Édition du 21 janvier 2025

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Afrique

Les « Maisons russes », bras armé du soft power de Poutine en Afrique

Cours de langue, bourses d’études, événements culturels... Les « Maisons russes » sont devenues le principal instrument de la diplomatie culturelle du Kremlin et contribuent à implanter durablement Moscou sur le continent.

Tiré d’Afrique XXI.

« Vous savez, je viens de Sibérie, et pouvoir participer à un festival de théâtre en Afrique ça représente beaucoup pour moi », lance avec un grand sourire Igor Lesov, sous les applaudissements du public de la Maison du Théâtre du Bardo, à Tunis. Devant une centaine de spectateurs, l’acteur vient d’interpréter en russe Le Comte Nouline, une pièce du dramaturge Alexandre Pouchkine, avec une troupe de trois autres artistes venue spécialement de l’École d’art dramatique de Moscou.

La représentation a eu lieu fin novembre dernier dans le cadre des Journées théâtrales de Carthage 2024, un festival annuel de théâtre. « La salle était bien plus remplie que pour les dernières séances », assure le guichetier à l’entrée. Après le spectacle, la caméra de la chaîne d’information Russia Today (RT) donne la parole aux spectateurs, répartis entre expatriés russes et amateurs de théâtre tunisiens. « J’ai déjà un peu appris le russe en autodidacte, et j’étais curieux de voir du Pouchkine », déclare Mohamed à la sortie de la salle. Le jeune étudiant en lettres ajoute que, selon lui, « la Russie a un énorme patrimoine littéraire, qu’on ne connaît pas très bien en Tunisie ».

« Élargir la compréhension des Tunisiens sur la culture russe » est bien l’objectif affiché par le directeur de la Maison russe de Tunis, Youri Zaïtsev, remercié par l’ensemble de la troupe pour son soutien à l’événement. Le mois suivant, l’établissement a participé à l’organisation de deux autres représentations théâtrales dans le pays, ainsi qu’à un concert de Noël, à une excursion dans la région du cap Bon, et à une session d’information sur les études en Russie, entre autres. En plus des trois cours de langue assurés chaque semaine dans les locaux de la Maison russe, à Tunis.

De l’héritage soviétique au sommet de Sotchi

En réalité, la « Maison russe à Tunis » ne porte ce nom que depuis 2021. Avant cette date, l’institution s’appelait encore « Centre russe des sciences et de la culture » (CRSC). Fondé en 1966, il s’insérait alors dans le dispositif de diplomatie culturelle de l’URSS. En 2008, le gouvernement russe crée le Rossotrudnichestvo : une agence chargée, entre autres, de la coopération humanitaire et de la gestion des CRSC dans tous les pays du monde. « Les Maisons russes sont donc des organismes décentralisés de la diplomatie culturelle, liées au Rossotrudnichestvo », résume Maxime Audinet, chercheur à l’Irsem et spécialiste de la Russie, rappelant aussi qu’il « s’agit d’un dispositif assez classique, en quelque sorte l’équivalent des Instituts français ».

Le Rossotrudnichestvo hérite de sept centres africains, fondés entre 1945 et 1989 aux quatre coins du continent : Addis-Abeba (Éthiopie), Le Caire (Égypte), Rabat (Maroc), Brazzaville (République du Congo), Dar es-Salam (Tanzanie), Lusaka (Zambie) et Tunis. « Pendant longtemps, l’Afrique a été l’angle mort de la diplomatie culturelle russe », explique Maxime Audinet. Pour lui, le « moment charnière » du réengagement du Kremlin vers la région date du sommet de Sotchi organisé en 2019 : « On parle beaucoup de Wagner, RT et Sputnik, mais il y a aussi depuis cette date la volonté de réinvestir l’Afrique par la diplomatie publique. »

Deux ans plus tard, les CRSC africains deviennent tous des Maisons russes et utilisent un logo officiel sur lequel figure un « attribut architectural d’État » renvoyant au Kremlin de Moscou, selon le Rossotrudnichestvo, ainsi qu’un QR code dirigeant vers le site de l’agence. Sur le papier, les missions des maisons russes restent inchangées : promouvoir la langue et la culture russes et gérer les bourses et les programmes d’études.

« Nous répondons aux aspirations de nos amis »

Au début des années 2020 cependant, la plupart des maisons russes africaines commencent à alimenter leurs comptes sur les réseaux sociaux en intensifiant la communication officielle et en multipliant les événements. Cette dynamisation est portée par de nouveaux directeurs : arrivé à Tunis en 2022, Youri Zaïtsev est un ancien cadre du ministère de la Culture et directeur de musée à Moscou. En Éthiopie, c’est Alexandre Evstigneev, un journaliste de la télévision d’État, qui prend la direction du centre fin 2023. Et à Brazzaville, la directrice de la Maison russe est depuis 2021 Maria Fakhrutdinova, diplômée de l’Institut d’État des relations internationales de Moscou et native de Sébastopol (Crimée).

En plus de ces centres, le Rossotrudnichestvo travaille également à l’ouverture d’autres Maisons russes en Afrique, sur un modèle « non gouvernemental ». La formule, employée par le directeur du Rossotrudnichestvo, Yevgeny Primakov, dans un entretien livré à l’agence TASS en janvier 2024 (1), renvoie en réalité à des partenariats signés avec des structures déjà présentes dans les pays hôtes. Le 16 septembre 2024, cinq accords ont par exemple été conclus avec des « Maisons russes non étatiques » en Sierra Leone, en Guinée équatoriale, en Centrafrique, en Somalie et au Tchad. Lors de la cérémonie de signature, Yevgeny Primakov déclarait :

  • La demande des communautés locales pour l’éducation russe, la langue russe et les liens culturels est bien plus importante, vaste et étendue que le réseau officiel de maisons actuellement en place. C’est pourquoi nous répondons aux aspirations de nos amis à travers le monde, qui sont nombreux. La Russie n’est en aucun cas isolée.

Un réseau en pleine expansion

« C’est beaucoup plus simple de mettre en place ce genre de structures avec un budget réduit », précise Maxime Audinet, tout en reconnaissant que le modèle « non gouvernemental » apporte aussi « un pilier sur lequel s’appuyer dans la société civile ». Un atout important, étant donné la diversité d’acteurs russes présents dans ces pays. À Bangui, la nouvelle Maison russe est par exemple dirigée par Dmitri Sytyi, un des piliers de l’expansion du groupe Wagner dans le pays du temps d’Evgueni Prigojine. À l’inverse, c’est un groupe d’étudiants tchadiens qui est à l’origine du projet de Maison russe à N’Djamena.

Interrogé sur le nombre total d’ouvertures de Maisons russes réalisées ou prévues en Afrique, le Rossotrudnichestvo n’a pas apporté de réponse. Au total, les différentes déclarations réalisées par l’agence dans les médias proches du Kremlin (2) permettent d’identifier huit signatures d’accords avec des partenaires « non étatiques » en 2024, et sept autres projets d’implantation de Maisons russes (gouvernementales ou non) officiellement annoncés. Ces extensions du réseau sont aussi supervisées par les représentants du Rossotrudnichestvo. À Tunis, Youri Zaïtsev confirme ainsi que la Maison russe s’est vu confier « la mission de développer la coopération culturelle » en Libye et en Algérie.

En plus de ce réseau officiel, certaines associations déjà implantées dans d’autres pays sont aussi de sérieuses candidates à de potentielles extensions, puisqu’elles proposent des activités similaires aux Maisons russes. C’est par exemple le cas du centre culturel russe de Yaoundé, qui est « en train de travailler pour être reconnu par le Rossotrudnichestvo », selon sa directrice, Olga Efa Fouda. Cette expatriée installée au Cameroun depuis les années 1980 explique que le centre est déjà parrainé par l’ambassade de Russie : "Mon ambition est de diffuser la langue et la culture russes, mais aussi vulgariser notre histoire qui est trop méconnue en Afrique. »

Histoire, art et narratif russes

Le 9 mai 2024, le centre culturel russe de Yaoundé a organisé « une rencontre dans un lycée privé pour commémorer le jour de la Victoire », explique Olga Efa Fouda. En Afrique, la plupart des Maisons russes célèbrent cette date, retenue par l’URSS comme celle de la victoire sur l’Allemagne nazie en 1945. Fin octobre 2024, la Maison russe de Tunis a aussi commémoré le centenaire de la dissolution de la « flotte de l’Armée blanche » à Bizerte, un épisode marquant la disparition de l’Empire (3), en présence d’une frégate et de marins russes. « En Russie, la place de l’Histoire est marquée par une forme de révisionnisme et une mémoire sélective », rappelle Maxime Audinet. Dans le cas de la Seconde Guerre mondiale, le chercheur explique par exemple que « la mémoire est utilisée pour glorifier le rôle de l’armée rouge, en évacuant plusieurs questions comme le pacte germano-soviétique ».

En plus de l’Histoire, les Maisons russes en Afrique organisent de nombreux événements célébrant l’art russe. Des concerts de Tchaïkovski à Rabat aux projections de drames militaires à Pretoria, en passant par des spectacles de ballets au Caire, « on met surtout l’accent sur la culture classique russe », souligne Maxime Audinet, rappelant au passage que « toute la culture contemporaine – et a fortiori dissidente – est très peu mise en avant, ce qui distingue les Maisons russes des Instituts français ou des Goethe Institute par exemple ». La figure de l’écrivain Alexandre Pouchkine notamment, dont les pièces sont désormais jouées à Tunis, est omniprésente. Les Maisons russes africaines vont jusqu’à utiliser le visage de l’artiste sur plusieurs logotypes d’événements qu’elles organisent.

« Pour la Russie, la culture est aussi un champ de bataille à investir », assure Olena Snigyr, chercheuse en relations internationales associée au Centre européen Robert Schuman. « Dans l’œuvre d’auteurs comme Pouchkine ou Dostoïevski, on trouve des éléments légitimant le colonialisme », rappelle-t-elle (4). « On pourrait dire la même chose d’écrivains français ou anglais, comme Camus, souligne la chercheuse, mais ils sont aujourd’hui relus avec une approche critique, ce à quoi la littérature russe est tout à fait immune. »

La popularité de Vladimir Poutine

« Avec les Maisons russes, l’enjeu ne se porte pas tant sur la propagande ou la désinformation que sur les interprétations, les narratifs », conclut Olena Snigyr. De ce point de vue, force est de constater que les Maisons russes sont aussi un outil de diffusion de l’idéologie du Kremlin. Par exemple, en exposant au Salon du livre de Tunis d’avril 2024 des exemplaires de 25 questions sur la Crimée, un ouvrage fournit plusieurs arguments justifiant l’intervention militaire de 2014. Ou encore en organisant à Rabat une exposition sur les témoignages d’habitants des oblasts ukrainiens officiellement annexés par la Russie en 2022.

Sur certains réseaux sociaux, les différentes pages des Maisons russes africaines cumulent des milliers ou des dizaines de milliers de followers. Dans les médias, les responsables des Maisons russes décrivent tous un engouement général du public. « Nos cours de langue attirent de plus en plus de Camerounais qui veulent étudier en Russie », assure Olga Efa Fouda. Le centre de Yaoundé, s’il reste indépendant du Rossotrudnichestvo, assure des services de traduction de documents officiels. Sa directrice explique le succès des universités russes par « le coût bien moins élevé qu’en Occident et la qualité de l’enseignement », mais aussi « la popularité du président Poutine, qui tient tête à la France, aux États-Unis, et lutte contre les LGBT ».

Près de 34 000 Africains étudient en Russie pour l’année scolaire 2024-2025, selon les autorités russes. Le pays est devenu une destination attractive, mais loin derrière les États-Unis et ses 57 000 étudiants pour l’année 2022-2023, et surtout l’UE, qui accueillait 282 000 étudiants africains sur la même période. Grâce à ces alumni, le Rossotrudnichestvo peut aussi mettre en avant les parcours des boursiers les plus inspirants. « Je garde d’incroyables souvenirs, la Russie m’a accueilli et m’a super bien formé », assure par exemple Rousson El Papacito, jeune rappeur congolais diplômé en génie pétrolier de l’Université de Perm (Oural). Rousson a bénéficié de la bourse de coopération russo-congolaise, et continue à être soutenu par les autorités russes. « Je remercie d’ailleurs infiniment la directrice de la Maison russe pour son soutien », poursuit le rappeur, qui a donné un concert au Centre culturel russe de Brazzaville le 17 août 2024.

« Promouvoir les idées positives du “monde russe” »

« Le public africain reçoit avec enthousiasme le narratif russe », souligne Olena Snigyr, qui rappelle que la diffusion de la culture, de l’histoire et de la langue russes « sert à alimenter une opinion publique favorable ». En plus des discours tournés contre l’Occident, déjà diffusés par les médias du Kremlin, les Maisons russes renforcent surtout « l’image d’une grande Russie, défendant la culture et les valeurs traditionnelles, celles du russkiy mir ». Dans l’espace post-soviétique, en effet, le concept de russkiy mir (monde russe) renvoie à l’idéologie mobilisée depuis le début des années 2000 par Vladimir Poutine pour délimiter la sphère d’influence de la Russie, sur laquelle Moscou a toute légitimité à intervenir.

Dans un entretien livré en novembre 2023 à La Vie internationale (le journal du ministère russe des Affaires étrangères), Youri Gerasimov, directeur de la section du Rossotrudnichestvo à Pretoria, explique :

  • Dans le cadre de leur propagande négative acharnée, les médias occidentaux diabolisent délibérément l’image de la Russie, cherchant à nous priver de notre grande culture et de notre histoire. L’une des principales missions actuelles du Rossotrudnichestvo et de nos représentations à l’étranger est donc de créer une image objective de la Russie et de promouvoir les idées positives du « monde russe »

« Le “monde russe” est une notion volontairement floue, explique de son côté Maxime Audinet, certains en ont une vision ethnocentrée, mais d’autres acteurs promeuvent une définition globale, et y incluent par exemple les sympathisants de la Russie ». Si Olena Snigyr reconnaît qu’il est « trop tôt pour parler d’extension du russkiy mir à l’Afrique », l’action des Maisons russes permet assurément de créer des liens profonds et pérennes avec le public africain. « Cela démontre une volonté de projeter un vrai soft power, pour s’implanter durablement en Afrique », résume Maxime Audinet.

Notes

1- Agence de presse fondée en 1925 et financée par le Kremlin.

2- « Des Maisons russes vont ouvrir dans sept pays africains », African Initiative, 31 janvier 2024 ; « Moscou travaille à l’ouverture de Maisons russes partenaires au Congo et en Côte d’Ivoire », Sputnik Afrique, 14 novembre 2024...

3- En 1920, en pleine guerre civile russe, une escadre de la marine impériale évacue plusieurs milliers de personnes fuyant l’avancée des Bolcheviks en Crimée. La flotte est accueillie par la France dans son protectorat de Tunisie, où elle sera internée jusqu’à la reconnaissance de l’URSS par Paris en 1924. Les navires restants sont alors restitués à l’Union soviétique. Voir Hélène Menegaldo, « Les russes à Bizerte : de la Tunisie à la France, les étapes d’une intégration contrariée », Mémoire(s), identité(s), marginalité(s) dans le monde occidental contemporain, numéro 13, 2015.

4- Olena Snigyr s’appuie en grande partie sur le travail d’Ewa Thompson, slaviste américano-polonaise et spécialiste des motifs impériaux de la littérature russe. Son ouvrage Imperial Knowledge : Russian Literature and Colonialism (Westport, CT and London : Greenwood), paru en 2000, est une référence des études post-impériales sur la Russie.

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