25 DÉCEMBRE 2019 | tiré de mediapart.fr
https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/251219/les-metamorphoses-de-la-question-raciale-16-les-controverses-de-la-race?page_article=3
« L’offensive des obsédés de la race », titre Marianne. « Les décoloniaux à l’assaut des universités », enchaîne L’Obs. « Le décolonialisme, une stratégie hégémonique », dénonce un appel d’intellectuels dans Le Point, journal qui s’en prend à « ces idéologues qui poussent à la guerre civile ». « Comment le racialisme indigéniste gangrène l’Université », prétend dévoiler le FigaroVox…
À lire de nombreux titres de la presse française, la France serait au bord de la guerre civile, en raison de l’activisme de minorités issues des anciennes colonies, décidées à dynamiter la République, disloquer l’Universel et mener la lutte des races. Si ces alertes pyromanes étaient réservées à des journaux prêts à flatter l’air du temps zemmourien pour pallier des ventes déclinantes, il serait facile de résumer ces saillies au retour régulier du refoulé raciste et colonial et de se contenter de déplorer la reprise, par des médias et intellectuels davantage mainstream, de l’offensive idéologique de Causeur ou Valeurs actuelles.
Mais cette guerre civile de papier est le reflet d’une inquiétude plus profonde. Parce qu’elle fait écho à des détonations réelles, à l’instar de celles qui ont endeuillé le territoire français lors de plusieurs attentats djihadistes ou de celles qui ont résonné récemment à la mosquée de Bayonne. Parce qu’elle affleure désormais dans les prétoires, comme lorsque la direction de BFM porte plainte contre le chroniqueur de Télérama Samuel Gontier après un tweet jugeant que « la ligne éditoriale de BFMTV s’affermit : racisme, xénophobie et islamophobie à tous les étages ». Mais aussi parce qu’elle percute en profondeur, et parfois reconfigure, les lignes du débat intellectuel et politique.
L’appréhension ou la méfiance vis-à-vis de certains modes d’intervention de personnes dites « racisées » parcourt ainsi désormais un spectre élargi. Gérard Noiriel, historien pionnier de l’immigration avec son livre Le Creuset français et intellectuel attentif aux travers de la République comme il l’avait montré dans son ouvrage sur Les Origines républicaines de Vichy, s’en prend ainsi à la « mouvance post-coloniale » en lui demandant de « faire un bilan de ces trente années de polémiques identitaires » et de son « impuissance politique » illustrée, selon lui, par « l’extrême-droitisation des esprits ».
Des personnalités aussi engagées que variées, comme les metteurs en scène Ariane Mnouchkine ou Wajdi Mouawad, la philosophe et académicienne Barbara Cassin, l’écrivaine Hélène Cixous, le traducteur André Markowicz, la chorégraphe trans Phia Ménard ou l’anthropologue Jeanne Favret-Saada, se dressent, elles, contre l’action menée par des « activistes se réclamant de l’antiracisme » ayant empêché une représentation des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne, en jugeant que la « logique de censure intégriste et identitaire est la même ».
Mais ce trouble dans la race ne se contente pas de brouiller les lignes partisanes et les engagements personnels. Il divise les professions, en particulier la communauté enseignante, surtout depuis la polémique sur des ateliers en « non-mixité raciale » organisés par Sud Éducation 93. Et il s’immisce au cœur même de certaines familles, en particulier celles métissées ou ayant adopté des enfants venus d’autres continents, tracassées par ce qu’elles perçoivent comme une polarisation pigmentométrique excessive ou hors de propos.
En 1900, le sociologue américain W. E. B. Du Bois, dont l’ouvrage pionnier Les Noirs de Philadelphie a été enfin traduit cette année par les éditions La Découverte, désignait « la ligne de partage des couleurs » comme le problème majeur du XXe siècle. En ce début du XXIe siècle, le propos paraît toujours d’actualité. Mais il s’est reconfiguré dans un moment où les colères et revendications des racisés sont parfois décrites comme des atteintes à la République et au « vivre-ensemble ». Mais aussi dans un contexte où certains arguments, modes d’action et de mobilisation des racisés – au premier rang desquels des espaces réservés aux non-Blancs – suscitent des réticences, des résistances et des réprobations de la part d’une gauche antiraciste ou d’un monde enseignant traditionnellement attentif à l’émancipation.
Ces métamorphoses intenses de la question raciale travaillent donc les gauches et restructurent le champ politique et intellectuel. Pourquoi donc, dans une société de plus en plus métissée, les questions de race deviennent-elles de plus en plus explosives ? Peut-on déminer un champ percuté à intervalles réguliers par les anathèmes et les incompréhensions ?
Pour cela, le premier risque à contourner est d’éviter de renvoyer dos-à-dos, ou face-à-face, les Indigènes de la République et les identitaristes blancs, la thématique du « grand remplacement » et celle du « grand effacement » de notre histoire coloniale, dénoncé par la romancière Léonora Miano, reprochant à la « parole réactionnaire » d’omettre « de rappeler que d’autres firent l’expérience de la disparition du monde connu et ne se lamentent pas tout le jour à cet égard ».
Contrairement à la rhétorique habituelle de la Licra ou du Printemps républicain, il n’est pas possible de dresser une symétrie, politique ou symbolique, entre le Rassemblement national et la Brigade anti-négrophobie ; entre le prétendu racisme « anti-Blancs » et celui pesant sur les populations issues de l’immigration, ni même de comparer.
L’impossible symétrie ou le paradigme du racisme anti-Blanc
Cette symétrie « Indigènes/identitaires » est pourtant répandue, et s’exprime hors des caricatures de ce que la militante antiraciste Sihame Assbague désigne comme un « journalisme de préfecture ». Dans son dernier livre, intitulé Plaidoyer pour l’universel, le philosophe Francis Wolff déplore ainsi « partout les mêmes replis identitaires : nouveaux nationalismes, nouvelles xénophobies, nouvelles radicalités religieuses, nouvelles revendications identitaires ».
L’essayiste et journaliste Reni Eddo-Lodge insiste, dans son livre intitulé Le racisme est un problème de Blancs, sur la violence de l’établissement d’un jeu de miroirs frauduleux. Faisant part de sa colère face à ceux qui ne reconnaissent pas l’existence du problème lui-même, elle écrit : « Mais il y a pire : les Blancs qui se disent prêts à envisager un tel racisme, mais qui pensent que nous abordons la discussion d’égal à égal. Ce qui n’est pas le cas. »
L’exemple paradigmatique de cette fausse symétrie est la thématique du « racisme anti-Blancs », alors que, rappelle Eddo-Lodge, « le racisme ne fonctionne pas dans les deux sens ». Ainsi que l’écrit l’activiste et essayiste Rokhaya Diallo : « Si des personnes blanches peuvent être la cible de préjugés, d’attaques, d’injures parce que perçues comme blanches, il faut le condamner. Mais il convient de rappeler qu’il n’existe pas de théorie qui placerait les Blanc.he.s au bas d’une hiérarchie raciale et qui se soit traduite par des pratiques institutionnelles. C’est pour cela qu’on ne peut parler de “racisme anti-Blancs”. Le racisme est un système de domination qui ne se cantonne pas à des interactions individuelles. »
Une analyse qui n’est pas réservée à celles et ceux que leurs adversaires désignent comme des militants de la race ou des universitaires complices. Le politiste Alain Policar, dans une tribune pourtant intitulée « Limites et dangers de l’antiracisme politique », dénonce lui aussi « l’inanité de la notion de racisme anti-Blancs. Rejeter celle-ci, ce n’est pas nier que des populations désignées comme blanches puissent être victimes d’injures ou de violences à caractère raciste. C’est, en revanche, penser que ces populations ne subissent pas de phénomènes de domination structurelle. »
Mais révoquer cette rhétorique du miroir ne suffit pas. D’abord parce que la nécessité de se défaire des symétries mensongères n’oblige pas à valider comme telles toutes les formulations, problématisations et stratégies des militants décoloniaux. Ensuite, parce que la situation n’est pas celle d’un débat raisonné, où chacun pourrait présenter ses arguments en espérant convaincre l’adversaire du moment.
En effet, ainsi que l’explique le sociologue Fabrice Dhume, ces polémiques à répétition constituent davantage qu’un déni de réel ou une panique morale et raciale. Pour lui, « l’antiracisme politique et la recherche doivent désormais faire face à une stratégie déployée par la droite et les réseaux majoritaires qui utilisent la polémique pour maintenir l’ordre ».
Pour le sociologue Éric Fassin, le rejet virulent du lexique racial issu du champ savant ou militant constitue « le signe ambigu du renouveau de la question raciale aujourd’hui : d’un côté, elle s’inscrit dans la continuité d’une domination raciale ; de l’autre, elle signifie que celle-ci ne va plus tout à fait de soi ».
Dans un tel contexte, il est alors peu probable qu’il suffise, pour « échapper au piège identitaire », de chercher, comme le faitl’anthropologue Jean-Loup Amselle, une « voie moyenne » entre « l’intransigeance des républicains et le relativisme des décoloniaux », qui sauverait « l’universalisme sans nier que ce principe ait pu à diverses époques justifier la colonisation ou la domination du monde ».
Les conflits identitaires ou raciaux peuvent, certes, avoir comme soubassement la question du rapport à l’universel. Et il peut être alors utile, ainsi que le faisait Jean-Loup Amselle dans un livre de discussion avec Souleymane Bachir Diagne, de chercher à savoir s’il faut fonder la conception de l’universalité davantage sur la « multiplicité des langues » pour reprendre les termes du philosophe sénégalais, ou plutôt sur une « pensée traversante » qui mette « l’accent sur les similitudes entre les cultures », ainsi que le proposait l’anthropologue français.
Mais l’idée d’une « voie moyenne » continue de buter sur deux dimensions. D’abord, elle continue de postuler des oppositions obsolètes et durcies entre le minoritaire et l’universel, ou entre le particulier et le général. Cette manière dont les questions raciales sont ainsi sans cesse rabattues sur de telles dichotomies ressemble souvent à un faux problème remontant au moment où la nation française s’est unifiée, à la fin du XIXe siècle, en jugeant pour cela nécessaire d’éradiquer les « petites patries » et les langues régionales, comme le rappelle la tristement célèbre injonction des écoles primaires interdisant de « cracher et de parler breton ».
Au même moment, l’Allemagne dont la conception de la nation est pourtant censée être plus essentialiste – cette prétendue essence étant alors fondée sur la culture, la langue, la religion ou la race – que la conception contractuelle de la nation française définie par Ernest Renan comme un « plébiscite de tous les jours » encourage au contraire les manifestations régionalistes en jugeant, pour le résumer brièvement, que plus on est bavarois, plus on est allemand.
Dans la conception française, l’idée qu’on puisse être à la fois musulman et français, algérien et parisien, ou kanak et universaliste, demeure difficile à accepter. Il n’y a pourtant aucune raison d’affirmer que la revendication d’égalité exigée par les minorités ne serait pas universaliste et de la brocarder comme communautaire ou identitaire.
Cette difficulté à penser à la fois l’universel et le singulier explique pourquoi les descendants d’immigrés en général, et les musulmans en particulier, sont toujours suspectés de communautarisme, sauf à accepter de s’assimiler en enfouissant pour cela des trajectoires, des histoires et des mémoires qui sont pourtant différentes, voire divergentes.
Face à un tel blocage, beaucoup choisissent la dérision. Dans sa dernière pièce de théâtre, Des territoires (… et tout sera pardonné), le metteur en scène Baptiste Amann ouvre son spectacle sur une hilarante parodie d’émission de radio dans laquelle un cinéaste d’origine algérienne travaillant sur la mémoire de la guerre d’Algérie est, immédiatement et agressivement, interrogé sur le « repli identitaire ».
C’est aussi avec le sourire que la philosophe Nadia Yala-Kisukidi révoque l’idée que deux « canons de pensée », l’un universel et l’autre minoritaire, se feraient face, « prêts à en découdre ». Pour elle, une telle opposition revient le plus souvent à affirmer sans complexe, face aux prétendues « charges féroces des modes anglo-saxonnes et du narcissisme minoritaire », les « droits du chauvinisme intellectuel ». Cette prétendue opposition nie que les « postcoloniaux-postmodernes-décoloniaux-féministes-relativistes en tout genre, comme on aime à les désigner d’un seul tenant », exigent simplement un « universel vraiment universel » pour reprendre à nouveau les mots de Souleymane Bachir Diagne ou, a minima, un universel qui ne fasse « ni la leçon, ni la morale » et qu’on ne brandisse pas « comme un fétiche – objet de superstition auquel on attribue des pouvoirs magiques de pacification ». Pour la chercheuse, cet antagonisme est également dépassé en ce qu’il revient à dresser un « arbre mort » contre une « explosion de sève ».
Si la « voie moyenne » paraît un espoir vain, c’est aussi parce qu’elle risque de procéder d’une forme d’œcuménisme inopérant, en cherchant à réconcilier des analyses dont la divergence politique et idéologique n’est pas une simple posture susceptible de se régler par un compromis centriste. Ce que confirment les démonstrations diamétralement opposées, mais tout aussi argumentées, des philosophes Stéphanie Roza et Norman Ajari.
La première juge, dans un ouvrage à paraître en janvier chez Fayard, La Gauche contre les Lumières, que les critiques actuelles contre l’héritage des Lumières, notamment l’universalisme, ne prolongent pas celles des mouvements qui avaient pour horizon un élargissement des combats des Lumières au-delà des sphères « bourgeoises » et « occidentales », mais relèvent d’un genre inédit, où l’on passe « d’une logique dialectique à une logique de rupture » qui ne fait pas progresser l’émancipation et s’avère « profondément contre-productive sur le plan politique ».
Aux antipodes d’une telle analyse, le philosophe Norman Ajari, dans La Dignité ou la mort. Éthique et politique de la race, publié cette année aux éditions La Découverte, prétend congédier « les enthousiasmes universalistes » en jugeant qu’on « gagnerait à cesser d’accorder une valeur positive par défaut à l’universel et, à l’inverse, une valeur négative au particulier ».
Les positions politiques, mais aussi théoriques, se sont radicalisées à un point tel que la situation exige une sortie de crise radicale et non un ravalement de façade, une cartographie dynamique des forces en présence plutôt que la recherche d’une position médiane. Comment échapper alors à la fois à la rhétorique de la guerre civile et à l’irénisme, en étant soucieux de prendre en compte les revendications des racisés tout en laissant un espace à celles et ceux qui refusent de se positionner en fonction de leur couleur de peau, sans nier pour autant la vigueur des problèmes raciaux ? Quelle est la latitude de celles et ceux qui combattent l’intransigeance des néo-républicains mais refusent certaines stratégies des « décoloniaux » sans pour autant flatter de frauduleuses symétries sur l’identitarisme ?
Ainsi que le disait le philosophe Achille Mbembe en ouverture d’un colloque tenu au printemps dernier et consacré au mot « race » : « On a le sentiment que l’atmosphère s’alourdit et que d’obscurs nuages s’amoncellent sans que nul sache ce qu’ils annoncent. Le sentiment se répand, et pas seulement parmi les couches subalternes, qu’il devient chaque jour plus difficile de respirer politiquement, et même physiquement. »
L’illusion du post-racial ou du non-racial
L’organisateur de ce colloque – le sociologue Éric Fassin – de même que le lieu où il se déroulait – l’université Paris VIII à Saint-Denis – incarnent, aux yeux des détracteurs de « l’antiracisme politique », du « décolonialisme » ou des « racisés », les dérives d’un monde intellectuel soi-disant vendu à l’activisme de minorités pour lesquelles la catégorisation raciale serait devenue l’alpha et l’oméga de la politique et la promesse d’une République divisée à l’infini.
Il s’agissait pourtant, ce jour-là, de déplier les contours d’un « trouble dans l’ordre racial », dixit Éric Fassin, qui se vérifie dans le refus croissant de parler de race, comme l’a symbolisé la suppression décidée par l’Assemblée nationale, à l’été 2018 et à l’unanimité des parlementaires présents, du mot de la constitution française, bien que le racisme et les discriminations demeurent structurants dans l’espace public.
Dans cette configuration, « quiconque utilise le mot race, même en revendiquant des fins antiracistes, serait, sinon coupable, du moins comptable, de cette poussée raciste » pour reprendre les propos d’Éric Fassin. Ce refus de nommer la race s’appuie sur une réalité démontrée – les races biologiques n’existent pas – mais sur une croyance illusoire – ne pas nommer une réalité embarrassante permettrait de la faire disparaître.
En effet, « la race n’existe pas, mais elle tue », pour reprendre les analyses fondatrices de l’anthropologue Colette Guillaumin. Pour Magali Bessone, professeure de philosophie politique à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, également présente à ce colloque, prétendre fonder une décision juridique sur une réalité biologique en supprimant le mot race de la constitution est aussi vain qu’erroné. En effet, « le vrai ne dit pas le droit et le droit ne dit pas le vrai. L’expression publique de propos racistes est interdite parce qu’ils sont nuisibles et non parce qu’ils sont faux ».
La chercheuse en veut pour exemple la façon dont la Cour suprême américaine a été appelée à statuer, en 1893, sur la question de savoir si la tomate était un fruit ou un légume, dans le cadre d’une loi douanière qui taxait les légumes mais pas les fruits. La Cour a jugé que, du point de vue botanique, la tomate est certes un fruit, mais que l’acceptation populaire en fait un légume, ce qui autorisait à la taxer. Pour Magali Bessone, cela rappelle que « le droit pose donc la norme du juste et injuste, et non du vrai et du faux. Si le législateur français avait suivi une telle logique, il aurait pu dire que le concept de race, même sans existence biologique, est un concept qui opère pour les sciences sociales, et que le terme de race charrie une histoire dont on n’arrive pas à se débarrasser. »
En conclusion du colloque, Achille Mbembe ironisait donc amèrement sur la « solution » trouvée par les parlementaires français : « En voulant extirper le terme race du lexique constitutionnel, ils ont repris un terme utilisé par les missionnaires espagnols cherchant à extirper les idoles et les démons de l’âme des païens qu’ils voulaient évangéliser. La République française agit à la manière des exorcistes espagnols. Si la race n’existe pas, le racisme n’existe pas et ceux qui en parlent sont envoûtés. Il suffit alors de les désenvoûter pour les rendre à la raison. »
Dans un entretien récent à Mediapart, l’ex-défenseur international français Lilian Thuram s’amusait de son côté du titre de la dernière université d’automne de la Licra, « Au secours, la race revient ! ». « Mais à quel moment la race est-elle partie ? », questionnait en retour le recordman du nombre de sélections en équipe de France masculine de football, à l’initiative de la fondation Éducation contre le racisme.
Sous d’autres latitudes circule une autre version de cet effacement du mot race qui croit ainsi en finir avec la réalité qu’elle désigne. Dans le monde anglo-saxon, on parle pour cela de « post-racial ». Quand Obama a été élu président, écrit ainsi Reni Eddo-Lodge, « tout le monde s’est empressé d’affirmer que nous vivions désormais dans une société post-raciale. Mais cet effet d’annonce était aussi une manière d’enterrer toute discussion relative au racisme ». Ce monde post-racial n’est pas seulement un mythe, mais aussi un masque, qui se contente, selon elle, d’admettre le racisme du passé et d’« accepter le racisme du présent, sans non plus trop le ressasser, tout en espérant que l’utopie post-raciste ne soit plus très loin ».
Le paradoxe que, pour imaginer un monde véritablement post-raciste, davantage peut-être que post-racial, il faille reconnaître la race plutôt que l’invisibiliser n’est qu’apparent, même si, comme le pointe Patrick Simon, il est « compliqué de concevoir que pour arriver à ne plus parler de “race”, il faut commencer par la prendre en compte ». D’autant plus si l’on considère, à l’instar de ce chercheur de l’INED, également préférable de conserver le mot « race » plutôt que de le remplacer par « ethnies » ou « nationalités » qui ont leurs significations propres, ou, sinon, sont employés comme des euphémismes charriant les « mêmes relents ».
Mais reste alors à déterminer comment on reconnaît la race et ce qu’on fait de cette réalité. De nombreuses enquêtes de terrain traduisent la persistance d’un ordre racial invivable pour celles et ceux qui se trouvent en bas de la hiérarchie tacite qu’il compose. Celui-ci se ressent dans le monde professionnel, dans l’accès au logement et jusque dans la pratique et la perception de l’espace public. Une étude dirigée par Fabien Jobard et René Lévy, publiée en 2009, montrait ainsi que les personnes perçues comme « Noires » (d’origine subsaharienne ou antillaise) ou comme « Arabes » ne vivaient pas la ville de la même manière que celles perçues comme « Blanches », notamment en raison de la pratique fortement différenciée des contrôles d’identité.
Reconnaître que la « socialisation de certains individus reste marquée par l’expérience de leur présence somatique au monde, notamment en raison de la couleur de leur peau », pour reprendre les termes de la philosophe et politiste Silyane Larcher, constitue une étape certes nécessaire mais non suffisante.
En effet, les rejeux des questions et des tensions raciales expriment des revendications et suscitent des inquiétudes qui, pour être véritablement prises en charge, exigent tout autant de désamorcer des peurs présentes que de réparer des crimes passés, de transformer les imaginaires que de travailler les réalités, de restructurer l’espace public que de modifier les pratiques politiques… Un chantier monumental qui suppose déjà de saisir les raisons contribuant à rendre les questions raciales aussi inflammables.
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