Édition du 12 novembre 2024

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La révolution arabe

Libye : les tribulations du guide

Ce sont surtout les puissances européennes qui par la suite misent beaucoup sur le pouvoir libyen. En dehors de la fourniture de pétrole et de gaz, c’est sa fonction de gendarme au sud de la Méditerranée contre des « flux migratoires » définis comme indésirables qui intéresse les gouvernements français, italiens ou autres.

Kadhafi, au pouvoir en Libye depuis 42 ans, a régulièrement changé d’idéologie : du panarabisme aux États-Unis d’Afrique, en passant par le soutien à différents groupes de diverses obédiences. L’intervention contre l’Irak et la crainte d’être le prochain sur la liste de Bush, le poussent à se rapprocher des pays occidentaux jusqu’à devenir le chien de garde de l’Europe contre les migrants. Son retour en grâce est pourtant de courte durée, et Sarkozy, affaibli par l’image catastrophique d’Alliot-Marie au moment des soulèvements en Tunisie, tente de se servir de l’intervention en Libye pour reprendre l’initiative.

L’intervention militaire de la France, et d’autres puissances, en Libye pourrait produire des résultats autres que ceux initialement escomptés. Le plus haut gradé de l’armée états-unienne, le chef d’état-major interarmées et amiral Michael Mullen, a admis le 25 juillet 2011 que l’Otan était actuellement « dans l’impasse » stratégique en Libye. Néanmoins, il a ajouté : « à long terme, je pense que la stratégie fonctionnera et permettra de chasser Kadhafi du pouvoir ».

Nous sommes loin, en tout cas, de l’opération qui – selon Alain Juppé, en mars 2011 – devait durer « quelques jours ou quelques semaines, tout au plus, en aucun cas des mois ». Aux dernières nouvelles, il n’était d’ailleurs plus vraiment assuré qu’elle finisse par conduire à la chute du régime de Muammar al-Kadhafi et à sa destruction. Le 20 juillet, le ministre français de la Défense, Gérard Longuet, a estimé devant des journalistes que « les rebelles [libyens] ne [pouvaient] pas aller jusqu’à Tripoli », n’ayant selon lui pas les forces nécessaires pour envisager une prise de pouvoir dans la capitale libyenne.

Jusqu’ici, selon les planifications politico­-militaires, ils étaient censés renverser le régime en place. Ainsi, il n’est pas improbable que l’on finisse par négocier une « solution » bricolée, pouvant arranger des caciques du régime et quelques dirigeants actuels de la rébellion (dont certains ont été d’anciens cadres du régime).Les origines du régime de Kadhafi peuvent éclairer les événements actuels en Libye et ceux qui pourraient advenir.

Les origines du régime kadhafiste en Libye

Le régime de Muammar al-Kadhafi peut être décrit, dans son fonctionnement réel, comme un régime clanique. Un régime à base familiale et tribale qui, sous couvert de « démocratie directe », tout en interdisant partis politiques, syndicats et toute organisation de tendances politiques et sociales, a constamment activé et entretenu des structures de type tribal et pré-étatique afin de leur déléguer des bribes de pouvoir local.

À la surface, ce même régime s’est successivement drapé dans différents habillages idéologiques. Mais l’orientation du moment ne dépendait pas de débats réels dans la société ; elle résultait exclusivement de la dernière mode définie par le grand leader. Si, en théorie, depuis plusieurs années Kadhafi n’occupe plus « aucun poste de pouvoir » et n’est qu’une sorte de « chef charismatique », en réalité, aucune décision d’importance n’est prise sans son accord ou celui de sa famille. Une large partie du pouvoir est en quelque sorte « informelle », ne découlant d’aucune règle écrite, en l’absence de Constitution qui définirait (et limiterait en même temps) les rôles et pouvoirs des différents dirigeants.

Le colonel Kadhafi, alors âgé de 27 ans, est arrivé au pouvoir avec un groupe de jeunes officiers, le 1er septembre 1969. Ça ne fait donc que 42 ans qu’il est placé (de fait, non pas selon les apparences formelles) à la tête de l’État libyen. Dans un premier temps, il adopte le pan­arabisme, rêvant – après la mort du président égyptien Gamal Abdel Nasser, en 1970 – de prendre la succession de ce dernier comme principal leader arabe. Cependant, moqué par d’autres dirigeants de la région qui ne l’ont jamais pris très au sérieux, Kadhafi se tourne plus tard vers l’idée de créer « les États-Unis d’Afrique » sous sa direction. Bien que le projet n’ait pas abouti, Kadhafi continue souvent de prendre la posture du « héros de l’unification africaine ».

Ayant distribué de l’argent à des pays nettement plus pauvres que le sien grâce aux pétro­dollars libyens, il conserve une certaine popularité dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne. Néanmoins, en lieu et place de créer l’unité du continent, Kadhafi y a aussi fomenté des conflits armés. Il a, par ailleurs et toujours grâce à la rente pétrolière, financé de multiples mouvements et groupes activistes. Cela allait de groupes plus ou moins progressistes jusqu’à des fascistes, englobant des protagonistes aussi divers que l’IRA irlandaise ou l’aventurier politique allemand (d’extrême droite) Alfred Mechtersheimer. Dans ce dernier pays, Kadhafi avait même financé, à partir de 1987, un club local de hockey sur glace, dans la petite ville d’Iserlohn.

L’unique condition étant que le club sportif en difficultés financières devait exposer le Livre vert de Kadhafi dans une vitrine. Il y explique sa doctrine politique, sorte de bouillie formée de généralités, de l’expression du rêve d’une société égalitaire basée sur des loyautés interpersonnelles (telles qu’elles existent dans une société tribale), et d’une pseudo-théorie sur les religions. Ainsi, le judaïsme serait l’équivalent – dans la sphère des religions – du féodalisme, le christianisme correspondrait au capitalisme et l’islam au socialisme. Le mélange bizarre formé par Kadhafi entre « islam » et prétention « socialiste » – interprétant les deux termes totalement à sa guise – le met très tôt en conflit avec des musulmans adeptes d’une théologie plus orthodoxe.

Kadhafi, gendarme de l’impérialisme européen en Afrique du Nord

À partir de la fin des années 1980, le régime kadhafiste qui a été en conflit militaire avec la France pendant toute la décennie, les deux pays se disputant le contrôle du nord du Tchad, a été mis pour plusieurs années « au ban des nations » par les grandes puissances. Il lui était reproché d’avoir utilisé des moyens terroristes. Les épisodes les plus connus étant la bombe placée dans une discothèque fréquentée par des soldats US à Berlin-Ouest (avril 1986), qui fournit le prétexte à des raids aériens des États-Unis dirigés par Ronald Reagan sur les deux principales villes de Libye, Tripoli et Benghazi, et l’attentat contre un avion de ligne au-dessus de Lockerbie, en Écosse, en 1988.

La décennie 1990 est marquée par une régression économique de la Libye, pays a priori relativement riche (parce que peu peuplé, il compte aujourd’hui 6 millions d’habitants, et riche en hydrocarbures) mais durement frappé par l’embargo. La pénurie généralisée sert de prétexte à Kadhafi pour serrer la vis. Il fait alors instaurer des tribunaux censés imposer la Charia islamique – toujours interprétée selon Kadhafi, mais prévoyant en tout cas des châtiments corporels, punissant la consommation d’alcool etc. –, et il adopte une politique anti-immigrés. Jusque-là, la Libye accueillait des millions d’immigrés arabes et africains, permettant ainsi à sa population « autochtone » d’être largement épargnée de travaux manuels, faisant travailler des migrants grâce à l’argent du pétrole.

Cette même situation permettait au régime de clamer la « fraternité arabe-­africaine » dont il se rêvait le leader. Mais pendant la décennie de régression, des mesures anti-immigrés sont prises. En 1995, Kadhafi annonce, par exemple, l’expulsion des 30 000 Palestiniens vivant en Libye. 5 000 d’entre eux sont effectivement chassés, certains naviguant sur des petits bateaux en Méditerranée pendant des semaines. En 2000, des quasi-pogroms éclatent contre des noirs. Ils émanent a priori de la population – sous la forme d’une révolté dévoyée contre la propagande du régime favorable aux mariages libyo-africains –, mais sont ensuite canalisés par le régime lui-même. Ces événements lui permettent de détourner une partie de la colère sociale.

En décembre 2003, Kadhafi annonce qu’il tourne le dos au terrorisme international, qu’il va indemniser les victimes de plusieurs attentats spectaculaires (Lockerbie 1988, explosion d’un avion français UTA en 1989 au-dessus du Niger), et qu’il renonce à l’acquisition d’armes nucléaires ou chimiques. Cela devait éviter qu’il soit « le prochain sur la liste » de l’administration Bush après le régime de Saddam Hussein. À partir de cette déclaration, les États-Unis et la Grande-Bretagne acceptent que la Libye soit intégrée dans le concert des « gouvernements civilisés ».

Ce sont surtout les puissances européennes qui par la suite misent beaucoup sur le pouvoir libyen. En dehors de la fourniture de pétrole et de gaz, c’est sa fonction de gendarme au sud de la Méditerranée contre des « flux migratoires » définis comme indésirables qui intéresse les gouvernements français, italiens ou autres. Le gouvernement italien (de droite et d’extrême droite) signe, le 12 août 2004, un accord avec la Libye sur la « réadmission » de migrants africains, souvent enfermés par la suite dans des camps situés dans le désert libyen.

Quelques semaines plus tard, le candidat italien au poste de commissaire européen à la Justice, Rocco Buttiglione, commet d’ailleurs une gaffe mémorable en parlant de « camps de concentration ». Il se ravise pour évoquer devant la presse des « camps d’accueil humanitaire »… La coopération est renforcée après une visite de Silvio Berlusconi à Benghazi, fin août 2008, à la veille des fêtes pour les 40 ans du pouvoir kadhafiste.

Les principaux motifs de l’intervention militaire

Qu’est-ce qui a motivé, alors, l’intervention militaire en cours ? L’initiative principale émanant du président français Nicolas Sarkozy – alors que les dirigeants états-uniens étaient plus sceptiques –, on peut raisonnablement penser qu’il s’agissait avant tout de gommer le désastre de la politique internationale française face au « printemps arabe ». Cela faisait suite aux « malheurs » politiques de la ministre des Affaires étrangères Michèle Alliot-Marie, prise la main dans le sac en offrant le « savoir-faire policier français » à la dictature tunisienne (11 janvier 2011), après avoir profité personnellement des largesses de l’oligarchie de Tunis.

Le compagnon de l’ex-ministre, Patrick Ollier, était d’ailleurs connu pour être l’un des principaux lobbyistes français du régime libyen, au moins depuis l’année 2000. Face au risque d’être identifié, dans toute la région, à des régimes contestés et (pour certains) renversés, le pouvoir français a voulu reprendre l’initiative de façon spectaculaire. L’issue n’en est pas moins, aujourd’hui, très incertaine.

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