Tiré d’Afrique XXI.
Le 30 août 2022, lors d’une rencontre avec le Medef, première organisation patronale française, le président béninois Patrice Talon a émis de nettes réserves à l’égard des normes et des valeurs démocratiques. Rompant avec le politiquement correct, il a affirmé ne pas avoir l’ambition de porter « l’expression démocratique » car cela pouvait « conduire à l’anarchie », et que des « mesures autoritaires » étaient parfois « nécessaires » pour assurer le développement économique d’une nation.
Ces déclarations ont suscité des inquiétudes au Bénin, pays autrefois considéré comme un modèle de transition démocratique en Afrique de l’Ouest. Elles font écho aux préoccupations exprimées sans relâche par la société civile et par certains acteurs politiques béninois depuis l’arrivée au pouvoir de Talon, en 2016. En l’espace de six ans, une série de réformes institutionnelles et juridiques ont permis à l’exécutif de bouleverser l’équilibre des pouvoirs au niveau national, aboutissant à l’élection d’une Assemblée nationale à lui toute acquise, au musellement des voix dissidentes et à une restriction sans précédent des droits fondamentaux des travailleurs.
Les propos de Talon n’ont pourtant pas soulevé de tollé chez ses voisins. Dans une Afrique de l’Ouest en proie à une profonde crise démocratique, ils ne choquent pas grand monde. À cet égard, le retour des coups d’État militaires au Mali (août 2020 et mai 2021), en Guinée (septembre 2021) et au Burkina Faso (janvier 2022 et octobre 2022) n’est que la partie émergée de l’iceberg. Nombre d’entre eux ont bénéficié, du moins au début, d’un important soutien populaire dans les capitales et au-delà. Ce mouvement traduit le désenchantement des citoyens face à des systèmes démocratiques de façade qui n’ont pas réussi à améliorer la gouvernance ni à fournir des biens publics.
Deux poids, deux mesures
Au Mali, après trente années de gouvernance inefficace depuis le renversement du régime militaire de Moussa Traoré, en 1991, beaucoup assimilent la démocratie à l’apathie gouvernementale et à la monopolisation de l’appareil d’État par des élites autocentrées. Le manque de fiabilité des processus électoraux a encore aggravé la situation en dégradant la confiance des citoyens dans les élections comme mécanisme de redevabilité. À force, beaucoup voient dans la démocratie un jeu de dupes qui tient le peuple en otage d’une minorité corrompue.
Après le coup d’État de 2020, intervenu dans la foulée d’une nouvelle crise électorale, l’insistance de la communauté internationale pour que des élections soient rapidement organisées a montré l’incapacité à comprendre la désillusion des Maliens face à des scrutins vides de sens. Cela a contribué à les éloigner davantage de la préférence démocratique. Deux ans et une prolongation de la période de transition plus tard, une enquête d’opinion réalisée en avril 2022 dans les centres urbains du pays a révélé que 3 % seulement des personnes interrogées souhaitaient que les autorités de transition fassent des élections une priorité (1). Si les avis étaient relativement uniformes, quels que soient la situation géographique et le niveau d’éducation des personnes interrogées, l’écart avec l’opinion dominante chez les partenaires occidentaux du Mali était abyssal.
En Guinée, les modifications apportées à la Constitution par l’ancien président Alpha Condé pour pouvoir exercer un troisième mandat ont ouvert la porte au coup d’État militaire de septembre 2021. Avec un procédé similaire, le président ivoirien Alassane Ouattara a quant à lui réussi à se hisser une troisième fois à la tête de l’État. Malgré des protestations des acteurs nationaux, aucune de ces initiatives n’a été contestée par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Les protocoles de l’organisation en matière de démocratie et de bonne gouvernance condamnent les changements anticonstitutionnels de gouvernement tels que les coups d’État militaires, mais pas les manipulations de la Constitution par des sortants désireux de s’éterniser au pouvoir. Cette politique donne le sentiment de « deux poids deux mesures », ce qui affaiblit la crédibilité de la Cedeao comme défenseuse des normes et des valeurs démocratiques dans la région.
La banalisation du troisième mandat
En 2015, un an après que l’ancien président du Burkina Faso Blaise Compaoré a été destitué par une insurrection populaire pour avoir tenté de modifier la Constitution afin de prolonger encore son règne de vingt-sept ans (2), le bloc régional a envisagé d’adopter une règle limitant le nombre de mandats présidentiels dans ses États membres. Mais le Togo et la Gambie, alors dirigés par des chefs d’État aux multiples mandats ou nourrissant de telles ambitions, ont mis leur veto à cette réforme.
La banalisation d’un troisième mandat présidentiel (voire plus) est symptomatique d’une hypertrophie de l’exécutif, autre signe d’un recul démocratique. Deux pays emblématiques de la démocratie en Afrique de l’Ouest, le Bénin et le Sénégal, pourraient être les prochains.
Comme le confirment ses récentes déclarations, le président Talon s’est lancé dans une croisade minutieuse visant à détricoter l’espace démocratique béninois en emprisonnant les opposants politiques sous couvert d’accusations de terrorisme, en plaçant ses fidèles à la tête des institutions clés et en dressant des obstacles politiques pour empêcher les partis d’opposition de concourir aux élections. Cette stratégie a débouché, en 2021, sur l’élection d’une Assemblée nationale monochrome qu’il lui serait facile de manipuler pour s’emparer d’un éventuel troisième mandat en 2026.
Le Sénégal, autre fleuron de la démocratie dans la région et seul État d’Afrique de l’Ouest à n’avoir jamais connu de coup d’État militaire, pourrait également céder à cette tendance. En 2012, le président Macky Sall s’est fait élire en battant dans les urnes un prédécesseur, Abdoulaye Wade, qui tentait de briguer un troisième mandat. Il n’exclut pourtant pas de tenter lui-même sa chance en 2024. La récente élection d’un Parlement à forte composante d’opposition rendrait l’opération plus difficile, mais pas impossible.
Une culture de l’exclusion
Dans toute la région, la confiscation de l’espace politique par la branche exécutive des gouvernements est aggravée par la réduction des libertés d’expression et de la presse. Les autorités militaires de transition au Mali et en Guinée se sont assuré la maîtrise des récits publics sur la situation politique et sécuritaire de leurs pays en utilisant les médias et les réseaux sociaux et en arrêtant les individus aux voix discordantes. La participation d’acteurs étrangers à des campagnes de désinformation orchestrées par l’État et l’interdiction pure et simple de certains médias jugés trop critiques viennent compléter leur stratégie.
L’amenuisement de l’espace civique et la fragilité démocratique inquiètent même dans les pays à régime civil. Après le premier transfert pacifique du pouvoir entre deux présidents élus en avril 2021, certains ont présenté le Niger comme un nouveau modèle de stabilité démocratique dans la région. Mais il s’en est fallu de peu, le pays ayant échappé à une tentative de coup d’État la veille de l’investiture du président Bazoum. En outre, les défenseurs des droits humains continuent d’exprimer des inquiétudes quant aux restrictions imposées à la liberté d’association.
Comme l’ont montré de précédentes recherches, les élites dirigeantes ont également dressé des obstacles financiers et politiques pour verrouiller les scrutins. Les législations électorales exigeant des candidats qu’ils versent des cautions élevées ou se fassent parrainer par leurs propres adversaires politiques sont aujourd’hui monnaie courante, que ce soit au Bénin, au Burkina Faso, en Guinée, au Niger ou au Sénégal. Sous prétexte de rationaliser un paysage politique surpeuplé, de telles mesures favorisent une culture de l’exclusion et renforcent l’hégémonie du parti au pouvoir.
Un sacrifice nécessaire ?
La crise de la démocratie en Afrique de l’Ouest n’est cependant pas un phénomène isolé. Elle s’inscrit dans une tendance mondiale marquée par la concurrence entre la démocratie libérale prônée par l’Occident et les modèles de gouvernance autocratique qui affichent un certain niveau de performance économique. À cet égard, la position du président Talon, ouvertement favorable à l’autoritarisme, considéré comme un « sacrifice nécessaire » pour assurer le développement économique, fait écho à un argument répandu qui prend la Chine, la Russie, la Turquie ou le Rwanda comme exemples à suivre.
Si l’on veut que les citoyens d’Afrique de l’Ouest reprennent foi en la démocratie, il faudra plus que l’organisation procédurière d’énièmes élections et les condamnations outrées des pays libéraux. Pour reconquérir l’opinion, la démocratie doit produire des résultats. Des élections crédibles doivent donner lieu à une gouvernance efficace et responsable, qui apporte des améliorations concrètes dans la vie des gens. Il faut une évolution fondamentale des cultures politiques pour rétablir l’inclusion et la participation comme valeurs cardinales. Ces transformations doivent se traduire par des dividendes économiques clairs et par un meilleur accès des populations aux services sociaux de base. Ce n’est qu’en offrant une gouvernance de meilleure qualité que la démocratie pourra battre en brèche les discours qui la présentent comme inopérante ou comme un luxe que seuls les pays riches peuvent se permettre.
Les organisations régionales peuvent apporter leur contribution en faisant preuve de cohérence dans leur soutien aux normes et aux valeurs démocratiques. Cela exige de prendre des positions aussi fermes contre les manipulations constitutionnelles que contre les coups d’État militaires.
Les promoteurs des démocraties libérales dans le monde devraient également éviter les généralisations sur la « contagion des coups d’État » qui minimisent la spécificité des situations nationales. Les outils employés par les dirigeants pour éroder la démocratie circulent peut-être dans la région, mais les causes profondes de leur succès trouvent invariablement leurs racines dans des contextes nationaux tous différents les uns des autres.
Notes
1- La communication gouvernementale intense déployée des mois durant ainsi que les sanctions imposées en janvier 2022 au Mali par la Cedeao, qui ont eu un effet rassembleur - beaucoup estimant la nation malienne injustement brimée -, ont contribué à asseoir la popularité des autorités de transition. Pour plus de détails sur les effets contre-productifs desdites sanctions, voir : Ornella Moderan, Fahiraman Rodrigue Koné et Fatoumata Maïga, « Au-delà des sanctions de la CEDEAO, quelle sortie de crise pour le Mali ? », Institut d’études de sécurité, 21 janvier 2022.
2- Renversé en 2014 par une insurrection populaire, Blaise Compaoré était lui-même arrivé au pouvoir en 1987 à la suite d’un coup d’État, alors le cinquième de l’histoire d’un pays qui en compte désormais deux de plus, tous deux intervenus en 2022 – sans compter le soulèvement populaire ni la tentative de coup avortée de 2015.
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