Ce 16 mars devait être la grande convergence des colères et des luttes. Et ce fut le cas. La « Marche du siècle », avec notamment un défilé sur l’urgence climatique et sociale, a rassemblé plus de 100 000 personnes à Paris et 350 000 en France selon les organisateurs. Le cabinet Occurrence, dont Mediapart est partenaire pour mesurer la participation aux manifestations, a comptabilisé 45 000 manifestants dans la capitale, auxquels se sont ajoutées près de 5 000 personnes pour le défilé des solidarités et contre les violences policières.
C’est une alliance d’associations (Greenpeace, Oxfam, Fondation Nicolas Hulot, Notre affaire à tous) et de figures des « gilets jaunes », comme l’avocat François Boulot, qui a appelé à mêler les colères et tenter cette fameuse convergence des luttes sociales et écologistes. Le pari n’était pas gagné d’avance, tant ce sont presque deux mondes qui se rencontraient aujourd’hui dans les rues de Paris. Entre gilets jaunes historiques, prêts pour le baroud d’honneur d’un quatrième mois de lutte, et des militants pour la planète plus classiques et rodés aux marches en famille.
Présente au départ de la manifestation principale, au Trocadéro (XVIe arrondissement de Paris), la députée communiste Elsa Faucillon avoue son scepticisme, malgré son espoir de voir se regrouper les revendications : « Depuis le début des manifestations des gilets jaunes, on espère cette jonction, y compris avec celle contre les violences policières et l’antiracisme. Ce sont des univers différents qui se rencontrent. Ces jonctions sont compliquées, ça se travaille. J’ai plaisir à voir qu’il y a eu ce travail de la part de mouvements, de personnes et de réseaux. »
De fait, chacun y a mis du sien pour rendre possible cette union autour de mots d’ordre habituellement éparpillés. « J’avais appelé dès le 8 décembre à cette convergence, affirme François Boulot, gilet jaune à Rouen, très présent dans les médias. Car nos revendications convergent intégralement. Faire payer les ultrariches, pénaliser les multinationales qui polluent : le pouvoir ne le fera jamais. Je forme donc le vœu que ce jour soit historique. »
Un appel qu’avait également formulé le réalisateur Cyril Dion, pour qui « le système capitaliste ne nous permet pas de nous en sortir ». Pour lui, « ce mouvement doit pouvoir conduire à un mouvement plus vaste. On est de plus en plus nombreux à être prêts à continuer cette mobilisation et à l’amplifier, comme l’ont fait les lycéens et les étudiants » (voir le replay du direct de Mediapart hors les murs du 15 mars).
Jean-François Julliard, directeur de Greenpeace, espère un « mouvement de bascule » : « Le gouvernement ne peut plus, ne doit plus pouvoir se permettre ce qu’il fait depuis des mois », indique-t-il, faisant notamment référence au vote, dans la nuit, de la loi Pacte, dont un article repousse de trois ans l’interdiction de la production de certains pesticides.
Au départ de la manifestation près du palais de Chaillot, les mots ont été entendus. Dès midi, et à mesure que l’affluence gonfle, une grande partie des marcheurs pour le climat et la justice sociale revêtent un gilet jaune. Certains gilets portent les marques de semaines de lutte. « À cause du “grand débat”, c’est notre dernière grande manifestation. C’est pour cela que nous sommes là. Macron a les cartes en main. Il va falloir qu’il agisse ! » déclare Bruno, ouvrier soudeur et gilet jaune venu de l’Yonne avec ses trois fils pour la première fois à Paris. Il avoue avoir déserté les Champs-Élysées afin de participer « à une manifestation rassurante », c’est-à-dire en évitant d’être la cible de violences policières.
C’est également le cas de Dalila (48 ans) et de sa fille Inès (13 ans), venues spécialement de l’Essonne. « On est ici parce que les street medics disent que c’est plus tranquille », indique Dalila en préalable. Mais aussi parce que, selon elle, les revendications des gilets jaunes sont cohérentes avec celles des organisateurs de la Marche du siècle. « On a vraiment envie de manifester contre le mépris du gouvernement », dit-elle, avec l’approbation de sa fille.
La marche, qui sera ensuite rejointe à Opéra (IXe arrondissement) par deux autres cortèges de l’ouest parisien, ainsi que par la marche contre les violences policières, s’élance au son du slogan désormais célèbre : « Et un, et deux, et trois degrés, c’est un crime contre l’humanité ! » L’ambiance est bon enfant, enjouée, bien qu’assez peu familiale en ce tout début d’après-midi : « Je manifeste très rarement, mais c’est important de venir avec ma fille », témoigne Allessio, qui défile en compagnie d’Iara, 9 ans. Il concède cependant avoir hésité : « Quand ma fille a vu la police, elle m’a demandé ce qu’elle allait lui faire », se désole-t-il, alors que la gamine opine de la tête. « J’avais peur », reconnaît-elle. Peur dissipée après quelques minutes à battre le pavé au rythme des chansons qui s’échappent du camion plateforme en tête de cortège. La présence policière s’avère très faible, alors que des affrontements ont lieu non loin aux Champs-Élysées.
Le cortège descend doucement l’avenue Kléber vers Opéra. Karine (37 ans) et Aurore (32) se sont déplacées de Villejuif avec leur gilet jaune. Elles ont été de quasiment toutes les manifestations. « Elle existe, cette urgence sociale et climatique, confie Karine. Cela va ensemble ; on doit tous se battre pour la même chose. Et ce sont les gilets jaunes qui nous ont appris à nous mobiliser pour le climat. »
Sur la passerelle du camion, une jeune femme, micro à la main, insiste sur cette nécessité de grouper les combats face au gouvernement : « On ne peut pas penser aux luttes féministes et contre la précarité sans penser à celle pour le climat ! » La foule qui se presse derrière le véhicule applaudit.
« Cette répression sert à imposer un système de caste »
Le passage du cortège place de l’Étoile, vers 13 heures, a quelque chose de surréaliste. D’un côté, une manifestation festive et détendue et, à moins de 100 mètres, des pavés qui jonchent la place et une forte odeur de brûlé. On se regarde en coin entre gilets jaunes pacifistes et plus radicaux, dont peu rejoignent la Marche du siècle à cet endroit.
À mi-chemin avant le grand rassemblement organisé place de la République (XIe), la foule s’est massée place de l’Opéra, où convergent les différents défilés. Une batucada met l’ambiance. Quelques drapeaux des organisations et syndicats de gauche flottent (NPA, Solidaires), mais la CGT et la CFDT, qui avaient appelé à la mobilisation, sont invisibles.
« On ne peut séparer les mots d’ordre, on ne peut séparer les luttes », scande néanmoins Françoise, vieille militante de La France insoumise et en grève depuis une semaine, avec sa casquette de la CGT Finances publiques. À côté d’elle, un couple bien mis passe paisiblement, alors qu’un groupe de touristes japonaises semble avoir perdu son chemin au sein de cette foule.
Quelques heures plus tôt, gaz lacrymogènes, cohue, vitrines brisées et charges incessantes de la police ont poussé une partie des manifestants des Champs-Élysées vers la place de la Madeleine. De nombreux gilets jaunes, qui n’ont pas réussi à rejoindre l’avenue quadrillée par les forces de l’ordre, sont du cortège. Il est 13 heures et la « Marche des solidarités et contre les violences policières » s’élance, compacte et joyeuse. Grégoire, de Paris, et Alice, de l’Aveyron, distribuent une reprise de la chanson La semaine sanglante, revisitée pour l’occasion : « Oui mais r’gardez l’État qui flanche, / Les mauvais jours finiront, / Et gare à la revanche, / Les gilets jaunes sont sur le front ! »
La violence qui s’exerce quelques rues plus loin ne les étonne guère : « Elle est proportionnelle à ce que nous visons depuis le début du mouvement, explique Alice, qui cite le rappeur et gilet jaune toulousain D1ST1. Ceux qui sont encore pacifiques aujourd’hui, c’est qu’ils n’ont pas fait une manif… À Toulouse, le niveau de violence de la part des forces de l’ordre est hallucinant. » Tous les deux sont très enthousiastes devant un « mouvement réellement populaire » et qui a « réussi à virer les fachos ».
De fait, au début du boulevard des Italiens, les sans-papiers sont salués par les applaudissements de la la foule massée sur le trottoir. Très nombreux, les sans-papiers hurlent : « Gilets jaunes, gilets noirs, gilets noirs, gilets jaunes ! » Puis : « Justice pour les sans-papiers, justice pour les gilets jaunes, Castaner en tôle ! », en référence au ministre de l’intérieur.
Devant, des milliers de personnes défilent contre les violences policières, avec à la main les portraits en noir et blanc d’habitants des quartiers populaires tués ou blessés lors d’intervention de policiers ou de gendarmes. Une large banderole rappelle la revendication devenue commune ces derniers mois : « L’État tire dans le tas, désarmons-le ». Farida était quelques heures plus tôt sur les Champs-Élysées, avec la coordination des chômeurs et précaires. Elle ne porte pas toujours le gilet jaune, mais l’a endossé ce 16 mars. « On doit porter nos combats, partout où l’on peut. Et pour une fois, on défile ensemble. Je n’ai jamais vu autant de monde à une manifestation contre les violences policières. »
Collée au drap noir traditionnel du collectif pour Adama, Amel, d’Argenteuil, tient avec une vingtaine d’autres une banderole confectionnée spécialement pour ce 16 mars : « Des révoltes de 2005 aux gilets jaunes, de Zineb Redouane à Sébastien Maillet, stop aux violences policières », le tout orné du dessin d’un gilet jaune. La jeune femme, militante depuis longtemps pour les banlieues, raconte sa genèse : « On a organisé récemment une marche pour Sébastien Maillet, qui a eu une main arrachée devant l’Assemblée nationale, et en accord avec la famille, on a souhaité passer un message pour faire taire les questions incessantes sur la présence des banlieues dans le mouvement ou pour savoir qui étaient les premières victimes des violences policières… Moi, militante des quartiers populaires, je vais depuis décembre à tous les actes. La convergence, elle commence vraiment à prendre forme, et ça fait tellement de temps qu’on attend ça. »
Akim est venu de Champigny, en banlieue parisienne. « On ne peut pas ne rien faire contre les violences policières et la violence sociale », dit-il. À ses côtés, Étienne, qui indique venir de Seine-Saint-Denis, voit cette convergence des luttes comme naturelle : « On la voit au jour le jour, cette injustice de la politique libérale et du gouvernement. Plus ça avance, plus c’est l’enfer. Cette répression sert à imposer un système de castes. »
Devant eux, Mounia, la quarantaine, se bat depuis deux ans aux coté d’une famille dont le fils a été tué par des gendarmes. « Le point de jonction existe dans les violences policières, dans le déni de justice. Les gilets jaunes rejoignent notre histoire, en découvrant ce que c’est et que c’est toujours la victime la responsable… » De fait, dans cette tête de cortège, de nombreux gilets jaunes se sont joints aux militants historiques antiracistes et pour la justice. À 15 heures, tous mettent un genou à terre, poing levé, pour rendre hommage aux victimes. Le silence de quelques secondes est impressionnant.
Vers 16 heures, les premiers arrivent place de la République, où un concert est prévu une heure plus tard. Pour les accueillir, la gilet jaune Priscilla Ludowski, l’intellectuel de gauche Frédéric Lordon ou encore la militante des quartiers populaires Assa Traoré. Sous le soleil qui chauffe la statue, l’atmosphère est à la kermesse, beaucoup plus familiale qu’au sein des différents cortèges. Quelques poussettes croisent des gilets jaunes et un groupe de street medics qui se repose, épuisé par une matinée chargée. Pour préserver le climat et faire savoir à Macron que justice écologique rime avec justice sociale, tous veulent finir ensemble et unis.
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