et impérialisme russes. Par contraste, il contribue à donner à la position américaine un air raisonnable. Il déclare : « Quand une super puissance agit de manière impérialiste et militairement aussi agressive, elle représente une menace significative pour la paix et la stabilité dans le monde. Il est temps d’en reconnaitre la profondeur et le sérieux ».
Il est difficile de savoir ce qui se passe au juste dans l’esprit enfiévré du premier ministre. Cette fois-ci, il semble complètement déconnecté, dans un état entre la paranoïa et le narcissisme. Il est assez clair que l’application d’une politique étrangère sérieuse se fait toujours en tenant compte des humeurs de l’électorat. Il est toujours possible que les attentes de M. Harper en regard des retombées nationales de sa politique face à la crise ukrainienne puissent se produire par inadvertance en quelque sorte.
Il est intéressant de noter que M. Harper ne parle presque jamais de ce qui se passe réellement en Ukraine. L’idée que la Russie veuille occuper ce pays ou l’envahir pour protéger les Russes qui y vivent, est loin de la réalité. La dernière chose que la Russie cherche c’est de prendre la responsabilité d’une des pires situations de toute l’Europe. L’Ukraine est un pays en déliquescence, tous ses politicienNEs sont corrompuEs à des degrés divers, il est au bord de la faillite, il n’a pas de service de police digne de ce nom, ses infrastructures s’effondrent, sa base industrielle est désuète, le chômage y est massif et son système légal est dysfonctionnel. Poutine est trop heureux de voir les États-Unis et l’Union européenne tenter de remettre les morceaux en place. Mais, il faudrait des dizaines d’années et 10 milliards de dollars pour ne régler que les problèmes de l’eau courante.
Dans la situation actuelle, l’Ukraine ne sera jamais invitée à se joindre à l’Union européenne. Celle-ci deviendrait directement responsable de son sauvetage financier. Et l’idée qu’elle pourrait intégrer l’OTAN maintenant serait vue comme une folie, une provocation envers la Russie qui répondrait en coupant les ventes de gaz naturel à l’Europe de l’ouest. Alors, M. Poutine peut, en bon oligarque, confortablement regarder le FMI imposer ses restrictions fiscales à un pays déjà à genoux. Et, bien sûr, il peut jouer sur les prix du gaz à sa guise n’importe quand. Les prescriptions de coupures radicales dans les programmes gouvernementaux assénées par le FMI, pourraient provoquer des soulèvements populaires. Les partis fascistes gouvernementaux, pourraient en tirer crédit d’autant que la thèse du coup d’État inspiré par les États-Unis prend de la consistance. Il se pourrait aussi que les Ukrainiens de souche se tournent contre l’Union européenne rendant sa tâche pour rétablir la stabilité encore plus difficile.
Il est très peu probable que M. Poutine intervienne pour protéger les Russes de l’est de l’Ukraine ne serait-ce que parce qu’une telle opération pourrait finir dans un bain de sang. Il optera plutôt pour la mort de quelques centaines de militantEs dans les rangs séparatistes, ce qui renforcerait sa position face à l’Ouest : il aurait ainsi remporté une victoire. En plus il aurait fait un pas de plus vers la structuration des enjeux alors qu’augmentent les inepties et la brutalité du gouvernement illégal de Kiev qui déteste la Russie et les Russes. Il a bien plus d’avantages à ne pas jouer les mauvais garçons en intervenant militairement et à laisser les États-Unis et l’Union européenne de débrouiller avec une telle crise et les dommages qui affectent le peu de crédibilité qui reste à l’OTAN.
Pendant ce temps toute cette opération de diabolisation de Vladimir Poutine masque un enjeu majeur qui est en train de se jouer. Le Président russe travaille en ce moment à créer un « pétrorouble » et à dissocier ses exportations de pétrole et de gaz du dollar américain dans les transactions internationales.
On peut raisonnablement avancer que cette question des futurs pétro roubles est un enjeu global beaucoup plus important pour les États-Unis que tout ce qui peut arriver en Ukraine. Mais les efforts américains pour isoler la Russie en ce moment, servent à accélérer le processus. Cela la pousse aussi à chercher sa future prospérité à l’est plutôt qu’en Europe. Elle s’allie à la Chine pour son marché du gaz et comme partenaire pour affaiblir le pétro dollar. La Chine a pris la tête de cette bataille. Son yuan est la deuxième devise la plus utilisée dans les transactions internationales, devant l’euro. Elle a ouvert récemment « deux centres de traitement des flux commerciaux en yuan, un à Londres et l’autre à Frankfort ».
On regroupe sous l’acronyme BRICS les économies émergentes du Brésil, de la Russie, de l’Inde, et de l’Afrique du sud. Selon le journaliste Peter Koenig, « D’autres pays, spécialement les BRICS et les BRICKS associés pourraient d’ici peu suivre, s’accommoder, joindre leurs forces à la Russie et abandonner le pétro dollar comme unité de transaction pour le pétrole et le gaz. Cela représente des milliers de milliards de perte de demande de pétro dollars par année, (…) et dire que cela créerait un trou important dans l’économie américaine est vraiment peu dire. (…) La nouvelle devise créée par les BRICS et BRICKSA entrainerait un tout nouveau système de paiement internationaux, remplacerait les actuels systèmes d’échanges SWIFT [2] et IBAN [3] et mettrait fin à l’hégémonie de…la Banque des règlements internationaux à Bâle en Suisse.
Cette possibilité que le dollar américain cesse d’être la devise officielle du commerce international est de loin la plus grande menace à l’hégémonie des États-Unis dans le monde. Cela transformerait sa dette virtuelle de 17 trillions de dollars en véritable dette, sans tenir compte de ses engagements non financés. Jusqu’à maintenant, l’énorme demande internationale pour le dollar a permis aux Américains d’accumuler des dettes colossales sans problèmes de paiements. Ce gouvernement est en état de panique en ce moment devant l’entreprise de la Russie, de la Chine et des autres pays des BRICKS. On a l’habitude de dire que le dollar est supporté par le Pentagone. Ce genre de plan pour s’éloigner du dollar américain, commun à trois autres pays leur a valu les foudres de la politique extérieure américaine et ses interventions militaires. En Lybie, Mohamar Khadafi planifiait le développement d’une devise-or pour toute l’Afrique. L’Irak prévoyait de se défaire du dollar américain pour les transactions d’exportation de son pétrole. L’Iran envisageait d’en faire autant. D’ailleurs les sanctions qui lui ont été imposées ont plus à voir avec cet enjeu qu’avec n’importe quel autre.
La Russie, la Chine, le Brésil et l’Inde sont des pays d’un autre niveau que ceux-là, hors de la portée des menaces du Pentagone. Les États-Unis ne peuvent presque rien contre le mouvement en cours provoqué en partie par la politique « d’assouplissement quantitatif [4] » et accéléré par l’aventurisme de l’OTAN.
Pour ajouter au casse-tête américain, la Russie est bien placée pour dissocier l’Allemagne des efforts américains et ceux de l’Union européenne pour l’isoler. Les sanctions vont faire mal à la Russie à court terme mais à plus long terme l’avenir s’annonce plus intéressant. Pendant que les BRICKSA sont à élaborer un nouveau système de paiements internationaux, la Chine et l’Allemagne négocient dans une autre initiative qui garantit à la Russie un rôle prédominant dans le plus ambitieux projet de développement économique actuel : la nouvelle route de la soie, qui reliera la Chine à l’Europe. Ce développement devrait être un coup de main important au développement de la Chine de l’Ouest et pour tous les bénéfices de là jusqu’à l’Allemagne.
M. Koenig soutient que : « L’Allemagne, le moteur économique européen, la quatrième économie dans le monde (PIB de 3,6 trillions de dollars américains) qui se trouve à l’ouest des axes commerciaux, deviendra le gigantesque aimant qui va attirer ses partenaires européens vers cette Nouvelle route de la soie. Ce qui se présente comme un gain futur pour la sécurité et la stabilité de la Russie et de la Chine sera une médecine mortelle pour Washington ».
Ainsi, le Président russe, maintenant au sommet de l’approbation publique, est complètement justifié dans son face à face avec l’Est après avoir été provoqué par l’Ouest, n’a plus besoin d’agir. Tout fonctionne à l’avantage de la Russie. Et la guerre qui occupe tant notre Premier ministre ne fait qu’aider M. Poutine ; en le diabolisant il justifie son « pivot » vers l’est.