« La question n’est pas de savoir si une crise financière aura lieu mais quand. » Depuis des mois, des dizaines d’économistes et d’analystes multiplient les avertissements sur les risques portés par les marchés financiers. Tous jugent que la situation est intenable, tant les tensions et les déséquilibres se sont accumulés dans un système gorgé de liquidités. La hausse continue des marchés financiers au cours des six derniers mois, volant de record historique en record historique, au point de perdre de vue tout repère économique, a encore ravivé leurs craintes. Tout cela ne peut conduire qu’à une nouvelle crise, ont-ils répété à maintes reprises.
En est-on là ? Ou assiste-t-on simplement à une simple correction après des moments de totale exubérance ? Depuis quinze jours, tout semble se dérégler dans la planète financière. Les marchés boursiers et obligataires envoient des signaux de malaise de plus en plus importants. Vendredi, Wall Street a connu sa pire séance en deux ans, le Dow Jones perdant 2,5 %. Le mouvement de vente est en train de s’étendre à toutes les grandes places boursières. Lundi, l’indice phare de la bourse de Hong Kong clôturait en baisse de 2,7 % tandis que le Nikkei à Tokyo perdait 2,5 %. La contagion a gagné les places européennes. Lundi soir, le CAC 40 perdait 1,48 %, le Footsie à Londres 1,42 % et le DAX à Francfort 0,76 %. À l’ouverture, Wall Street semblait se reprendre avant de totalement décrocher. Lundi soir, le Dow Jones accusait une perte de 4,6 %, la plus forte chute depuis six ans. Et ce mardi, la Bourse de Tokyo a accusé une baisse de 4,73 %, sa plus lourde perte depuis quinze mois – à la même heure, la Bourse de Hong Kong perdait 3,8 %, celle de Séoul 1,32 %, celle de Shanghaï 2,62 % et l’indice MSCI des marchés d’Asie-Pacifique hors Japon 3,28 %.
Tous les gains de ce début d’année euphorique ont été effacés.
Mais plus que les marchés actions, ce sont les marchés obligataires qui focalisent toutes les attentions. Les bons du Trésor américain à dix ans, qui servent de mètre-étalon pour les marchés financiers mondiaux, sont en baisse continue, ce qui entraîne par contrecoup une hausse des taux. Ils sont à 2,85 %, le plus haut depuis deux ans. De leur côté, les taux des obligations allemandes (bund), autre référence des marchés, qui ont évolué autour de zéro pendant des mois, voire des années, remontent à plus de 0,77 %.
Si cette remontée des taux est scrutée avec tant de vigilance par les observateurs financiers, ce n’est pas en raison de son ampleur – qui reste, à ce stade, très limitée – mais pour ce que ces changements signifient. Les marchés obligataires sont les principaux outils de transmission des politiques monétaires des banques centrales. « Une inversion du cycle baissier des taux d’intérêt, ancré depuis plusieurs décennies, signifierait un changement de régime pour les marchés et l’économie. Or, une forme d’addiction à la baisse continue des taux d’intérêt s’est forgée ces dernières années chez bon nombre d’investisseurs », relève dans une note Witold Bahrke, stratégiste chez Nordea Asset Management.
Parmi les raisons avancées pour expliquer la brutale correction de Wall Street vendredi, les analystes mettent en avant la publication des salaires aux États-Unis, marqués par une forte hausse. Les analystes financiers ont tout de suite posé la même équation : l’économie américaine est en pleine croissance – ce qu’il conviendrait d’ailleurs de relativiser –, le taux de chômage est au plus bas, les salaires augmentent… Tout cet environnement risque de conduire à un regain d’inflation. La Réserve fédérale a donc toutes les raisons de revenir sur sa politique monétaire très accommodante et de relever ses taux. D’autant que la politique budgétaire menée par Donald Trump, qui prévoit des allégements massifs de la fiscalité pour les plus riches, et une augmentation du déficit budgétaire de l’ordre de 1 000 milliards de dollars sur quatre ans, risque de peser sur le dollar. Un changement de politique pourrait intervenir rapidement, selon eux, alors que le nouveau président de la Fed, Jérôme Powell, a prêté serment lundi et s’apprête à succéder dans les prochaines semaines à Janet Yellen.
Au-delà de la hausse des salaires américains, il y a d’autres informations qui inquiètent beaucoup les financiers. Pour la première fois depuis des années, la banque centrale du Japon a annoncé le 22 janvier la réduction de ses achats d’obligations publiques. Dans le même temps, la banque centrale européenne a diminué depuis le début de l’année ses achats de titres obligataires sur les marchés, les portant de 60 à 30 milliards d’euros par mois. Elle laisse entrevoir un abandon progressif de ces achats d’ici à la fin de l’année. Mais elle pourrait accélérer cet abandon si la reprise de l’économie européenne se confirme plus rapidement.
Tout se met en place, analysent les investisseurs financiers, pour que les principales banques centrales du monde abandonnent leur politique monétaire très accommodante et resserrent leurs conditions en même temps. Et cette seule perspective fait trembler les marchés financiers, devenus totalement drogués à l’argent des banques centrales.
Depuis bientôt dix ans, les marchés financiers ont été habitués à vivre dans un environnement à taux zéro, et même de rachats de dettes souveraines (quantitative easing) par les banques centrales. Plus de 6 000 milliards de dollars ont ainsi été déversés par les institutions monétaires afin de restaurer le système financier et faciliter le financement de l’économie. Cet argent a été en grande partie capturé par le monde financier, qui l’a utilisé et gaspillé, en s’appuyant sur des effets de leviers considérables.
Dans cet univers croulant sous un excès de liquidités, tout et n’importe quoi a été financé, le rendement espéré à court terme servant de seul critère. Au cours de ces deux dernières années, les sociétés référencées dans l’indice Standard & Poor’s 500 ont ainsi dépensé 1 000 milliards de dollars en rachats d’actions, en grande partie en s’endettant, dans le seul but de soutenir leur cours de bourse. Des bulles financières sont apparues sur presque tous les marchés (actions, obligations, immobilier, matières premières) – la dernière en date étant celle du bitcoin, passé de 1 000 à plus de 20 000 dollars en quelques semaines pour retomber aujourd’hui à 7 500 dollars –, participant à une envolée des patrimoines financiers et à une aggravation sans précédent des inégalités.
Or c’est cette politique d’argent facile, d’environnement à taux zéro qui est en train de se terminer. « Trois décennies de marchés obligataires haussiers (bull market) s’achèvent. Le marché baissier (bear market) se confirme », prévenait début janvier, Bill Gross, fondateur du fonds Janus, considéré comme un des gourous de Wall Street, en pointant les inversions de courbe sur les marchés obligataires.
L’avertissement a été entendu par nombre d’investisseurs qui se précipitent pour liquider au plus vite les actifs qui leur semblent les plus risqués. La faillite du groupe Carillion, principal concessionnaire de services publics en Grande-Bretagne, celle du sud-africain Steinhoff international, tout comme les difficultés rencontrées par un autre groupe britannique Capita (services financiers) ou par Altice, maison mère de SFR, sont sans doute les signes avant-coureurs de cette réappréciation des risques. Tous ont comme caractéristique première de crouler sous les dettes.
Si le repli se poursuit dans l’ordre, cette chute des marchés serait plus que bienvenue, tant les niveaux de valorisation des actifs sont devenus démentiels, sans aucun lien avec l’économie réelle. Mais un dégonflement maîtrisé d’une bulle est toujours compliqué. D’autant que les marchés n’ont pas changé de nature depuis la crise financière : comme l’a analysé l’économiste André Orléan, derrière la rationalité économique affichée, ils oscillent en permanence entre l’exubérance et le pessimisme. Après des années d’euphorie, il semble bien que les investisseurs financiers se préparent à entrer dans l’extrême inverse, prêts à brûler demain tout ce qu’ils adoraient encore la veille.
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