L’année dernière [2014] a été l’année la plus chaude jamais enregistrée. Et pourtant, les derniers chiffres montrent qu’en 2013 la source qui a fourni le plus d’énergie nouvelle à l’économie mondiale n’était ni solaire ou éolienne, ni même le gaz naturel ou le pétrole, mais le charbon.
La croissance des émissions globales de gaz à effet de serre – de 1 % par an dans les années 1990 à 3 % aujourd’hui – est frappante. Cette augmentation est parallèle à notre connaissance croissante des terribles conséquences de l’utilisation de combustibles fossiles.
Qui nous conduit au désastre ? Une réponse radicale serait la dépendance des capitalistes à l’extraction et à l’utilisation d’énergies fossiles. Mais certains préfèrent identifier d’autres coupables.
La terre est maintenant, nous dit-on, entrée dans « l’anthropocène » : l’époque géologique de l’humanité. Très populaire – et même accepté par de nombreux chercheurs marxistes –, le concept d’anthropocène considère l’humanité comme une nouvelle force géologique qui transforme la planète de façon spectaculaire, principalement par la combustion de quantités prodigieuses de charbon, de gaz naturel et de pétrole.
D’après ces chercheurs, cette dégradation est le résultat des activités que les humains accomplissent selon des prédispositions innées, le destin inéluctable d’une planète soumise au train de la production économique (business-as-usual) humaine. De fait, les adeptes du concept ne peuvent prétendre le contraire, car si cette dynamique était de nature plus contingente, le récit d’une espèce entière atteignant la suprématie biosphérique serait difficile à défendre.
Leur histoire se concentre sur un élément classique : le feu. Seule l’espèce humaine peut manipuler le feu, elle est donc celle qui détruit le climat ; quand nos ancêtres ont appris comment brûler des choses, ils ont allumé la mèche de la croissance infinie (business-as-usual).
C’est là, écrivent les éminents scientifiques spécialistes du climat, Michael Raupach et Josep Canadell, que réside « le principal déclencheur évolutif de l’Anthropocène1 », amenant l’humanité à « la découverte que l’énergie pourrait être issue non seulement du carbone biotique détritique mais également du carbone fossile détritique, et en premier lieu du charbon ».
La « raison première » de la combustion actuelle des énergies fossiles est que « bien avant l’ère industrielle, une espèce particulière de primates a appris à exploiter les réserves énergétiques stockées dans le carbone détritique ». Mon apprentissage de la marche à l’âge de un an est la raison pour laquelle je danse la salsa aujourd’hui ; quand l’humanité a enflammé son premier arbre mort, cela ne pouvait conduire, un million d’années plus tard, qu’à la combustion d’un baril de pétrole.
Ou, selon les mots de Will Steffen, Paul J. Crutzen, et John R. McNeill : « La maîtrise du feu par nos ancêtres a fourni à l’humanité un puissant outil de monopole inaccessible aux autres espèces, qui nous a mis fermement sur le long chemin vers l’anthropocène2. » D’après ce récit, l’économie fossile est précisément la création de l’humanité, ou du « singe-feu, Homo pyrophilus », comme dans la vulgarisation de la pensée anthropocène de Mark Lynas, judicieusement intitulée L’espèce divine (The God Species).
Plus tard, la capacité à manipuler le feu a sans aucun doute été une condition nécessaire à la combustion massive d’énergies fossiles qui commence en Grande-Bretagne au début du xixe siècle. En était-elle aussi la cause ? La chose importante à noter ici est la structure logique du récit anthropocène : c’est un trait universel de l’espèce qui influence l’époque géologique qui lui est propre, sans quoi il ne serait question que d’une certaine sous-catégorie de l’espèce. Mais l’histoire de la nature humaine peut revêtir bien des formes, dans le genre anthropocène comme dans d’autres discours sur le changement climatique.
Dans sa contribution à l’ouvrage collectif Engaging with Climate Change, le psychanalyste John Keene propose une explication originale pour comprendre pourquoi les humains polluent la planète et refusent d’arrêter. Dans la petite enfance, l’être humain évacue ses déchets sans limites et apprend que la mère attentionnée va nettoyer son entrejambe et en ôter le caca et le pipi. En conséquence, les être humains se sont habitués à dégrader leur environnement : « Je crois que ces confrontations répétées contribuent à la conviction que la planète est un “WC-mère” capable d’absorber nos produits toxiques à l’infini. »
Mais où est la preuve d’un lien de causalité entre la combustion des ressources fossiles et la défécation infantile ? Que dire des générations de personnes qui jusqu’au xixe siècle maîtrisaient les deux arts, mais n’épuisaient pas les dépôts de carbone de la terre pour les abandonner dans l’atmosphère : n’étaient-ils que des sphincters et des brûleurs attendant simplement de réaliser pleinement leur potentiel ?
Il est facile de se moquer de certaines formes de psychanalyse, mais tenter d’attribuer le développement industriel (business-as-usual) aux propriétés de l’espèce humaine est voué à la vacuité. Ce qui existe depuis toujours et partout ne peut expliquer pourquoi une société diverge de toutes les autres et développe quelque chose de nouveau – telle l’économie fossile qui a émergé il y a seulement deux siècles mais qui est si enracinée que nous la considérons comme le seul moyen par lequel l’humain peut produire.
En l’occurrence pourtant, le discours dominant sur le climat est totalement imprégné de références au genre humain en tant que tel, à la nature humaine, à l’entreprise humaine, à l’humanité comme le méchant conduisant le train. Dans The God Species, nous pouvons lire : « La puissance divine est de plus en plus exercée par nous-même. Nous sommes les créateurs de la vie, mais nous sommes aussi ses destructeurs. » C’est là le trope le plus commun de ce discours : nous tous, vous et moi, avons créé ce gâchis ensemble et nous l’aggravons chaque jour.
Arrive alors Noami Klein qui, dans Tout peut changer3, dévoile habilement les multiples façons dont l’accumulation du capital en général, et sa variante néolibérale en particulier, jettent de l’huile sur le feu en consumant le système terrestre. Accordant peu d’importance aux discours sur la nocivité universelle de l’homme, elle écrit : « Nous sommes coincés car les actions qui nous permettraient d’éviter la catastrophe – et qui bénéficieraient à une vaste majorité – sont extrêmement menaçantes pour une élite qui a la mainmise sur notre économie, notre processus politique et la plupart de nos grands médias ».
Comment les critiques répondent-elles ? « Klein décrit la crise climatique comme une confrontation entre le capitalisme et la planète », réplique le philosophe John Gray dans le Guardian. « Il se serait plus exact de décrire la crise comme un conflit entre les demandes de plus en plus grandes de l’humanité et un monde fini. »
Gray n’est pas le seul. Ce schisme est en train de devenir le grand clivage idéologique dans le débat sur le climat, et les partisans du consensus dominant contre-attaquent.
Dans la London Review of Books, Paul Kingsnorth, un écrivain britannique qui a longtemps soutenu que le mouvement écologiste devait se dissoudre et accepter l’effondrement total comme notre destinée, rétorque : « Le changement climatique n’est pas quelque chose qu’un petit groupe de méchants nous a imposé » ; « finalement, nous sommes tous impliqués ». Kingsnorth ajoute : « C’est un message moins agréable que celui qui voit les féroces 1% ruinant la planète et les nobles 99 % qui s’y opposent, mais c’est plus proche de la réalité4. »
Plus proche de la réalité ? Six simples faits démontrent le contraire.
Premièrement, la machine à vapeur est largement, et correctement considérée comme la locomotive originelle de la croissance économique (business-as-usual), associant pour la première fois la combustion du charbon à la spirale en constante expansion de la production capitaliste marchande. Bien qu’il soit certes banal de le dire, les machines à vapeur n’ont pas été adoptées par quelque représentant naturel de l’espèce humaine. Le choix d’une force motrice dans la production de marchandises ne pouvait être l’apanage de l’espèce, car il présuppose, pour commencer, l’institution du travail salarié. Ce sont les propriétaires des moyens de production qui ont mis en place cette nouvelle force motrice. Une petite minorité, en Grande-Bretagne même – tous mâles, tous blancs –, une classe d’hommes comprenant une fraction infime de l’humanité au début du xixe siècle.
Deuxièmement, quand les impérialistes britanniques ont pénétré dans le nord de l’Inde à la même période, ils sont tombés sur des filons de charbon qui étaient, à leur grand étonnement, déjà connu des autochtones – en effet, les Indiens possédaient les connaissances de base pour creuser, brûler et générer de la chaleur à partir du charbon. Et pourtant, ils se fichaient du carburant. Les Britanniques, de leur côté, recherchaient désespérément du charbon dans le sol – pour propulser les bateaux à vapeur par lesquels ils transportaient vers la métropole les richesses et matières premières arrachés aux paysans indiens, et vers les marchés intérieurs leurs excédents de produits en coton. Le problème était qu’il n’y avait pas de travailleurs volontaires pour descendre dans les mines. Les Britanniques organisèrent donc un système de travail contraint, obligeant les fermiers à travailler dans les mines et à fournir le combustible nécessaire pour l’exploitation de l’Inde.
Troisièmement, la plupart des émissions du xxie siècle proviennent de Chine. Le facteur essentiel de cette explosion est évident : ce n’est pas la croissance de la population chinoise ni la consommation de ses ménages ni ses dépenses publiques, mais l’énorme expansion de l’industrie manufacturière implantée en Chine par les capitaux étrangers5 afin d’extraire une plus-value de la main-d’œuvre locale considérée, au tournant du millénaire, comme extrêmement bon marché et disciplinée. Ce changement participe d’un assaut mondial contre les salaires et les conditions de travail – les travailleurs du monde entier étant menacés par les délocalisations opérées par le capital vers leurs homologues chinois, lesquels ne pouvaient être exploités que par les moyens de l’énergie fossile, en tant que substrat matériel indispensable. L’explosion consécutive des émissions est l’héritage atmosphérique de la lutte des classes.
Quatrièmement, il n’y a probablement pas d’industrie qui rencontre autant d’opposition populaire partout où elle veut s’établir que l’industrie du gaz et du pétrole. Comme Klein le raconte si bien, les collectivités locales sont en révolte contre la fracturation hydraulique, les pipelines et le forage, de l’Alaska au Delta du Niger, de la Grèce à l’Equateur. Mais contre elles se dresse un intérêt supérieur, récemment exprimé avec une clarté exemplaire par Rex Tillerson, PDG d’ExxonMobil : « Ma philosophie est de faire de l’argent. Si je peux forer et faire de l’argent, alors c’est ce que je veux faire. » Tel est l’esprit du capital fossile personnifié.
Cinquièmement, les États capitalistes avancés continuent d’élargir et de renforcer sans relâche leurs infrastructures d’exploitation fossile – construisant de nouvelles autoroutes, de nouveaux aéroports, de nouvelles centrales électriques à charbon – toujours adaptées aux intérêts du capital, sans jamais consulter les populations sur ces questions6. Ce n’est qu’au prix d’un véritable aveuglement intellectuel, comme celui dont fait preuve Paul Kingsnorth, que l’on peut croire que « nous sommes tous impliqués » dans de telles politiques. Combien d’Américains sont impliqués dans les décisions qui accroissent la part du charbon dans le secteur de l’énergie électrique, de sorte que l’intensité carbone de l’économie américaine a augmenté en 2013 ? Combien de Suédois devraient être blâmés pour avoir imposé une nouvelle autoroute autour de Stockholm – le plus grand projet d’infrastructure dans l’histoire moderne suédoise – ou pour l’appui de leur gouvernement aux centrales électriques à charbon en Afrique du Sud ? Les illusions les plus extrêmes à propos de la parfaite démocratie du marché sont nécessaires pour maintenir la notion du « nous tous » conduisant le train.
Sixièmement, et c’est peut-être le plus évident : peu de ressources sont si inégalement consommées que l’énergie. Les 19 millions d’habitants de l’État de New York consomment à eux seuls plus d’énergie que les 900 millions habitant l’Afrique subsaharienne. La consommation d’énergie d’un paysan pratiquant l’élevage de subsistance dans le Sahel peut facilement être 1000 fois moindre que celle d’un Canadien moyen – et c’est un Canadien moyen, pas le propriétaire de cinq maisons, trois 4×4 et d’un avion privé.
Un seul citoyen américain moyen émet plus que 500 citoyens éthiopiens, tchadiens, afghans, maliens ou burundais ; combien émet un millionnaire américain moyen – et combien de fois plus qu’un travailleur moyen américain ou cambodgien ? Cela reste à calculer. Mais l’empreinte d’un individu sur l’atmosphère varie énormément selon l’endroit où il est né. L’humanité, en conséquence, est une abstraction beaucoup trop mince pour porter le fardeau de la culpabilité.
Notre époque géologique n’est pas celle de l’humanité, mais celle du capital. Bien sûr, une économie fossile n’est pas nécessairement capitaliste : l’Union soviétique et ses états satellites avaient leurs propres mécanismes de croissance reliés au charbon, au pétrole et au gaz. Ils n’étaient pas moins sales, polluants ni émetteurs – peut-être même plus – que leurs adversaires pendant la Guerre froide. Alors pourquoi se concentrer sur le capital ? Pourquoi creuser la question du pouvoir destructeur du capital, quand les États communistes agissaient de manière au moins aussi épouvantable ?
En médecine, on pourrait se poser une question similaire, pourquoi concentrer les efforts de la recherche sur le cancer plutôt que la variole ? Les deux peuvent être fatals. L’Histoire a fermé la parenthèse du système soviétique, et nous sommes revenus au point de départ, où l’économie fossile coexiste avec le mode de production capitaliste – mais désormais à l’échelle mondiale.
La variante staliniste mérite sa propre enquête et ses propres termes (ses mécanismes de croissance étant d’un type particulier). Mais nous ne vivons plus à l’époque du goulag minier de Vorkouta des années 1930. Notre réalité écologique, nous incluant tous, c’est le monde fondé sur le capital propulsé par la vapeur, et il existe des voies alternatives qu’un socialisme éco-responsable pourrait emprunter. Le capital donc, non l’humanité en tant que telle.
Malgré le succès de Naomi Klein et les récentes mobilisations de rues, ce point de vue reste marginal. La science du climat, la politique et les discours sont constamment formulés à travers le récit anthropocène : la pensée de l’espèce (species-thinking), le dénigrement de l’humanité, l’autoflagellation collective indifférenciée, l’appel aux consommateurs à corriger leurs attitudes et d’autres pirouettes idéologiques ne servent qu’à dissimuler le conducteur.
Présenter certaines relations sociales comme des propriétés naturelles de l’espèce n’a rien de nouveau. Déhistoriciser, universaliser, éterniser et naturaliser un mode de production spécifique à une époque et à des lieux donnés – sont des stratégies classiques de légitimation idéologique. Elles bloquent toutes perspectives de changement. Si le productivisme (business-as-usual) est le résultat de la nature humaine, comment peut-on imaginer quelque-chose de différent ? Il est parfaitement logique que les partisans de l’anthropocène et les modes de pensée associées soutiennent de fausses solutions qui évitent la remise en question du capital fossile – comme la géo-ingénierie7 de Mark Lynas et Paul Crutzen, l’inventeur du concept d’anthropocène – ou prêchent la défaite et le désespoir, comme dans le cas de Kingsnorth. D’après ce dernier, « il est maintenant clair que mettre fin au changement climatique est impossible » – et naturellement, la construction d’un champ éolien est tout aussi néfaste que l’ouverture d’une mine de charbon, car les deux défigurent le paysage.
Sans antagonisme, il ne peut y avoir de changement dans les sociétés humaines. La catégorie d’espèce (species-thinking), s’agissant du changement climatique, n’entraîne que la paralysie. Si tout le monde est à blâmer, alors personne ne l’est.
Traduit de l’anglais par Lucille Besombes et Jean Morisot. Originellement paru dans Jacobin : https://www.jacobinmag.com/2015/03/anthropocene-capitalism-climate-change/
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Michael Raupach et Josep Canadell, « Carbon and the Anthropocene » Current Opinion in Environmental Sustainability, Volume 2, Issue 4, octobre 2010 : 210–218. [↩]
Will Steffen, Paul J. Crutzen, et John R. McNeill, « The Anthropocene : Are Humans Now Overwhelming the Great Forces of Nature », AMBIO : A Journal of the Human Environment, 36(8):614-621, 2007. [↩]
Naomi Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, Actes Sud/Lux, 2015. [↩]
Paul Kingsnorth, « The Four Degrees », London Review of Books, Vol. 36 No. 20-23 October 2014, pages 17-18. [↩]
Voir https://www.jacobinmag.com/2015/03/china-united-states-climate-change-agreement/ [↩]
Voir https://www.jacobinmag.com/2014/06/rank-and-file-environmentalism/ [↩]
Voir http://www.theguardian.com/environment/geoengineering [↩]
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