Quoiqu’il en soit, il connaît les distorsions de notre fierté. Nous sommes fascinés par la modernité occidentale toute puissante ; nous aspirons ardemment à lui ressembler et nous la haïssons parce que nous savons qu’elle s’est construite en nous écrasant. La Modernité nous a tués et nous espérons qu’elle nous ressuscite. Nous sommes même disposés à nous suicider pour cela. Nous lui demandons seulement qu’elle reconnaisse nos mérites passées et, par conséquent, nos dispositions à avoir encore quelques mérites. Surtout le mérite d’être modernes, d’aller un jour sur la lune et d’avoir nos propres multinationales qui réduiront les peuples à la misère.
Quitte à réjouir nos adversaires, reconnaissons-le : aujourd’hui encore, plus que de libération, nous rêvons d’« intégration ». Et Obama nous offre l’« intégration ». A condition, bien sûr, que nous renoncions définitivement à la libération. Quelle est la différence entre libération et intégration ? C’est simple. La libération consiste à libérer le monde des différentes formes d’oppression des peuples qu’a porté en elle et que continue de reproduire la Modernité. L’intégration, c’est boire du champagne hallal et en être fier. Voilà donc ce que nous promet le nouveau président des Etats-Unis si nous acceptons d’être sages. Voilà, au fond, ce que signifient toutes les paroles gentilles qu’il a prononcées en Egypte à l’égard de l’islam et des musulmans.
Est-ce à dire qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil ? Certainement pas. Si nous n’avons pas la naïveté de croire que la personnalité d’Obama détermine la politique de Etats-Unis, il est clair que son discours du Caire met en lumière les nouveaux rapports de forces qui se dessinent depuis quelques années déjà. Leur fluidité mais aussi une certaine permanence. Dans le monde et aux Etats-Unis. Les deux étant inextricablement liés. Au Moyen-Orient, en Amérique et à l’échelle de toute la planète. Les trois ne pouvant être séparés. La Maison blanche réévalue ses priorités. Elle appréhende différemment ses propres enjeux. Elle balance ses stratégies. Son ambition ne cesse d’être hégémonique mais il est possible qu’elle en revisite les moyens. En tout état de cause, si Obama fait l’éloge de l’islam, c’est qu’il pense pouvoir aller à l’encontre d’une opinion américaine - et plus largement occidentale -, habituée depuis au moins une décennie à ne pas concevoir le musulman autrement que comme un terroriste potentiel. S’il n’hésite pas à contrarier les dirigeants israéliens, sans rien donner, il est vrai, aux Palestiniens, c’est qu’il pense désormais pouvoir le faire. Ou, au moins, tester les résistances au sein même des institutions américaines à une politique qui n’identifie plus les intérêts américains - ou plus largement encore occidentaux - aux intérêts de l’expansionnisme israélien. Rien n’est encore joué. Rien n’est stable. Les rapports de forces au sein même des dispositifs complexes de l’Administration américaine ne sont pas encore tranchés. Il n’est même pas sûr qu’Obama sache exactement où il veut aller et où il peut aller. Il semble espérer se détacher du foyer de tensions moyen-oriental pour avoir les mains libres ailleurs (Russie ? Chine ? Crise domestique étatsuniennes ?) mais rien n’indique encore s’il en a les moyens. Qu’il parle en bien de l’islam ne rompt que partiellement avec l’idéologie propagée par les néo-conservateurs républicains. A la guerre des civilisations prônée par ceux-ci, il substitue l’amour entre les civilisations. Mais le paradigme dans lequel il conçoit le monde est toujours celui d’un rapport conflictuel entre civilisations, prises comme des ensembles culturels immuables et homogènes. Les crises, les affrontements, les guerres ne seraient pas le produit d’enjeux politiques déterminés par des intérêts de puissances bien précis, mais le résultat d’une hostilité ou d’une incompréhension entre l’Occident et l’Islam. Sinon pourquoi ferait-il un discours aux musulmans ? Si l’islam est une composante majeure de l’identité palestinienne comme l’est également l’arabité, le dit conflit israélo-palestinien n’oppose pas musulmans et juifs ou « civilisation judéo-chrétienne », mais bien un Etat colonial et un peuple colonisé qui aspire à sa libération. Sa dimension mondiale, on ne le redira jamais assez, est celle d’une lutte des peuples dominés contre les institutions et les logiques impériales et coloniales.
Sur la question palestinienne, puisque nous y sommes, prenons garde également à ne pas nous bercer d’illusions. Incontestablement, la Maison blanche expérimente une autre voie que celle qui a été suivie par la précédente administration américaine. Cette autre voie a-t-elle trouvé sa cohérence ? A-t-elle des appuis politiques suffisamment puissants ? Fera-t-elle long feu ? Quatre mois après l’accession d’Obama au pouvoir, il est encore difficile de le dire. Surtout, nous savons tous parfaitement que, dans le meilleur des cas, la nouvelle stratégie américaine qui se cherche n’aura d’autres objectifs que d’étouffer la résistance palestinienne. Les Etats-Unis exercerons peut-être des pressions sur le nouveau gouvernement israélien pour calmer ses ardeurs militaires, mais les pressions seront encore plus grandes sur les Palestiniens (et l’ensemble des pays arabes) pour qu’ils acceptent une nouvelle « offre généreuse », c’est-à-dire un micro-Etat, dépourvu des attributs majeurs de la souveraineté, sinon d’administrer une portion infime de la Palestine, sous la surveillance étroite des soldats israéliens. C’est ce qu’ils appellent la Paix. Contentez-vous de cela, diront-ils, parce qu’avec Netanyahou-Lieberman-Barak au pouvoir en Israël, ce pourrait être pire ! Remerciez Obama parce qu’avec Bush, ce n’est pas la Charte constitutive de l’OLP qui aurait été « caduque » mais la Palestine comme nation.
Effectivement, il y a une différence entre le nouveau président et l’ancien. Bush, semblable en cela à Sharon, avait une stratégie très claire qu’on pourrait résumer en quelques mots bien connus : « Qui veut tuer son chien l’accuse de la rage ». Obama, lui, semble adepte d’une autre politique que l’on peut résumer ainsi : « Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute » (qu’on ne nous parle pas de sa sincérité ou de son humanisme : dans l’Amérique d’aujourd’hui, un humaniste n’accède pas au pouvoir !).
Vigilance, donc. Vigilance mais non pas désespoir. Car, si Obama a été élu, si Obama n’est pas Bush, c’est pour une raison et une seule : la stratégie bushienne a fait faillite. Plus exactement, les Etats-Unis ont perdu une, deux, trois batailles décisives. Et avec les Etats-Unis, Israël. En Afghanistan, en Irak, en Palestine, au Liban, les projets américains se sont écroulés. Tout le monde le reconnaît, aujourd’hui. Mais, ce qu’on oublie généralement de souligner, c’est que si l’Amérique a perdu ces batailles, c’est parce qu’elle s’est heurtée à la résistance des peuples. Si l’Administration américaine a tant de difficultés à s’unifier autour d’une nouvelle stratégie, c’est parce que la résistance des peuples ne faiblit pas. Si la contre-révolution coloniale mondiale est contrainte de trouver de nouvelles armes politiques, c’est parce que la force des armes ne suffit plus à contrer nos résistances. Nous sommes encore faibles, certes, mais bien moins faibles qu’auparavant. Obama nous achètera-t-il pour quelques « essalemou aleïkom » ?
Sadri Khiari, 6 juin 2009
http://www.indigenes-republique.fr/une.php3?id_article=583