Édition du 27 août 2024

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États-Unis

Project 2025 : Le programme pour le pouvoir, passé et futur

En 1980, la Fondation Heritage a publié un manuel afin de diminuer le rôle de l’État et de lancer le marché libre. Sa vision de 2025 est encore plus extrême et plus dangereuse. Cet article fait partie de « Project 2025 : The Plot Against America », une production spéciale de The Nation destinée à dévoiler le vaste programme saisissant pour un deuxième mandat de D. Trump. Il apparaît dans le numéro de juin 2024 intitulé : « The Conservative Promise ».

Kim Phillips-Fein, The Nation, 4 juin 2024
Traduction, Alexandra Cyr

Après l’élection de Ronald Reagan en novembre 1980, l’Heritage Fondation qui était alors une star des groupes de réflexion, a lancé un document manuscrit : Mandate for Leadership : Policy Management in a Conservative Administration, qu’elle a fait parvenir à l’équipe de transition présidentielle et à la presse. Rédigé tout au long des années 1980, le manuscrit de 3,000 pages (1,093 après publication en volume) reflétait les aspiration d’un mouvement politique sur le point d’accéder au pouvoir.

Lorsque Richard Nixon a été élu en 1968, quand Barry Goldwater a fait campagne pour la présidence, il n’y a eu aucune infrastructure intellectuelle qui ait produit quoi que ce soit de comparable. Une poignée de sociétés d’intellectuels.les défendaient le marché libre et quelques organisations diffusaient la propagande communiste. Mais il s’agissait en général de vues générales sur la politique et l’économie plutôt que des programmes détaillés.

Mais, en 1980, le conservatisme était arrivé à Washington et le monde organisationnel avait complètement changé. Il n’y avait pas que l’Heritage Fondation créée en 1973 avec le soutien du magnat de la bière, Joseph Coors, mais aussi l’American Enterprise Institute, l’American Conservative Union et plus encore. Edwin Feulner, alors président de l’Heritage Fondation, se souvient que l’inspiration pour le « Mandate » était venue d’une réunion avec l’ex secrétaire au trésor, William Simon. Il se plaignait que lorsqu’il était arrivé à Washington pour servir dans l’administration Nixon, il n’y avait aucune direction ou « plans pratiques » pour mettre en action un programme conservateur. L’Heritage Fondation s’est attelée au travail pour que ça ne soit plus le cas.

Il fallait offrir à la nouvelle administration Reagan, un manuel sur la manière de limiter l’action du gouvernement fédéral pensant que ce faisant, l’activité entrepreneuriale se développerait en force et qu’ainsi le pouvoir dominant des États-Unis dans le monde serait restauré. Durant la première réunion de son cabinet, R. Reagan a distribué des copies du « Mandate » et plusieurs de l’équipe de sa rédaction ont bénéficié de nominations dont la plus notable, celle de James Watt, comme secrétaire à l’intérieur. Le livre a eu un franc succès.

Cette année, la Fondation, avec une constellation d’organisations conservatrices, a lancé un nouveau « Mandate for Leadership » avec l’intentions de guider la Présidence de D. Trump si jamais, il était réélu. Même si elle fait cela chaque fois que la Présidence change de mains, dont pour deux administrations républicaines, l’actuelle version qui fait plus de 880 pages est beaucoup plus audacieuse que les précédentes. Comme en 1980, le document devrait « revigorer la droite » et pour y arriver il présente plus de 350 penseurs conservateurs.trices et 45 organisations semblables qui offrent des avis sur les politiques (qui seront décidées) par la nouvelle administration. E. Feulner écrit la post face qu’il rebaptise « the Onward » dans laquelle il souligne que l’actuel courant « économique, militaire, culturel et de politique étrangère bouleversée  » rappelle l’époque de Jimmy Carter « mais en pire ».

Mais, au-delà des invocations des années 1980, le nouveau « Mandate » est le reflet d’une toute autre phase du conservatisme américain. Même si la droite peut espérer reprendre l’élan des débuts de l’administration Reagan, le ton et le contenu du document laissent voir un mouvement divisé de l’intérieur. Contrairement à ce qu’il suggère, il n’arrive pas à une réelle transformation idéologique de la droite alors qu’elle se bat pour intégrer les succès électoraux de Donald Trump dans sa vision politique plus large.

Dans sa préface au texte de 1980, E. Feulner écrit : «  L’imagination politique et la philosophie conservatrice ne sont pas un couple aussi uni qu’on le dit  » mais plutôt «  des partenaires égales et nécessaires dans la gestion gouvernementale  ». Plusieurs des auteurs avaient une histoire personnelle avec le gouvernement soit comme élus au Congrès ou membre du cabinet. Sur les 32, il n’y avait qu’une seule femme.

Afin de présenter le type de gouvernement conservateur à venir, en 1980, les rédacteurs du programme commencent par décrire les divers départements et leurs cabinets et présentent un plan de travail pour chacun. Ce plan s’avère être une description de la manière par laquelle le gouvernement fédéral fonctionnerait si un grand nombre des agences mises en place durant le New Deal et sous la politique de la Grande Société était largement réduits ou carrément éliminés. Par exemple, le Département de l’éducation devrait être « complètement restructuré ». Il envisage que l’Agence de protection de l’environnement (EPA), soit conservatrice. Au passage on note les origines de cette agence au temps de l’administration Nixon et on avance qu’un « fédéralisme coopératif » induirait plus de soumission (aux décisions) parce que le pouvoir de décision serait rendu aux États et aux autorités locales. (…) La règlementation économique «  menace de détruire l’économie de marché libre alors qu’à l’origine elle devait le protéger  ». Dans la section du travail du Département du travail, on en appelle à l’introduction de lois dites « du droit de travailler » pour des groupes particuliers comme, par exemple, les étudiants.es ou les journalistes. On s’attaque lourdement aux fonctionnaires et autres travailleurs.euses du secteur public. C’est un avant-goût de ce R. Reagan a fait contre les aiguilleurs du ciel en grève en 1981.

Les rédacteurs du programme, influencés par la théorie économique de l’offre, recommandent de mettre fin aux impôts sur les gains en capital et à ceux des entreprises pour donner plus d’intérêt pour «  travailler, épargner, investir et produire des résultats concrets ».

En 1980, réfléchissant sur la défaite américaine au Vietnam et à l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique, le programme plaide pour que la campagne contre le communisme soit revivifiée. Le chapitre sur le Département de la défense avance que les États-Unis sont « en train d’arriver à un stade d’infériorité militaire » face à L’URSS et que le budget militaire doit être considérablement augmenté. Les rédacteurs sont particulièrement durs envers le Département d’État et la politique de J. Carter envers l’Amérique centrale. Ils pressent les États-Unis de : « décourager les Soviétiques d’installer un autre pays communiste dans cet hémisphère ».

Ce portrait du texte de 1980 doit être nuancé, même s’il endosse le capitalisme sur la base de l’offre et qu’il est contre le communisme. Par exemple, il est très ouvert à l’immigration. Il signale que certains.es conservateurs.trices voient d’un bon œil «  l’entrée d’immigrants.es illégaux.ales ». Ce serait un bon moyen de faire faire des travaux que les Américains.es ne veulent pas faire « au niveau des salaires pratiqués  ». D’autres soutiennent que l’introduction « d’un grand nombre de personne à la culture inassimilable » créerait un « fardeau insupportable  ». Même si dans la section sur l’Agence de la protection de l’environnement (EPA), on présente ses régulations comme « paralysantes » on concède que le contrôle de la pollution a été « un succès remarquable ». Il y a de courtes mentions sur l’avortement, les valeurs familiales, le crime, la religion et la sexualité. Le programme embrasse large mais pour la majorité du texte, le ton est décontracté.

Nous allons faire la comparaison de ce programme avec «  Project 2025 » sous-titré « La promesse conservatrice » plutôt que « Politique de gestion dans une administration conservatrice » de 1980. À ce moment-là, l’attention était portée sur la structure du gouvernement fédéral et la nécessité de recentrer l’État sur la sécurité nationale. L’actuel programme commence par lister les problèmes auxquels le pays fait face aujourd’hui : les « ravages » de l’inflation, les budgets familiaux, les « overdoses », la « normalisation délétère » du transgénisme, « l’invasion de la pornographie » dans les bibliothèques scolaires et surtout le « Grand réveil » (Great Awokening) qui est lié au culte du totalitarisme. Le Président de la Fondation Heritage met en garde contre les « élites mondiales, les stratégies culturelles et économiques venues de la guerre froide » qui sont engagées par la « dictature totalitaire communiste » à Beijing avec Tik Tok comme outil principal.

Comme en 1980, (le texte actuel) soutient qu’un «  Président conservateur moderne doit limiter, contrôler et diriger  » l’exécutif. Il plaide aussi pour l’élimination du Département de l’éducation et envisage une « EPA conservative » qui n’a rien à voir avec les fondements de cette agence mise en place sous le Président Nixon. Il propose l’abolition du programme Head Start, (qui vise les enfants d’âge préscolaire. N.d.t.) parce qu’li serait « baigné de scandales et d’abus  ». Il soutient aussi que le Département de la justice, y compris le F.B.I., a été pris en main par « une classe bureaucratique de gestionnaires radicaux de gauche ». Il faut revoir les politiques fiscales pour «  améliorer le soutient au travail, a l’épargne et aux investissements  ». La formule est quasi l’exacte réplique de celle de 1980.

Mais ce projet conservateur qui fut un temps appelé à la confidentialité est maintenant crié sur les toits. Redéfinir l’État et relâcher de nouvelles énergies est devenu « essentiel » puisqu’un Président affaibli est au pouvoir dépassé par l’appareil d’État qui est devenu hors de contrôle. Project 2025 suggère, que pour tenir les rênes du pouvoir, il faut diminuer les salaires et les bénéfices marginaux des employés.es de l’État, de le faire en adoptant un « niveau de salaire basé sur le marché ». Le projet recomande aussi « démanteler le Departement of Homeland Security » et de créer une agence autonome des frontières et de l’immigration comptant au moins 100,000 employés.es. Le document prend en compte la division à propos de l’Ukraine et de la Russie mais il cherche à rallier autour « d’une opportunité générationnelle » pour résoudre ces tensions et plaide pour que la « Chine communiste » soit reconnue comme « une menace déterminante ».
On y trouve aucune prétention à partager les valeurs en matière de politiques commerciales. Le chapitre sur « le commerce équitable » se concentre sur la protection de la fabrication américaine étant donné la « menace déterminante » de la Chine. En ce qui concerne le commerce équitable dans le secteur de la défense, la suggestion est de devenir membre du Partenariat Trans-Pacifique.

L’idée que redéfinir l’État et relâcher le libre marcher mènera à un retour en force du pouvoir national y est remplacée par la vision d’une « restauration de la famille ». Avec une adaptation simpliste de Edmund Burke, le gouvernement fédéral y est accusé de « corrompre les amours et les loyautés personnelles » en en favorisant « d’anormales ». L’idée veut que les personnes existent dans leurs familles et leurs communautés ; si elles ne sont pas protégées, les individus livrés à eux et elles-mêmes, seront sans défense devant l’État tout-puissant. Les politiques qui touchent les transsexuels.les, le droit à l’avortement, les téléphones intelligents et la pornographie sont à l’œuvre pour que les gens ne respectent plus leurs loyautés « naturelles ». En sous-texte on peut comprendre que le but ultime de ces politiques serait de rendre les gens vulnérables devant le contrôle de l’État. Alors que dans des conceptions antérieures du conservatisme l’accent était mis sur la libération des individus, le projet pour 2025 semble voir les familles et les communautés comme le rempart absolu de protection des individus sans défense qui seraient à la merci du pouvoir exorbitant de l’État.

Sans surprise le programme se situe en opposition avec les « élites politiques et d’affaire : presque tout le tiers supérieur des présidents.es d’Université ou des gestionnaires de fonds de risque sur Wall Street ont plus en commun avec un chef d’État socialiste européen qu’avec les parents des jeunes de l’équipe de football d’une école secondaire de Waco au Texas ». La distance avec les versions précédentes du conservatisme est néanmoins remarquable. On souligne que les lois du travail devraient être révisées pour que l’accent y soit mis sur « le bien des familles » avec des garderies pour enfants sur les lieux de travail et plus de congés payés. On enjoint le Congrès « d’encourager les temps libres dans les communautés » en amendant la loi Fair Labor Standards pour que les personnes qui travaillent le jour du Sabbath soient payées en temps supplémentaire. L’autorité familiale est le modèle pour la nation : « Comme la famille met les intérêts de ses membres en priorité, les États-Unis doivent aussi donner la priorité à ceux des travailleurs.euses du pays ». On se donne l’objectif d’unir « le mouvement conservateur et la population américaine » par une campagne contre les « les règles des élites  ». Dans sa préface, K. Roberts fait très attention de présenter le Mandate comme le travail pour un large mouvement ; rien qui ait à voir avec un programme « par et pour les conservateurs » qui voudraient être prêts.es à « sauver notre pays au bord du désastre » dès le premier jour.

Partie prenante de ce Projet, la Fondation Heritage a construit une base de données de personnes qui pourraient servir dans une nouvelle administration Trump. C’est très important parce que comme le suggère ce projet, « les personnes nommées par le Président et qui lui sont attachées  » ont la tâche fondamentale d’installer cette vision. Mais, comme le souligne Sam Adler-Bell dans ses reportages, D. Trump a consciencieusement pris soin de se distancer de ce programme alors qu’il menace de tarir les énergies du but ultime, soit de faire élire D. Trump.

Même si D. Trump réélu ignorait les suggestions de ce programme, le document demeure instructif. Les transformations introduites par R. Reagan à partir de son élection de 1980 ont restructurées la société américaine telle que les auteurs du groupe Heritage l’avaient prévu. La vision du marché et des reculs étatiques qu’ils avaient promu ont érodé les standards de vie, les salaires et provoqué une montée spectaculaire des inégalités économiques et un cloisonnement de la hiérarchie sociale. La richesse privée qui s’est insérée dans les fentes et la mobilisation de l’extrême droite actuelle avec ses idées complotistes d’une subversion interne de prise du pouvoir, sont l’héritage direct de la société atomisée et hiérarchisée produite par la révolution Reagan. Nous n’en sommes plus, malgré toutes les élucubrations de Project 2025, à un retour en arrière. Comme le dit E. Feulner, « En Avant » !

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