Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Arts culture et société

Mikhail Alexandrovitch Bakounine (1814-1876)

Une pensée révolutionnaire qui cacherait un droit à l’opposition

Au cours des dernières années et même encore actuellement, une inclination populiste se manifeste au coeur de la représentation politique, et nul besoin de citer des exemples pour nous justifier.

Néanmoins, le message véhiculé par ses porteur.euse.s est ceci : «  Votez pour moi et vous aurez plus d’argent, plus de liberté, plus de bonheur  » ; ce que certain.e.s pourraient traduire par : plus de capitalisme, plus d’anarchisme, plus d’hédonisme (ou encore d’eudémonisme). Mais un tel discours s’avère paradoxal, puisqu’il s’agit d’une attaque contre l’État même, encore considéré comme l’adversaire à combattre, et ce par des personnes qui aspirent au poste de pouvoir en sein du gouvernement — et donc de l’État. Leur prêche en « isme » semble représenter une nouveauté qui n’en est pas totalement une et diffère plutôt d’une époque passée lors de laquelle l’État royal était malmené par une élite montante désireuse de le renverser.

Cette élite proclamant aussi plus de « isme » n’avait pas comme aujourd’hui la capacité d’entrer au gouvernement et de faire tourner la roue des idéaux destinés soi-disant à réaliser un meilleur bien-être collectif. Ce fut aussi durant l’une de ces époques que l’intelligentsia mettait en garde contre cette élite et ses ambitions qui ne mèneraient à rien de différent, si ce n’était une nouvelle forme de domination et de souveraineté, toujours éprise des mêmes structures hiérarchisées. De là apparaît plus clairement le sujet que nous traiterons ici sous un angle particulier, c’est-à-dire sous la pensée sociétale attribuée au révolutionnaire et philosophe nommé Bakounine. Évidemment, nous pourrions entrer dans un jeu des comparaisons avec ses contemporains, tels que Marx et Proudhon, pour ainsi débattre sur ce qui les unissait et les divisait. Or nous n’irons point sur ce terrain, préférant rester avec Bakounine et réfléchir sur ses idéaux que l’histoire minore sous le terme « anarchisme ».

La liberté sociale

Cet homme a évolué sous le règne d’un tsar, a participé aux révolutions de Paris et de Prague (1848), a milité pour un socialisme de liberté, en songeant à son séjour en Pologne et à son parcours de missionnaire révolutionnaire en Europe, a fait partie de la Première Internationale lors de laquelle il s’est détourné de Marx, a souvent vécu en exilé à cause de ses positions, et ce, sans jamais abandonner. En bref, il était un homme de terrain, plus qu’un théoricien, mais reconnaissait le besoin d’organiser la pensée pour créer de meilleurs effets là où ça comptait le plus, selon lui. Il travaillait à développer un mouvement, un contre-pouvoir, jugé nécessaire à une révolution de libération et non à celle d’une dictature du prolétariat. Mais son parcours en constituait un avant tout plongé dans l’utopie, puisqu’il ne cherchait pas à conserver l’ordre existant ; il voulait tout chambarder. Il avait compris l’utilité de rejeter les structures en place pour être en mesure d’élever une nouvelle société fondée sur la valeur de la liberté, précisément dans l’intention d’aboutir à une Fédération de communes libres. Pour lui, l’idée ou l’idéel devait servir le changement, ce qui expose une influence hégélienne. Mais l’idée de la liberté chez Bakounine ne représente pas celle que nous avons tendance à imaginer, c’est-à-dire à vouloir rendre chaque individu libre de faire ce qui lui plaît. Au contraire, la liberté devait être sociale, selon lui, car on ne peut conclure au bénéfice de la liberté naturelle qui ramènerait l’être humain à l’état sauvage, ne pouvant alors profiter de sa liberté en raison de la lutte constante qu’il devrait mener pour sa survie. Par conséquent, la liberté ne peut réellement être vécue qu’en société, supposant l’erreur rousseauiste d’un sacrifice de la liberté individuelle pour jouir des avantages d’évoluer parmi les autres. Le contraire serait plutôt exact, selon Bakounine, puisque le fait que l’autre soit là et qu’il ou elle exécute certaines tâches nous permet de nous libérer de celle-ci pour faire autre chose et aspirer à du temps libre (entre autres pour les loisirs). Or l’erreur rousseauiste n’en devient pas une si nous faisons intervenir l’État, dans la mesure où sa présence exige effectivement un sacrifice de soumission à ses exigences, alors qu’il argumente sur la société de manière à nous faire croire en notre responsabilité collégiale envers autrui, et ce, sur la base d’un sacrifice nécessaire envers lui. Autrement dit, les structures autoritaires (d’obligation) sont responsables de la perte de liberté encourue et, par conséquent, devaient être abolies, selon Bakounine, les hiérarchies et les soumissions corrélatives.


Égalité et liberté

S’il y a hiérarchie, il n’y a pas d’égalité, dont pas de liberté. Car pour Bakounine, égalité rimait avec liberté, dans le sens où tout être humain a la possibilité de jouir des mêmes libertés, peu importe son genre, sa couleur, son origine ethnique, sa différence, si et seulement si, on le ou la considère comme un.e égal.e. Il exigeait donc un équilibre parfait entre ces deux valeurs, supposant sa connaissance des risques attribués à leur déséquilibre décrits d’ailleurs par John Stuart Mill, dont l’aphorisme se résume à l’égalité imposée détruit la liberté, tandis que trop de liberté détruit pour sa part l’égalité. Par contre, en y songeant bien, Bakounine n’imposait-il pas l’égalité ? En suivant J.-S. Mill, cette imposition ruinerait l’idéal de la liberté recherchée en société. Mais Bakounine ne songeait pas à la société réelle et à l’État, là où effectivement la réalisation de cet avertissement devient inévitable, là où les structures d’autorité sont omniprésentes, mais celles-ci n’existeraient pas au sein des communes libres. Sur quoi précisément se justifiait-il alors pour garantir l’équilibre entre l’égalité et la liberté pour ainsi faire de cette dernière l’apothéose de la réussite sociétale ? Il s’agirait de communes à propriété exclusivement collective, fondées sur la base d’une libre association, sans autorité officielle ou structurée. Cette nouvelle réalité sociétale deviendrait toutefois possible uniquement par la destruction de l’appareil central de toute opposition et de toute exploitation, c’est-à-dire, là et encore, l’État. Ainsi, ce qui devrait dominer serait l’auto-organisation.

Idéalisme et matérialisme

Par ailleurs, Bakounine prônait tout autant qu’un idéalisme une conception matérialiste du monde, évacuant Dieu de l’équation, ou plus spécialement, il cherchait à rattacher ensemble l’idéalisme et le matérialisme de manière à vouloir dire ceci : si une idée ne concerne pas le monde dans lequel nous évoluons, alors elle ne vaut rien ; tandis que si elle vise sa propre matérialisation, dans ce cas, l’union obtenue aura toutes les chances de favoriser le développement humain. Ainsi, pour accélérer les transformations désirées une seule chose doit être faite : attaquer avec violence l’État, ses institutions et la propriété privée. Nous pouvons certes être critiques par rapport à ce moyen, puisque même si les actes révolutionnaires inspirés par des idéaux de changement parviennent à détruire la tête dirigeante, la mentalité populaire n’aura point changé, ce qui incitera l’instauration d’une dictature forçant cette autre transformation nécessaire, mais en employant les structures connues d’autorité, supposant alors une reproduction de ce contre qui et quoi il y a eu révolution, c’est-à-dire le remplacement des dirigeants sans changer le mode de régulation des existences, créant de ce fait une nouvelle grogne et une répétition des actes révolutionnaires, ce qui, au bout du compte, n’aura mené qu’au statu quo.

Dès lors, nous conviendrons des faiblesses de la démarche bakouninienne, alors que l’empressement de son auteur et son optimisme à l’endroit de la nature humaine, qui serait apte, selon lui, à s’auto-gouverner sans structures formelles d’autorité pour assurer le respect de l’équilibre égalité/liberté, auront toutes les chances de causer l’échec de sa vision mélioriste de la société. D’ailleurs, les utopies socialistes, communistes, communautaristes du XIXe siècle, fondées sur la base de communes recluses, ont toutes failli en raison des mêmes faiblesses, puisque l’autorité et l’ordre hiérarchique possèdent des millénaires d’avance en conditionnement des mentalités, d’où le réflexe presque immédiat d’y retourner après quelque temps d’escapade libertaire. Les authentiques changements se concrétisent avec le temps et donc après un long moment de réflexion et d’apprentissage. Pourtant, Bakounine connaissait les raisons des échecs susceptibles de miner la révolution, à savoir la dissymétrie entre l’idéel et le matériel. Si les mentalités ne collent pas avec la réalité matérielle, cette dernière l’emportera, car il n’y a pas d’échappatoire face aux structures omnipotentes, brisant ainsi les espérances. Mais si de nouvelles idées s’immiscent dans les mentalités, se répandent de bas en haut et de haut en bas, créant des réformes et des ajustements au système de gestion et aux structures, à ce moment-là les espérances seront revigorées. En plus, une certaine tangibilité assure la symétrie entre les mentalités et la réalité matérielle. Il est alors question d’une conversion qui s’appuie sur des arguments concrets, pour ainsi devenir réels et se transposer encore davantage dans le processus de changement des mentalités. Autrement dit, les mondes idéel et matériel doivent se convertir l’un et l’autre, afin d’entretenir le mouvement amorcé qui s’auto-motivera.

Révolution ou conversion

Néanmoins, nous pouvons comprendre l’intérêt porté à l’endroit de la révolution, non seulement pour accélérer soi-disant le changement voulu, dans le but de créer une coupure nette et franche, voire une rupture avec le présent et le passé pour imposer l’avenir, mais aussi pour donner raison à une croyance selon laquelle la prise de pouvoir et d’autorité donne le droit de changer les mentalités et la réalité matérielle. Sur ce dernier point, mentionnons l’exemple du christianisme qui est devenu dominant non à cause des apôtres, mais de la christianisation de l’Empire romain ainsi que de la romanisation du christianisme, dont le résultat diverge du christianisme d’origine pour représenter une forme nouvelle imposée à tout le territoire de l’empire par césar lui-même. En d’autres termes, la christianisation de Rome a transformé le monde matériel et influencé encore davantage la poursuite du changement des mentalités déjà en conversion ou converties, de manière à atteindre l’autorité qui a ensuite donné le coup final en l’imposant à tous ses sujets ; elle a donc institutionnalisé la religion. Et pourquoi alors, rétorqueront les révolutionnaires, ne pas avoir pris dès le départ le pouvoir par la force et imposé soi-même le changement au lieu d’attendre la conversion des gouvernants, ce qui exige du temps ? En prenant l’exemple du christianisme, il est clair que l’armée romaine était très puissante et l’insurrection difficile (mais non impossible), en revanche, l’intention n’était pas de s’emparer ici du pouvoir qui, lui, a plutôt profité du mouvement de conversion pour répondre à ses besoins. Cela dit, une autre réponse à la question serait de dire : parce que justement les mentalités doivent être prêtes et les signes de transformation matérielle bien présentent pour démarrer le mouvement autonome nécessaire à la réalisation du changement ; parce que tout geste brusque et extrême n’a que des effets mitigés susceptibles de provoquer un échec à moyen et à long termes, et ce à cause de la dissymétrie entre les mentalités et la réalité matérielle, à cause donc de l’absence de patience et d’un mauvais timing. Enlever du jour au lendemain les lois et les règles équivaudrait à l’élimination de l’égalité et à la perte conséquente de la liberté sociale vantée par Bakounine, ce serait la domination de la liberté naturelle ; les collectivités se trouvant complètement perdues chercheraient à se sécuriser en reprenant les règles et les normes connues, d’où la refondation des États avec des structures semblables à celles d’avant.

Mais comme nous l’avons dit, Bakounine devait savoir tout ça. Alors pourquoi insistait-il autant à faire la révolution ? Osons répondre en ce sens où il souhaitait voir ces transformations de son vivant ; il voulait voir de ses yeux, comme n’importe quel.le artisan.e, le produit final de ses efforts.

Conclure par le droit à l’opposition

En définitive, le candidat ou la candidate au pouvoir qui promet plus de « isme », entre autres plus de liberté pour les individus, exerce un populisme et remet en question la liberté sociale qui inclut l’égalité. Il ou elle cherche davantage à se donner des libertés pour diriger, allant à l’encontre des fondements de la démocratie, puisque voulant ainsi déroger aux principes du droit à l’opposition à des fins de défense du bien commun. Au fond, c’est ce droit à l’opposition que Bakounine cherchait sûrement à revendiquer, mais le contexte historique a fait en sorte qu’il a plutôt choisi, comme Marx et Proudhon, la voie de la révolution (le tout ou rien).

Guylain Bernier

Yvan Perrier

14 mai 2023

17h

Références

Chatelet, François, Olivier Duhamel et Évelyne Pisier. 1989. Histoire des idées politiques. Paris : Presses Universitaires de France.

Farago, France (Dir.). 2003. Philosophie : terminales ES. S. Paris : Bréal.

Matignon, Jean. 1967. Dictionnaire de politique. Sans lieu : Cujas.

Touchard, Jean. 1971. Histoire des idées politiques. Paris : Presses Universitaires de France.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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