Une question politique
Lorsque La Nouvelle École capitaliste a paru à la fin de l’été 2011, nous ne nous doutions pas du succès que ce livre connaîtrait ; non seulement dans la presse et les médias, ce qui est assez inhabituel pour ce genre d’ouvrages, mais aussi auprès d’un large public. Depuis, des dizaines de réunions publiques, des stages syndicaux, des séminaires et colloques, des interviews nous ont permis de revenir sur le sens et les enjeux de la mutation néolibérale de l’école. Ces rencontres avec des enseignants, mais aussi des parents, des étudiants, des journalistes et des chercheurs, ont été particulièrement stimulantes et toujours, pour nous, l’occasion de vérifier l’importance d’un désir collectif de réflexion critique. Si le travail collectif que nous avons mené depuis près de dix ans, en particulier dans le cadre de l’Institut de recherches de la FSU, rencontre aujourd’hui cet accueil, cela tient à la maturation des conditions sociales et politiques. « J’ai commencé ma carrière dans les années 1970 avec la lecture de Bourdieu et de L’École capitaliste en France de Baudelot et Establet. Je la termine quarante ans plus tard avec la lecture de La Nouvelle École capitaliste », nous a dit un jour un enseignant. Le regain d’intérêt pour la sociologie critique nous semble être la traduction d’une crise profonde du milieu éducatif, mais aussi une bonne nouvelle.
La réception de ce livre témoigne d’une salutaire prise de distance avec l’esprit gestionnaire qui, pendant plusieurs décennies, a voulu éliminer toute analyse sociologique globale et tout questionnement critique pour mieux laisser s’imposer comme une évidence une « modernisation » dont le sens général apparaît aujourd’hui de plus en plus clairement. Subordonner l’éducation à l’« économie de la connaissance », refaçonner l’école en une entreprise productrice de « capital humain » : telle est l’orientation de plus en plus manifeste des changements en cours. Cette conception actuellement dominante de la « réforme » s’impose partout dans le monde et marque une rupture profonde avec les « politiques progressistes » des trois décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Ce modèle suscite aussi des rejets massifs, comme le montrent les révoltes des étudiants grecs, anglais, chiliens ou québécois.
En France, on aura mis du temps à décrypter le caractère néolibéral et mondialisé des mutations du champ éducatif. Un retard qui s’explique en grande partie par la prégnance culturelle du modèle scolaire national – celui que l’on appelle « républicain » –, lequel fascine et aveugle autant ses hérauts que ses détracteurs. La réception de notre livre semble indiquer que nous sortons de cette manière à la fois hexagonale, non historique et abstraite de considérer l’école. Cette dernière n’est pas à l’écart et à l’abri des grandes mutations imposées par un capitalisme qui, plus que jamais, prétend régir tous les aspects de la vie sociale et de la culture. Voilà ce qu’il fallait redire et ce qui est de plus en plus largement entendu.
Ni fatalisme, ni nostalgie
Clarifions ici quelques points qui ont nourri certains malentendus. On nous a parfois reproché d’avoir une vision aussi sombre que fataliste du destin de l’école et d’exprimer une sorte de nostalgie de « l’école d’avant ».
Faire un diagnostic de la situation, ce n’est pas anticiper la réalisation complète d’une tendance. Personne ne sait jusqu’où pourra aller la mutation néolibérale de l’école. Si, à n’en pas douter, les mobilisations internes au champ scolaire et universitaire peuvent jouer un rôle essentiel pour freiner les mutations, ce n’est qu’une révolte générale de larges parties de la population qui pourra vraiment renverser le cours des choses. Autant dire qu’aucun décret d’un gouvernement national ne viendra « par le haut » arrêter ce long processus mondial. Il y faudra une rupture venue « d’en bas » et une révolte étendue à l’échelle mondiale. En revanche, et nous y insistons, les luttes sociales dans le champ scolaire et universitaire présentent un caractère stratégique.
Elles ne sont pas « secondaires » mais au coeur même de la lutte contre le capitalisme néolibéral. C’est ce que démontre, ces dernières années, le pouvoir d’entraînement de mouvements étudiants susceptibles de déboucher sur une contestation plus globale du capitalisme 1. Car l’école subit tous les effets des politiques néolibérales : inégalités sociales accrues, assujettissement croissant des élèves et des étudiants à la logique de la concurrence et au mécanisme de l’endettement, marchandisation de la culture et des savoirs, transformation des institutions publiques en « entreprises », prolétarisation croissante des enseignants. Tout y est parce que le capitalisme se révèle de plus en plus ouvertement être un système de production de marchandises humaines à consommer dans la machine économique. Tel est bien l’enjeu de la nouvelle école capitaliste : faire fonctionner le système éducatif directement, sans distance et sans médiation, comme une entreprise productrice de « capital humain », afin que les individus soient dès leur formation initiale soumis, jusque dans leurs subjectivités, aux normes du « travail abstrait » producteur de valeur économique et de profit.
Les luttes anti-néolibérales de ces dernières années n’ont pas pour objectif de revenir à un état ancien de l’institution scolaire. Nous ne sommes nostalgiques ni des écoles communales de Jules Ferry ni du collège unique de René Haby. Et s’il n’y a jamais eu d’âge d’or de l’école, nous l’avons suffisamment écrit dans ce livre, en revanche, il peut y avoir de véritables reculs. Il faut faire ici la différence entre la formulation de regrets et le constat de régressions. Il est étonnant d’ailleurs que, par une étrange schizophrénie, les mêmes qui admettent que le néolibéralisme a détérioré en général la situation sociale, acceptent et soutiennent parfois avec zèle les réformes éducatives qui s’en inspirent, au [1] prétexte sans doute que tout ce qui altère pour eux le vieux modèle inégalitaire et bureaucratique de l’école est bon à prendre. C’est ainsi que certains « innovateurs » pédagogiques, sociologues « démocrates » ou syndicats « modernistes » et « réformateurs » ont encensé le modèle européen du socle des compétences, et ont même été jusqu’à approuver les réformes de Sarkozy sur le lycée et l’université. Répétons-le : aussi critiquable que soit la machine inégalitaire de l’école et de l’université régie par l’« élitisme républicain », le « concurrentialisme néolibéral », loin d’être un progrès sur la grande route de la démocratisation scolaire, est une régression d’une extrême gravité.
Une perte d’autonomie
Il est une dimension inédite de la période que nous vivons : la remise en cause croissante de l’autonomie institutionnelle de l’école. La période actuelle se caractérise par une perte de la capacité de l’école (c’est également le cas dans d’autres « champs », pour emprunter au lexique de Pierre Bourdieu) à faire valoir des savoirs, des principes de fonctionnement, des finalités qui lui sont historiquement constitutifs. Cette autonomie relative du champ de l’enseignement a fondé sa force symbolique au regard des pouvoirs religieux, politique et économique. La sociologie critique de Bourdieu a donné les principales articulations de cette école symboliquement puissante. L’appareil scolaire légitime l’ordre social en faisant croire que les jugements énoncés et que la culture diffusée relèvent d’un registre spécifique, proprement scolaire, neutre socialement. Tout tient alors à la capacité de l’institution à se conserver comme un monde à part, ce qu’elle n’a pas trop de mal à faire tant elle s’est donné les moyens de se reproduire elle-même en produisant ses propres contenus, ses critères et même ses propres agents. Dans le diagnostic de Bourdieu, l’école est socialement conservatrice dans la mesure même où elle est un appareil capable de se conserver comme un ordre séparé, indépendant de la réalité économique. Mensonge sans doute, pour une part, mais qui n’en a pas moins son effectivité socioéconomique et ses fondements historiques et culturels.
L’effectivité de l’école tient à sa capacité à doter les individus, qu’elle consacre par des jugements, des titres et des diplômes, d’une compétence sociale, au sens quasi juridique, qui les autorise à avoir des opinions, des goûts, des pouvoirs et des jugements participant de la domination symbolique. Résultat d’une longue histoire, l’école a acquis la capacité de se donner à elle-même des normes et des valeurs mais aussi la puissance sociale de délivrer des titres qui, comme des monnaies institutionnelles, déterminent la valeur sociale et professionnelle des personnes à partir de leur capacité à accéder à la culture scolaire et à en maîtriser les procédés d’acquisition et les canons de réussite. Le titre scolaire et universitaire est une sorte de monnaie culturelle spécifique que l’école est en mesure de battre de façon relativement autonome selon ses propres critères.
Dans cette perspective, la nouvelle école capitaliste marque un nouvel âge de l’institution. Les politiques d’inspiration néolibérale visent à réduire ce « jeu », à plier le plus étroitement possible les curriculums et les méthodes à des finalités de nature directement économique, et, partant, à construire une école « unidimensionnelle ». L’autonomie relative de l’institution scolaire se réduit par l’imposition à la fois fine et générale de la norme de l’employabilité, par tout un dispositif managérial qui entend standardiser pratiques et comportements. L’institution est aujourd’hui contrainte d’aligner son propre mode de qualification et de distinction des personnes sur le mode de la valorisation des personnes pratiquée dans le champ économique, c’est-à-dire sur le marché de l’emploi. L’école est sommée de se renier comme appareil séparé en introduisant en son sein les conditions et les contraintes qui sont celles de la valorisation économique de la force de travail.
Ce que nous décrivons est une tendance, car l’autonomie institutionnelle de l’école n’a pas complètement disparu. Nous assistons plutôt aujourd’hui à une sorte d’hybridation entre le vieux modèle, avec ses modalités « classiques » de sélection des « élus » et de relégation des « exclus », et le nouveau modèle, qui vient ajouter à l’inertie des transmissions culturelles le poids croissant de l’argent et de l’information stratégique dans les destins scolaires et sociaux. Ce que nous avons appelé « nouvelle école capitaliste » est un modèle qui permet de comprendre cette tendance ; c’est un « idéal-type » qui comporte une certaine « stylisation » des évolutions en cours.
Penser une alternative
Si nous avons beaucoup insisté sur la nécessaire compréhension globale des transformations de l’école aujourd’hui, c’est que nous regrettons un certain enfermement de la sociologie de l’école sur elle-même, un enfermement qui a accompagné une certaine conception de l’école que nous avons appelée le « scolarisme ». Ce terme désigne une idéologie d’experts qui considère que la réforme de l’école est indépendante de la transformation sociale, et que, pour se réformer dans un sens plus démocratique, l’école ne peut compter que sur elle-même. S’il apparaît aujourd’hui que la recherche en éducation en France s’est longtemps refusée, à de rares et précieuses exceptions près, à l’analyse de la mutation néolibérale de l’école, cette période est close. On ne saurait négliger un virage au sein de l’espace académique qui voit apparaître une nouvelle sociologie critique hostile à toute instrumentalisation par le pouvoir d’État [2] La question scolaire est redevenue une question politique et la recherche est obligée d’en tenir compte.
Ce qui témoigne le mieux de ce nouvel air du temps est sans doute cette demande d’alternative qui nous a été si souvent adressée. C’est que la crise de l’école au bout de deux décennies de politique néolibérale est particulièrement grave, comme nous l’avons souligné dans notre ouvrage. Une nouvelle politique s’impose, qui doit d’abord faire table nette de tout le bric-à-brac managérial qu’une hiérarchie inféodée aux nouvelles normes capitalistes a mis en oeuvre avec zèle. L’urgence est de restaurer la signification morale et politique de l’école, celle de l’émancipation et de l’égalité, d’empêcher que le métier d’enseignant ne soit détruit par la prolétarisation des professionnels, d’introduire partout une véritable collégialité, de promouvoir la réduction des inégalités dans l’accès aux savoirs. Le test majeur pour le nouveau gouvernement socialiste est bien là : sera-t-il assez déterminé pour opérer un aggiornamento radical de la ligne suivie depuis longtemps par les socialistes en matière d’éducation en Europe ? C’est à nos yeux la condition pour réarmer idéologiquement les enseignants contre l’emprise corruptrice des logiques néolibérales dans le champ éducatif. Il ne suffira pas de réparer les dégâts des politiques de droite pour rétablir un peu plus d’égalité. Il ne suffira pas simplement de changer de ton à l’égard des enseignants pour faire oublier le cauchemar Allègre et le désastre Sarkozy. Il va falloir imposer une réorientation globale de la politique européenne en matière éducative. Et cela ne sera pas tâche facile, on s’en doute.
Alors que l’ensemble de l’édifice européen vacille, les raisons de poursuivre la Stratégie de Lisbonne définie en l’an 2000 doivent être sérieusement réinterrogées par le nouveau pouvoir en place. Une école mise au service de la compétitivité économique, un enseignement subordonné à la fabrique de l’employabilité d’individus voués à la concurrence universelle, un système scolaire et universitaire fragmenté par les logiques de marché ne sauraient être un horizon commun.
Le nouveau gouvernement mis en place en mai 2012 annonce deux nouvelles lois d’orientation : l’une pour l’enseignement scolaire, l’autre pour l’enseignement supérieur. Il est évidemment trop tôt pour se faire une idée de leurs contenus. Le changement de cap ne peut se limiter aux mesures d’urgence et aux modifications des rythmes scolaires, évidemment nécessaires. D’ores et déjà, on peut néanmoins se demander si des éléments clés des politiques précédentes ne vont pas être reconduits, par exemple le socle de compétences dans l’enseignement scolaire, ou encore cette « course à l’excellence » dans le supérieur qui masque la concurrence entre universités. Quelle va être en effet la nouvelle philosophie censée inspirer « la refondation républicaine de l’École et la refondation de la République par l’École » promises par François Hollande et Vincent Peillon [3]Il est bien difficile de s’en faire une idée aujourd’hui tant restent imprécises les politiques à venir. Mais une chose est certaine : pour être à la hauteur des enjeux de l’époque, elles doivent rompre avec le modèle de l’école capitaliste, et donc avec les politiques constamment suivies par les gouvernements de gauche et de droite depuis les années 1990.
Mais peut-on séparer ainsi un certain modèle d’école et une conception déterminée de la société ? La question de l’école, comme celles de la santé, de la justice, de la culture et des arts, a partie liée avec celle de la démocratie, qui est la capacité collective de définir un destin commun. L’école capitaliste correspond très exactement à une société dans laquelle les mécanismes aveugles et incontrôlés d’un capitalisme débridé s’imposent aux populations, à charge pour les individus de tirer au mieux leur épingle du jeu en fonction de leur « capital humain ». L’école alternative, la nouvelle école démocratique qu’il nous faut inventer, serait tout au contraire ordonnée à cette « démocratie réelle » à laquelle aspirent aujourd’hui les Indignés du monde entier. Cette nouvelle école doit avoir pour axe principal la réduction des inégalités, comme le rappellent justement les chercheurs du Groupe de recherche sur la démocratisation de l’école (GRDS) [4]. Moins inégalitaire, elle devrait créer en chacun le désir et les moyens de l’exercice effectif de la « démocratie réelle ». On dira que c’est là trop attendre d’un gouvernement « socialiste ». On le reconnaîtra volontiers. Nous l’avons dit, nous ne croyons pas au changement du monde par décret gouvernemental. Des ruptures radicales de ce genre ne peuvent avoir lieu que par la mobilisation du plus grand nombre et par la multiplication des pratiques émancipatrices dans le champ éducatif. La crise généralisée du capitalisme peut être un facteur déclencheur d’une telle mobilisation. Les désastres environnementaux, sociaux et culturels provoqués par le productivisme et la cupidité systémique vont imposer l’idée que, avec un autre monde, il faut un nouveau type d’éducation. Redéfinir l’éducation du XXIe siècle dans l’optique d’un monde débarrassé du capitalisme destructeur de l’humain, tel est l’enjeu qui doit animer aujourd’hui les chercheurs, les professionnels de l’enseignement, les étudiants et les citoyens. [5]