Oubliez aussi que le lait est un aliment en soi ; il est devenu, dans ces évolutions rapides, une mine comme le dit un des acteurs interviewé par les auteurs. Comme c’est un bon livre français, on y parle du « cracking » du lait en ses diverses composantes qui sont commercialisées séparément. Ce ne sont plus le lait de consommation courante, ni le beurre, ni la crème, ni le yogourt et même pas tout à fait la poudre de lait qui constitue les meilleures sources de revenus. C’est surtout le lait maternisé dont les Chinois sont preneurs au point d’ouvrir des usines en France et de multiples autres composantes qui se retrouvent un peu partout dans notre vie sans que nous le sachions. La liste de ces usages de composantes du lait fait trois pages dans le livre, va de la charcuterie aux produits cosmétiques en passant par le béton.
Les acteurs de cette évolution vers une industrialisation forcenée du lait sont à la fois nombreux et finalement pas autant qu’on le croirait. Et ce ne sont pas les fermiers qui en sont les chevilles ouvrières. Ils sont là, souvent avec leurs syndicats, mais les industriels et les propriétaires de la grande distribution font la loi au-dessus de leurs têtes et de leurs portes feuilles. La fin des quotas signifie l’obligation de s’engager par contrat avec une laiterie quelconque, coopérative ou non. Dans un cas comme dans l’autre, le cultivateur va négocier avec plus gros que lui-même, même s’il fait parti d’un groupe qui négocie pour l’ensemble. Ce sont les impératifs économiques de la laiterie qui vont faire la loi.
On peut se questionner sur la qualité des contrats existant en France, il y a probablement moyen de faire mieux mais il n’en reste pas moins que les fermiers sont enchaînés à des conditions coulées dans le ciment pour de longues périodes, qui ne sont pas souvent à leur avantage. Et bien sûr, tous sont absolument soumis aux aléas des prix sur les marchés mondiaux. Et en ce moment, il y a sur production sur ces marchés, d’où la chute des prix qui mènent les producteurs à la faillite, les distributeurs en profitent pour exiger des prix encore plus bas et les industriels à resserrer encore plus leurs conditions. Ces acteurs déterminants, surtout les industriels de la filière font tout pour maximiser leurs profits. Et ils entrainent les éleveurs dans cette fièvre productive. De là les fermes énormes, avec tous les risques que cela comporte pour la santé des animaux, complètement mécanisées à des prix délirants et des vaches « calibrées » pour une production maximale de lait. Il faut une configuration particulière du pis de la vache, (sans compter le reste) pour qu’elle puisse garder tout ce lait entre les traites qui sont augmentées à trois par jour. Ce n’est plus un animal, c’est une machine à produire ce qui deviendra une marchandise après transformation.
Ce livre se lit comme un polar. Il donne le fin mot des contradictions des gouvernements qui ont décidé d’engager leur production laitière dans ce sens et des industriels dont les décisions sont prises en regard de leurs intérêts capitalistes et les rapports souvent incestueux qui existent entre tout ce beau monde. On passe des syndicats aux officines gouvernementales puis au secteur industriel avec une facilité déconcertante. Ne croyez pas que la formule coopérative soit une protection pour les fermiers et les travailleurs d’usine.
Elles se comportent peu ou prou comme les compagnies privées ou cotées en bourse. Les auteurs nous démontrent que leurs membres sont de plus en plus minoritaires dans les lieux de pouvoir et on sait aussi qu’un bon nombre sont d’accord avec cette course à la production et s’y engagent même avec enthousiasme. Deux chapitres exposent l’organisation matérielle et les méthodes de gestions d’une grande coopérative implantée internationalement et d’une entreprise privée familiale, la plus grande au monde. Les deux ont grosso modo les mêmes stratégies organisationnelles et de gestion qui passent par de multiples « sociétés sœurs » et finissent pour une bonne part dans des paradis fiscaux. Les membres de la coopérative n’ont à peu près aucun moyen de savoir exactement comment elle est organisée et gérée et n’encaissent pas beaucoup de bénéfices. Les ristournes sont rares, mais les fusions-acquisitions sont la norme.
Le livre fait le tour d’absolument tous les aspects de ce marché : la qualité des vaches et les races choisies, la sélection génétique, leur alimentation, les équipements sophistiqués des étables, les machines agricoles, les modifications de l’usage de la terre, des rapports sociaux dans le secteur et les luttes incessantes que doivent mener les dominés pour tenter de tenir la tête tout juste hors de l’eau. Chaque aspect est un marché en lui-même déterminé mondialement et a des conséquences sur la qualité de vie des animaux et des humains.
Petite note : la mondialisation du secteur fait que nos fameux yogourts Liberté au Québec et Western creamery au Canada anglais sont la propriété de la grande coopérative française Sodiaal et la compagnie Parmalat présente sur notre territoire est celle de l’entreprise privée française la plus grande au monde, Lactalis.
Note personnelle : ce livre m’a donné une hypothèse sur la survenue du fameux rejet des quotas de production, ici dans le lait. Les quotas reposent sur la volonté de ne produire que les quantités nécessaires à la consommation courante dans un pays. Ils ont été introduits pour combattre les surplus de production qui étaient devenus une plaie dans les marchés. Les gouvernements qui les ont adoptés devaient, pour que les prix se maintiennent à un niveau acceptable, racheter ces surplus à charge pour eux de leur trouver un canal d’écoulement. Ce furent souvent des dons au pays du tiers monde qui ont eut une influence non négligeable sur le développement de leur propre secteur agricole dont le lait.
Les marchés sous gestion de l’offre, via les quotas, sont donc pour ainsi dire des marchés fermés ; il n’y a pas ou très peu de possibilité de croissance mais les producteurs ont des revenus prédictibles et assez constants. Les entreprises capitalistes, coopératives ou entreprises privées, ont peu de perspective d’accumulation de capitaux dans cette configuration. Au Québec, le développement des fromages fins, quasi inexistants avant les années quatre-vingt, a permis d’étirer la séquence.
Il leur faut donc casser le moule, ouvrir les frontières. La gestion de l’offre est minoritaire sur la planète. Dans le secteur du lait, le plus gros producteur qui fait plus ou moins la loi est une coopérative néo-zélandaise. L’abolition des quotas dans ce pays remonte à quelques années.
Il faudra une guerre soutenue de la part des producteurs laitiers et des consommateurs bien unis pour penser renverser cette vapeur même à la discipliner. Mais il faut quand même mener cette guerre.
Elsa Casalegno et Karl Laske, Les cartels du lait, éditions Don Quichotte (du Seuil) 2016, 528 p.
Mme Casalegno est ingénieure agronome et journaliste à La France agricole,
M. Laske est journaliste d’investigation à Mediapart. Ils ont bénéficié de la collaboration de Nicolas Cori, journaliste et fondateur du site Lesjours.fr
Présentation : Alexandra Cyr,