Édition du 12 novembre 2024

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Les Stratèges romantiques

Vidéo de l’intervention de l’auteur Pierre Mouterde au lancement du livre

Les Stratèges romantiques, le dernier essai de Pierre Mouterde, vient de paraître aux éditions Écosociété. Il sera lancé le mercredi 27 septembre, lors d’un 6 à 8, à la librairie Pantoute, au 1100 rue Saint Jean à Québec, en compagnie notamment d’Amir Khadir. Vous y êtes cordialement invités.

C’est un essai qui aborde des questions que d’ordinaire les progressistes ou les gens de gauche tendent à éviter ou à mettre entre parenthèse : le temps, la vie, la mort, le désir, la religion, l’amour, etc. Mais son auteur le fait en redonnant à toutes ces questions existentielles leur dimension politique et en les interprétant au travers de ce qu’il appelle la « fragmentation-massification » du monde contemporain.

Nous avons cru intéressant de l’interroger sur ce qui l’a conduit à se lancer dans un tel projet.

Presse-toi à gauche : On te connaissait surtout par tes écrits d’ordre politique ou social, y compris quand tu le faisais sur un mode plus philosophique, pourquoi aujourd’hui aborder de tels thèmes existentiels comme ceux de la temporalité, du désir, de l’amour, sans même parler de la religion. Des thèmes qui ne sont pas habituellement les tiens, qui sortent donc de ton champ de préoccupation ? Que s’est-il passé ?

Pierre Mouterde : Il y a sans doute deux types de raisons qui se combinent l’une à l’autre et expliquent ce changement apparent. Tout d’abord l’envie personnelle —peut-être à cause du temps qui passe, des années qui s’empilent—, d’approfondir des thèmes qui jouent un grand rôle dans l’existence de chacun, de tout humain quel qu’il soit, et sur lesquels quand on est de gauche en général on reste assez silencieux. C’est dommage, car le temps, le désir, l’amour, la vie, la mort, qui ne s’y confronte pas quotidiennement, qui n’a pas sa petite idée en la matière ? J’avais à ce propos une question qui me hantait : peut-on aujourd’hui tenter de rendre compte, de manière accessible et pédagogique, de ces dimensions de l’existence immédiate (le temps, le désir, l’amour, etc.) à partir de l’héritage critique des penseurs du soupçon (Marx, Freud, Nietzsche) et plus particulièrement d’un marxisme ouvert et hétérodoxe ? D’autant plus si l’on note qu’aux temps présents, le développement néolibéral est en train de radicalement changer les choses à leur propos, puisque comme j’essaye de le montrer tout au long de cet essai, notre sens collectif du temps, notre conception commune de la vie, de la mort, notre désir même, tout cela voilà qu’il se trouve profondément chamboulé par le déploiement capitaliste et néolibéral des dernières décennies.

D’où d’ailleurs la seconde raison qui explique ce choix et qui est cette fois-ci plus d’ordre politique : comment expliquer certains phénomènes sociopolitiques contemporains déroutants ? Par exemple, cette montée de la droite ou d’un certain populisme de droite ou d’extrême droite marqué par la xénophobie et l’autoritarisme politique (qu’on pense à l’élection de Trump) et qui touche précisément des secteurs de la population qui votaient pour la gauche ou adhéraient à son projet. Ou encore, comment expliquer ce recours (plus que ce retour) au religieux si symptômatique et, en un sens, bien étonnant à un époque comme la nôtre où tant d’entre nous ont abandonné toute pratique religieuse ? Est-ce qu’il y a des choses qu’aujourd’hui nous ne comprenons pas, à côté desquelles nous sommes passés ?

J’ai encore en mémoire les récits du jeune Daniel Guérin, brillant anarchiste français qui visitait l’Allemagne des années 30 et qui, à travers des reportages d’une grande acuité, se questionnait sur ce phénomène nouveau qu’était la montée du nazisme, avec toute la quirielle de potentiels dangers qu’il apercevait. Et dans l’urgence d’alors, il réfléchissait, cherchait à comprendre, alerter avant qu’il ne soit trop tard. J’ai aussi en tête les recherches, à peu près à la même époque, du jeune Reich qui, psychanalyste rebelle encore très influencé par Freud, s’intéressait —en allant complètement à contre-courant de la psychologie traditionnelle— à ce qu’il va appeler "la psychologie de masse du fascisme". Car il ne faut pas l’oublier : dans le gros des forces de gauche de l’époque (au sein de ses courants dominants, en particulier au Parti communiste), on a peiné à comprendre le danger comme la nature de ce qu’il en était véritablement du nazisme. Avec toutes les bévues pratiques qui en ont découlé, en termes politiques, en termes de capacités collectives d’en contenir les terribles menaces.

D’évidence les besoins strictement matériels, les besoins socioéconomiques de base des classes populaires ou subalternes, n’expliquent pas tout directement, ne rendent pas compte à eux seuls de la totalité des comportements collectifs qui peuvent se manifester à une époque donnée. Sans oublier pour autant les déterminants socioéconomiques classique, il faut aussi savoir prendre en compte les médiations culturelles, psychologiques qui s’y combinent et peuvent jouer à certains moments un rôle décisif. En somme il faut oser complexifier l’analyse ? Seule manière par la suite de pouvoir agir avec un minimum d’efficacité.

Certes à notre époque, la montée de l’extrême droite, le retour d’une certaine pensée néoconservatrice, l’apparition en tout état de cause d’un type de populisme de droite ou d’extrême droite grandissant ne ressemblent pas en tous points à ce qu’il en fut de l’épisode nazi des années 30. On le sait, jamais l’histoire ne se répète exactement de la même manière. Mais il y a là — ne serait-ce que par l’ampleur des réflexes xénophobes, réactifs et autoritaires que l’on retrouve aujourd’hui dans de nombreux pays du monde— des phénomènes sociopolitiques préoccupants, pour toute personne qui cherche à assumer l’héritage de la gauche. Des phénomènes qu’il faudrait parvenir à comprendre, ne serait-ce que pour tenter d’en arrêter au plus vite la prolifération.

Presse-toi à gauche : Mais de manière plus précise, quel a été ton fil à plomb, qu’est-ce qui t’a guidé pour aborder des thèmes qui en eux-mêmes (le temps, le désir, la religion, etc) sont si différents les uns des autres ?

P.M. : Avec le recul du temps, je dirais qu’il y a un événement apparemment anodin, mais à partir duquel je me suis mis à creuser, à approfondir le filon théorique qui depuis a été le mien et l’est resté jusqu’à aujourd’hui. C’était il y a bien longtemps, au début des années 90, au sortir d’un meeting à la mutualité à Paris, après avoir écouté Daniel Bensaïd, le dirigeant et penseur de la Ligue communiste révolutionnaire d’alors.

À la manière du tribun qu’il était, il avait été passionné et passionnant, et je me souviens comment il s’adressait à tous les gens de gauche —particulièrement aux plus radicaux— en disant quelque chose comme cela : « Attention camarades, la chute du mur de Berlin en novembre 89, puis la dislocation de l’Union soviétique en 91 inaugurent pour nous une période radicalement nouvelle ; une période qui n’aura rien a priori de facile, car nous ne pourrons plus continuer à penser comme nous le faisions avant, en nous appuyant seulement sur les vérités qui étaient traditionnellement les nôtres ».

Au fond c’est ce que j’ai essayé de faire depuis lors : tenter d’apercevoir, de faire apercevoir —depuis un point de vue de gauche renouvelé et radical (au sens de prendre les choses à la racine)— ce qui "aux temps présents" a changé, mais aussi ce qui résiste malgré tout aux avanies du temps, ce qui mérite coûte que coût d’être gardé, ré-actualisé, revivifié, depuis ce si riche héritage de gauche qui est le nôtre.

Bien sûr pour beaucoup, les années 80 paraissent à des années lumières de ce qui se passe aujourd’hui, et les générations nouvelles doivent me lire en se demandant de quoi je parle exactement. Mais en fait je crois qu’il s’est effectué dans la décennie des années 80 —une décennie pivot autour de laquelle notre monde a basculé— un changement de cap d’une importance majeure, et qui explique pour une bonne part les problèmes que nous connaissons aujourd’hui, et plus spécialement ces nouvelles coordonnées du monde dont nous sommes en train de prendre acte.

Car c’est pendant cette décennie que non seulement le capitalisme s’est globalisé à l’échelle du monde sous le fouet de la nouvelle régulation néolibérale, mais aussi que se sont effondrées toutes les alternatives socio-politiques antisystémiques qui s’étaient dressées contre les maux les plus symptômatiques du capitalisme, et surtout qu’ont commencé à se répandre et s’enraciner de nouvelles logiques culturelles et idéologiques, de type postmoderne, bousculant tous nos points de repère habituels. Secouant, malmenant les grands récits collectifs (religieux, culturels, politiques) qui nous permettaient de nous orienter, mais aussi les valeurs qui les structuraient (l’égalité, la liberté, etc.), les institutions qui les faisaient vivre (la nation, la démocratie représentative, le socialisme, etc.) ainsi que les liens sociaux à travers lesquels ils se traduisaient généralement (le parti, le syndicat, l’association, le groupe d’amis, la famille, le couple, etc.)... jusqu’à la façon dont nous pensions spontanément le temps, l’espace, le désir...

Il fallait donc aussi pouvoir tenter d’expliquer ces nouveaux phénomènes. Il fallait chercher à en percer le secret....

Presse-toi à gauche : Oui justement, mais quel serait alors ce secret ?

P.M. : Le secret... c’est bien sûr une manière de parler. Je crois cependant qu’avec cette idée de "fragmentation/ massification" (qui se trouve au centre de cet essai) ainsi qu’avec son corollaire la figure de "la séparation", j’ai touché quelque chose d’éclairant. Quelque chose qui pourrait caractériser de manière très profonde ce qu’il en est des défis sociaux et collectifs qui sont les nôtres aux temps présents, mais aussi des réponses qu’on pourrait leur donner aujourd’hui. Une manière de tenter de mettre en lumière quelques-unes des possibles nouvelles coordonnées de notre époque.

Le Manifeste du parti communiste de Marx et d’Engels, l’avait en son temps déjà anticipé : le capitalisme historique dans son déploiement tend à briser les liens sociaux traditionnels qui unissent les hommes entre eux ainsi que les valeurs qui les accompagnent, et il le fait en les poussant chaque fois un peu plus à les remplacer par les seuls diktats et enfermements de la société marchande et des dures exigences de son "paiement comptant". D’où sur le long terme —et compte tenu des échecs historiques qu’en termes d’alternative possible au capitalisme les pays dits socialistes ont pu représenter— cette tendance grandissante à la fragmentation qu’on retrouve dans les pays industrialisés, non seulement dans la sphère du travail, mais partout dans la société. Fragmentation bien sûr des grands récits et idéaux collectifs qui, au nom d’une modernité assumée et dépassée, ont été les nôtres pendant longtemps en Occident (par exemple le socialisme, la démocratie, la république, la nation, la patrie, la laïcité, etc) ; mais aussi fragmentation qui touche à la manière dont nous formions un "corps social", et qui tend ainsi à dénouer ou déliter une bonne partie des liens ou des rapports sociaux qui nous tenaient ensemble.

En fait la fragmentation, c’est aussi depuis le point de vue de la société et des effets que ce phénomène peut produire globalement en son sein, ce que nous avons pris l’habitude d’appeler —sur un ton un peu moral— la montée de l’individualisme. Si, comme on y aspirait au siècle des Lumières, il peut y avoir quelque chose de tout à fait positif dans la naissance d’un individu autonome et libre capable de penser par soi-même (sans être sous la tutelle d’un autre), il reste que cet individualisme des origines a fini par se traverstir, se pervertir au fil de l’histoire du capitalisme, en se muant plus spécialement à notre époque en une sorte d’"égo-grégarisme", qui comme le dit Dany Robert Dufour, nous a transformés, en partie tout au moins, en un grand « troupeau » de consommateurs se pensant libres. Minant ainsi sourdement, non seulement nos aptitudes à l’autonomie, mais aussi et surtout ce qui fait paradoxalement la force de tout individu humain : les liens sociaux dont il hérite et qu’il décidera, en toute autonomie, de cultiver et de développer à partir de lui-même, à partir de ses propres intérêts, de ses besoins fondamentaux, de ses désirs les plus intimes. Des liens sociaux à travers lesquels il s’est constitué et sans lesquels –il ne faut jamais l’oublier— il n’est rien et ne dispose d’aucune force ou puissance. Tel est le premier problème soulevé par cette tendance que nous connaissons aujourd’hui à la fragmentation grandissante : elle tend à nous affaiblir, autant comme individu que comme collectivité.

Mais au-delà de ces problèmes proprement dits, ce qui complique tout et rend la question d’autant plus décisive, c’est qu’en même temps qu’opère cette tendance à la fragmentation (déjà passablement désorientante), s’en impose une autre en tous points contraire : la tendance —sous les coups de butoir de la mondialisation économique néolibérale et de ses innovations technologiques (TIC)— à la massification de l’humanité toute entière. Massification faite d’une uniformisation des modes de travail, des modes de vie, des préoccupations et des valeurs collectives à l’échelle du monde. Mais aussi et en même temps, une massification faite de contrôles et de surveillances généralisées, notamment via Internet et de nouvelles technologies ad hoc. Finissant par nous imposer des types de liens sociaux et des formes de regroupements que nous n’avons pas décidés ou choisis, puis par nous soumettre à des formes de surveillance, de disciplinarisation menées sur le mode autoritaire, ou encore sur celui de la désapropriation, et qui ne correspondent en rien aux intérêts bien comptés de l’immense majorité d’entre nous.

Ce qui nous conduit à cette figure emblématique de "l’être séparé", caractérisant si bien la condition humaine contemporaine : le fait que nous soyons « séparés » les uns des autres, tout en étant en même temps étroitement tenus, retenus ensemble, voilà ce qui nous définirait plus que tout aux temps présents.

Et ce qui m’étonnait —ce que j’ai donc cherché à comprendre— c’est justement de savoir pourquoi, devant de tels phénomènes passablement contraires à nos besoins les plus profonds, nous paraissions en quelque sorte tétanisés, sans défense aucune. Plus encore prêts à donner, dans un tel contexte, notre caution à des solutions collectives totalement contre-productives comme la xénophobie généralisée, ou encore le populisme de droite aux penchants chaque fois plus autoritaires. D’où cette idée d’aller voir du côté des caractéristiques premières de la condition humaine, de notre sens du temps, de ce qu’il en est du désir, de l’amour, etc.

Presse-toi à gauche : Oui, pourrais-tu ici rappeler, quant à chacun de ces thèmes, quelques-unes des conclusions auxquelles tu arrives ?

P.M .  : Bien sûr, chacun de ces thèmes nécessiterait en lui-même de longs développements. C’est d’ailleurs pour cela que chaque chapitre (sur le temps, le désir, l’amour, la religion, la politique) a sa propre logique et peut faire l’objet d’une lecture pour elle-même.

Mais il y a quelque chose qui les lie tous, et c’est la question du « sens et du lien ». À ce propos, il y a une histoire très parlante et que j’aime bien. Elle a été racontée en son temps par Charles Péguy, et elle montre bien l’importance de cette question « de sens et de liens » pour les humains que nous sommes, particulièrement pour nous qui vivons à une époque où tous nos points de repère collectifs semblent se déliter, perdre de leur force, en somme se fragmenter. Il s’agit de l’histoire de 3 casseurs de cailloux qui —alors qu’on est au 13ième siècle et aux environs de Chartres— sont astreint à la même absurde tâche, celle de casser des cailloux, mais la vivent avec des degrés de satisfaction très différents, selon leur capacité à lui donner sens en parvenant à se lier ou non à d’autres. Alors que le premier, isolé, ne fait que se plaindre, le second trouve un certain plaisir à sa peine en se rappelant qu’il fait ainsi vivre ses enfants et sa famille, pendant que le 3ième s’enthousiasme du fait que lui, avec tant d’autres, « il construit des cathédrales ». On voit ainsi comment un même labeur –aussi peu gratifiant que de casser des cailloux— peut être source ou non de joie et de bonheur, selon la capacité qu’on a, de lui donner du sens et de l’inscrire dans des liens, ou des rapports sociaux donnés.

Or, quand on aborde la question du temps, de la temporalité humaine, on croise nécessairement à un moment ou à un autre, la thématique du « sens et du lien ». Car c’est à travers le temps et sa durée que nous définissons –vaille que vaille— ce qui « fait sens » pour nous. Dès lors, si l’axe même de la temporalité avec ses trois moments si étroitement liés les uns aux autres (le passé, le présent, le futur) se trouve, au niveau de notre perception collective, profondément bousculé par les logiques néolibérales contemporaines et ramené –via le présentisme étouffant d’aujourd’hui— au seul moment et aux seules limitations du présent immédiat, nous voilà en grande difficulté pour donner une signification à notre vie ; signification qui ne peut se penser que dans la durée. Notamment en nous trouvant bien plus désarmés que par le passé pour nous relier, tant aux legs des générations passées, qu’aux aspirations de ceux et celles qui viendront après nous.

Et cela est d’autant plus important que nous les humains, nous sommes des êtres désirants, et pas seulement des êtres de besoins. C’est ce qui fait notre profondeur, notre spécificité, notre unicité. Or c’est toujours depuis une intériorité, une histoire en tous points unique et qui nous est propre, depuis nos désirs les plus profonds, depuis notre subjectivité même que nous pouvons croître, nous libérer des tutelles qui pèsent sur nous, aspirer à une vie plus haute, en somme parvenir à vivre intensément. Mais cela n’est possible qu’à la condition que nous puissions établir –tout au long de notre vie— des liens, des rapports sociaux qui ne nous étouffent pas, mais nous permettent de nous affirmer en toute indépendance et de développer nos potentialités d’autonomie, en apprenant à nous déterminer par nous-mêmes. Et c’est ce qui aux temps présents apparaît chaque fois plus mis en question ou bafoué. Notamment à travers de phénomène de fragmentation/massification que nous avons évoqué plus haut et qui conduit à cette figure de l’humain « égo-grégaire » si caractéristique des grandes sociétés marchandes d’aujourd’hui.

Pas étonnant en ce sens, que des entreprises ou des institutions de sens et de liens comme les religions paraissent à notre époque (une époque pourtant passablement mécréante) retrouver un regain d’allan et vigueur ! C’est en effet le point d’appui privilégié des religions que de proposer du sens à ce qui paraît ne pas ou ne plus en avoir, et qui plus est en s’employant à nous relier à plus grand que nous ainsi qu’à des Églises bien concrètes qui en traduisent les exigences au quotidien. Pas de doute, il y a dans ce recours au religieux, une réaction collective —on pourrait parler ici d’affects collectifs— finalement passablement compréhensible, à une époque où tous les points de repère qui tenaient bon, nous reliaient aux uns et aux autres, paraissent s’étioler ou même partir en fumée.

Quant à l’amour, pourquoi est-il au cœur de toutes les espérances humaines les plus enthousiastes ainsi d’ailleurs que de tous les déchirements les plus douloureux ? Justement parce qu’autour de lui se condense à l’extrême la question humaine du « sens et du lien ». En effet à travers lui, nous découvrons soudain comment, par tout ce que l’amour paraît nous révéler et nous donner, sens et liens n’ont plus besoin d’être recherchés ou encore patiemment construits ou protégés, puisqu’ils apparaissent dans l’expérience du plaisir amoureux, déjà là, donnés à profusion. Comme s’il nous ramenait au temps de nos origines. Ne dit-on pas d’ailleurs de l’amour qu’il veut l’éternité et non pas la durée ? Mais en même temps, c’est pourtant à son propos que toutes les sociétés se sont employées à vouloir installer des règles strictes ainsi que des liens qui, comme dans le mariage traditionnel, se voulaient indissolubles, pour justement tenter de le codifier, le faire durer envers et contre tout.

Ce n’est pas un hasard d’ailleurs que tous ces thèmes (le temps, le désir, la religion, l’amour, etc.) reviennent sur le devant de la scène, en particulier dans le champ de la philosophie. Précisément parce que tout des temps présents est en train de bousculer, questionner l’appréhension habituelle que nous en avions, nous obligeant ainsi à en repenser un à un tous les termes. Un formidable chantier...

Presse-toi à gauche : Il reste encore un thème que tu n’as pas abordé comme tel : celui de la politique. On dirait pour toi qu’il s’agit d’une sorte de « sésame », la solution des solutions, une solution qui pourrait paraître un peu miraculeuse, non ?

P.M. : Miraculeuse.. surtout pas.... Car s’emparer de la politique, en faire une arme pour retrouver une force collective perdue, c’est là une solution qui est loin d’être facile. La politique, prise au sens noble du terme, demande à être pensée dans la durée, plus encore au fil de l’histoire d’une société donnée. Faire de la politique, c’est toujours se colleter avec la durée. C’est construire quelque chose sur le long terme, en liant étroitement dans une même démarche, passé, présent et futur ainsi qu’en faisant du temps présent, le temps où l’on parvient d’un même mouvement à transformer l’héritage du passé en fonction des défis posés par le futur. Mais en même temps, la politique –celle qui est pensée sur le mode démocratique— correspond à la seule solution qui est vraiment à notre disposition, au seul outil dont nous pouvons user et qui correspond aux aspirations (d’autonomie, d’égalité, de souveraineté, de démocratie, etc.) qui sont les nôtres, nous qui sommes de gauche. Le seul outil qui nous permet d’ajuster des moyens dotés d’une certaine efficacité aux fins les plus nobles que nous nous proposons de faire advenir.

C’est là d’ailleurs où git la différence de fond avec les solutions politiques proposées par le populisme de droite ou d’extrême droite. Si nous voulons redonner force et puissance aux classes populaires et subalternes, participer à leur ré-affirmation collective et politique, ce ne peut pas être, quand on est de gauche, sur le mode de la manipulation démagogique et de la tromperie, ou encore sur le mode de l’autoritarisme ou d’une allégeance aveugle à un groupe de dirigeants tout puissants ou à un « caudillo » quelconque. Ce ne peut être qu’en favorisant sur le mode de la démocratie la plus authentique (la démocratie directe et participative, ou encore populaire), l’émergence d’une force collective nouvelle, une force qui puisse garder toujours les moyens de contrôler la puissance et le pouvoir qu’elle a fait naître, et qui à travers la force qu’elle a ainsi acquise, parvient à affirmer l’ensemble des intérêts qui la définissent à l’encontre des classes possédantes et élites dominantes contemporaines...le fameux 1% d’aujourd’hui.

On voit ainsi comment la politique a, elle aussi, à voir avec la question du « sens et du lien ». C’est même aujourd’hui ce qui devrait être sa tâche première : rassembler, ré-unir à nouveau la tribu dispersée, désorientée, fragmentée que la gauche est devenue ; redonner enfin force et puissance aux classes populaires et subalternes. Mais, non pas en massifiant les individus qui les composent, en les uniformisant ou en les faisant disparaître derrière des logiques autoritaires ou totalitaires, mais en les mettant au centre d’un véritable processus ascendant d’empowerment collectif et démocratique C’est ce projet d’émancipation que la figure du stratège romantique essaye à sa manière de symboliser. Et c’est à la reconstitution de ces grands récits de transformation sociale et politique dont elle est l’expression que cet essai tente d’apporter sa propre pierre.

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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