Édition du 17 décembre 2024

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Maroc : Encore des manifestations réprimées

En réponse à des manifestations dans la ville minière déshéritée de Jerada en mars 2018, les autorités marocaines ont mené une campagne de répression de plusieurs semaines, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Les forces de l’ordre ont fait un usage excessif de la force contre des manifestants, ont gravement blessé un garçon de 16 ans, percuté par une fourgonnette de police conduite de manière irresponsable, et ont arrêté des leaders du mouvement de protestation, qui auraient ensuite été maltraités en détention.

Tiré du site de Human Rights Watch.

Cette répression s’apparente à la réaction des autorités, en 2016-2017, suite à des manifestations dans la région du Rif, située également dans le nord du Maroc, et dont l’objet était également de protester contre ce qui était perçu comme le désinteressement du gouvernement face au manque d’opportunités socio-économiques dans la région. Les autorités ont affirmé que les manifestants de Jerada ont été arrêtés car ils étaient devenus violents et avaient endommagé des biens. S’il est vrai que des manifestants ont jeté des pierres le 14 mars et que, selon les autorités, ils auraient aussi allumé des incendies, cela ne justifie pas pour autant le recours à une force aveugle et excessive, ni les arrestations qui avaient commencé avant cette date. Cela ne justifie pas non plus la répression de manifestations pacifiques, ou les abus allégués contre des personnes en détention.

« La répression à Jerada est allée bien plus loin qu’un simple effort visant à traduire en justice des manifestants prétendument violents », a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Il semble qu’elle visait plutôt à réprimer le droit de manifester pacifiquement contre la situation socio-économique de la région. »

Des chercheurs de Human Rights Watch qui ont visité Jerada le 4 avril ont été stoppés et interrogés à deux postes de contrôle, puis suivis de près toute la journée par une voiture avec trois hommes en civil à son bord — ce qui a apparemment conduit des témoins, que les chercheurs comptaient rencontrer, à annuler leurs rendez-vous. Les chercheurs ont observé une forte présence des forces de sécurité : des policiers en uniforme et armés déployés dans chaque rue et place importante de cette petite ville, et plus de 100 fourgonnettes de police et autres forces armées stationnées dans les alentours. Les chercheurs avaient rencontré des activistes des droits humains, ainsi qu’Abdelhak Benkada, l’avocat de nombreux manifestants, dans la ville voisine d’Oujda le 3 avril.

Lors d’un incident survenu le 14 mars, et dont la vidéo est devenue virale, on voit des véhicules de police conduits à vive allure au milieu d’un site de manifestation, l’un d’eux heurtant un garçon de 16 ans et le blessant gravement. Les activistes, ainsi que Benkada, ont affirmé à Human Rights Watch qu’à partir de ce jour-là, des agents de police ont forcé les portes et brisé les fenêtres de plusieurs maisons à Jerada, frappant et interpellant plusieurs hommes sans présenter de mandats d’arrêt ni de perquisition.

Selon les mêmes sources, ces opérations se sont poursuivies jusqu’à très récemment, avec 23 arrestations recensées entre le 12 et le 27 mai. Au 31 mai, 69 manifestants, dont trois mineurs, étaient en prison ou en détention préventive. Benkada a affirmé que quatre d’entre eux, dont deux leaders des manifestants, étaient détenus en isolement depuis plus de deux mois.

Les manifestations à Jerada, ville de 40 000 habitants, ont commencé après la mort accidentelle de deux ouvriers, le 22 décembre 2017, dans une mine de charbon où ils travaillaient dans des conditions décrites comme insalubres et dangereuses. Le 13 mars, le gouvernement a lancé un avertissement selon lequel il est habilité à interdire « les manifestations illégales dans les lieux publics. »

Le lendemain, des groupes de manifestants, pour la plupart des mineurs de charbon et leurs familles, se sont rassemblés dans une forêt proche du quartier « Village Youssef » de Jerada. Pour la première fois depuis le début des manifestations, selon les activistes locaux des droits humains, des manifestants ont jeté des pierres sur les forces de l’ordre qui essayaient de les disperser. La confrontation s’est ensuite étendue jusqu’à une esplanade proche.

Dans un courriel adressé à Human Rights Watch le 30 mai, la Délégation Interministérielle aux Droits Humains (DIDH), un organisme officiel marocain, a affirmé que six voitures de police avaient été incendiées et que 280 membres des forces de l’ordre avaient été blessés. Des membres de la branche locale de l’Association Marocaine des Droits Humains (AMDH) ont affirmé qu’il n’y avait pas plus de 100 manifestants dans la forêt, et que leur nombre avait probablement baissé au moment où la situation a dégénéré en confrontation sur l’esplanade. « Le nombre de 280 blessés parmi les forces de l’ordre me paraît très exagéré », a déclaré Jawad Tlemsani, président de la section d’Oujda de l’AMDH. « Lors des procès, auxquels nous avons assisté, une vingtaine d’entre eux ont témoigné et ont présenté des certificats médicaux. » Tlemsani a ajouté que plusieurs manifestants avaient été blessés, mais que beaucoup d’entre eux n’étaient pas allés se faire soigner à l’hôpital public de Jerada, de crainte d’être arrêtés.

Le garçon heurté par la fourgonnette de police s’appelle Abdelmoula Zaiqer, a déclaré sa mère, Najat Mejdaoui, à Human Rights Watch. Une vidéo filmée ce jour-là et authentifiée par Human Rights Watch montre au moins quatre fourgonnettes de police slalomant à une vitesse dangereuse parmi les manifestants réunis sur l’esplanade, apparemment dans le but de les effrayer pour qu’ils se dispersent. La vidéo montre un groupe de manifestants tomber, et une fourgonnette de police heurter au moins l’un d’eux.

Il n’a pas été clairement établi que Zaiqer faisait partie de ce groupe. Selon une fiche d’hospitalisation que Human Rights Watch a pu consulter, l’adolescent souffre de traumatismes à la tête, aux hanches, aux pieds et à la colonne vertébrale, suite à un « accident de la voie publique, (…) patient heurté par une fourgonnette. » La DIDH a déclaré que Zaiqer avait été « blessé accidentellement. » Mejdaoui, elle, a affirmé à Human Rights Watch que les autorités avaient fait pression sur elle pour qu’elle évite tout contact avec des journalistes et des activistes, et qu’elle avait été suivie plus d’une fois par des hommes en civil qu’elle soupçonne d’être de la police.

Une voiture avec trois hommes en civil à son bord a également pris en filature l’équipe de Human Rights Watch quand elle a tenté de rendre visite à Zaiqer et à sa mère, le 6 avril, dans un hôpital près de Casablanca où le jeune homme avait été transféré. Selon Mejdaoui, au 31 mai, les médecins n’étaient pas encore en mesure de déterminer si Zaiqer pourra de nouveau marcher un jour.

Après la confrontation du 14 mars, les forces de sécurité ont arrêté 88 hommes dont huit mineurs, qui ont notamment été inculpés de violence à l’encontre d’agents de la force publique, destruction de propriété publique, possession d’armes, rassemblement armé et incendies de véhicules. Dix ont été condamnés, dont quatre à des peines de six mois à un an de prison ferme, et les six autres à des peines de six mois à un an avec sursis. 

Benkada, qui représente 30 des manifestants de Jerada, a affirmé que la police avait fait un usage excessif de la force lors de nombreuses arrestations. Deux frères, Mohamed et Abdessamad Habachi, ont déclaré à Benkada que les forces de sécurité avaient enfoncé la porte de leur domicile avant de les arrêter et de les passer à tabac.

Tahar Kihel, qui a comparu le 17 mars devant la Cour d’appel d’Oujda avec un bandage sur la tête, a affirmé au juge d’instruction que ce bandage couvrait une blessure infligée par la police, selon Benkada. Le juge d’instruction n’a fait aucun commentaire et n’a pas ouvert d’enquête, a-t-il ajouté.

Khalid Aït El Ghazi, qui a été arrêté le 14 mars, avant la confrontation, a déclaré le 19 mars à un juge du Tribunal de première instance d’Oujda que des policiers l’avaient frappé à la tête au moment de son arrestation, a indiqué Benkada. Le juge a rejeté sa demande d’examen médical. L’avocat a affirmé qu’aucun de ces hommes ne s’est vu présenter un mandat d’arrêt ou lire ses droits, comme l’exige la Constitution du Maroc.

Human Rights Watch a tenté d’établir contact avec les membres des familles de divers manifestants emprisonnés, mais des sources locales qui avaient promis de faciliter ces contacts se sont désistées les unes après les autres après avoir appris que les chercheurs étaient étroitement suivis pendant leur visite à Jerada le 4 avril.

La police a arrêté quatre hommes, dont deux meneurs des manifestations, Mostafa Dainine, 28 ans, et Amine Lamqallech, 27 ans, plusieurs jours avant les affrontements du 14 mars. Le 10 avril, Dainine a été condamné à 10 mois de prison pour un accident de voiture sans rapport avec les manifestations. Lamqallech et les deux autres, Abdelaziz Boudchiche, 24 ans, et Tarik El Amri, 34 ans, ont été condamnés respectivement à 18 mois, 12 mois et 6 mois de prison, sur la base d’accusations diverses, dont la rébellion et le recel de fugitif. Depuis leur arrestation en mars, ils sont enfermés dans leurs cellules 23 heures par jour, selon Benkada.

Dainine et Lamqallech ont déclaré à Benkada que les forces de police leur avaient donné des coups de pied dans la tête, le dos et le cou pendant leur arrestation. Selon Benkada, ils ont informé le procureur du tribunal de première instance d’Oujda et le juge d’instruction de la Cour d’appel au sujet de leurs blessures, mais ni l’un ni l’autre n’a accepté de les faire examiner par un médecin.

Dans son courriel à Human Rights Watch, la DIDH a nié que les deux hommes aient dit au tribunal qu’ils avaient été battus, ou qu’ils aient réclamé un examen médical.

Selon les règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus, connues également sous le nom de « Règles Nelson Mandela », l’isolement cellulaire prolongé, défini comme l’isolement d’un détenu 22 heures par jour sans contact humain significatif (autre que les gardiens) durant une période de plus de 15 jours consécutifs, peut être considéré comme un traitement cruel, inhumain ou dégradant, et devrait être interdit. Lors de leur procès, les quatre hommes ont demandé au juge d’ordonner qu’il soit mis fin à leur isolement en prison, mais leurs demandes ont été refusées, selon leur avocat. Dans sa communication du 30 mai, la DIDH a nié que Dainine, Boudchiche, El Amri et Lamqallech étaient « actuellement » en régime d’isolement cellulaire, affirmant que les trois premiers étaient dans des cellules collectives et que le dernier avait été placé, à sa demande, dans une cellule individuelle.

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