Une offre alambiquée vers la capitulation
Faites l’hypothèse d’un miraculeux retour aux « trente glorieuses » (1945-1975) et vous pourrez aboutir à une augmentation de salaire faramineuse mais complètement illusoire grâce à l’inflation. Hors inflation, ce sera 1.5% (1% de rattrapage plus 0.5% dû au PIB croissant réellement de 1% ou plus). Faites l’hypothèse beaucoup plus réaliste d’une stagnation et même d’un retour à la crise et vous aboutissez à une augmentation hors inflation de 1% annuel (1% de rattrapage) à moins d’une inflation en-deçà de 1% alors le gain réel supplémentaire pourrait aller jusqu’à 1% en cas de déflation (inflation négative) à cause du plancher de 1% pour l’ajustement au coût de la vie. Vous y croyez à une augmentation du salaire réel de 2% dans un contexte de crise ?
Par rapport à sa demande originale de 4.5% l’an pendant trois ans, y compris un annuel 2% fixe anti-inflation, on peut interpréter cette contre-offre alambiquée comme quoi la direction du Front commun coupe la poire en deux en réponse à l’offre gouvernementale déplaçant le gel de la première année vers la cinquième année, et non vers la troisième, plus un mystérieux et diviseur exercice de relativité faisant des perdants et un allongement de la transition pour la contre-réforme du système de pensions. Les Libéraux sont par ailleurs par trop heureux que la contre-offre syndicale ouvre la porte à sa réforme des pensions et à son exercice de relativité et, surtout, qu’elle envoie sous le tapis toute allusion à la lutte contre la précarisation, contre la privatisation et, last but not least, contre les coupures sous forme de hausse de ratios et de de celle de soutien d’expertise et auxiliaire de toutes sortes.
Difficile alors de faire la jonction avec la grande lutte contre l’austérité impliquant les organisations étudiantes et populaires y compris celles spontanées de parents et éventuellement de patients. La coalition Mains rouges se sentira bien seule lors de sa manif au nord de Montréal la veille de la Marche du climat. Derrière ses propos renfrognés de dur chef de gang de rue, le ministre Coiteux, soutenu par le Premier ministre, s’empresse de dire oui, oui à la continuation des négociations1 ce qui clos le bec à la direction de la FSSS, principale composante du Front commun et représentante des bas salariées, qui en faux matamore menace de ne pas abandonner la grève générale en cas de refus de négocier.
On comprend la collusion patronale-syndicale soulagée d’éloigner le spectre de la grève générale qui ferait faire à la mobilisation un saut qualitatif. Cette grève poserait immédiatement la nécessité d’une loi spéciale laquelle aurait pu avoir le potentiel de déclencher une illégale grève générale publique-privée à la 1972 s’insérant comme le noyau dur d’une grève sociale du XXIiè siècle faite de tracages, blocages et occupation. Par contre, la possibilité d’une loi spéciale à la Noël, tout en faisant croire que la possibilité en est reportée en 2016, sur fond de démobilisation pourrait tenter un gouvernement super-austère n’étant pas prêt à la moindre sérieuse concession malgré la grande volonté d’accommodement de la haute direction syndicale.
Toujours sur la piste, la mobilisation inégale prenait son envol
La deuxième ronde de grèves tournantes s’est achevée à Montréal par une manifestation du Front commun Montréal d’un peu moins de cinq mille personnes2. Il faut cependant avoir en tête que les gens de la FSSS ne pouvaient pas y être, que les profs du primaire et secondaire n’y étaient pas étant donné la non participation de la FAE, hors Front commun, à ces deux journées de grève et qu’il fallait des gens qui restent sur les lignes de piquetage... mais sans présence étudiante des cégeps malgré leur congé forcé. On comptait uniquement des syndiquées avec pancartes imprimées, quelques bannières et un certain nombre de pancartes artisanales3. Suite à cette deuxième ronde de mobilisation, en préparation de la contre-offre du 18 novembre, le président de la CSN y est allé d’un discours gonflé à bloc4. Si on ne peut pas parler d’isolement syndical et d’absence de synergie d’une part entre les composantes syndicales et d’autre part entre le Front commun et les organisations étudiantes et populaires, ils restent balbutiants.
La FSSS reste à part pour des raisons objectives, la loi des services essentiels qui l’oblige à 42 minutes de grève par jour, mais aussi subjectives. Ces femmes sous-payées sont spécialement réceptives au discours quasi exclusivement salariale de la haute direction du Front commun donc à la contre-offre du 18 novembre. Elles le sont d’autant qu’il leur est difficile d’exercer un rapport de forces non seulement légalement mais aussi par souci de leurs patientes, malades et autres personnes vulnérables. Il leur faudrait passer à un niveau de mobilisation type « grève sociale » requérant une plus grande politisation : passer des dépliants aux usagères — quelques milliers par jour dans un grand hôpital — converser avec elles puis éventuellement faire une grève-occupation sauf que les médecins ont déjà réglé et que le syndicat des infirmières, la FIQ, fait bande à part et est très peu coopérant.
Pourtant la FSSS me paraît le nerf de la guerre pour renverser le rapport de force. Si ces femmes surmontent leur peur et leur manque de confiance en elles-mêmes, cessent d’avoir confiance en la haute direction du Front commun qui les manipule, qu’elles se fâchent et s’auto-organisent, ce serait un tsunami. Pourrait y contribuer la jonction avec le secteur de l’éducation, particulièrement son secteur dynamique des syndicats de professeurs de cégep, mais aussi la CSQ, la centrale syndicale des professeures du primaire et du secondaire dans le Front commun, qui paraît relativement militante (manifestation devant le casino de Montréal, celle devant le bureau de la députée de Hull) sauf qu’elle semble agir, même au sein du Front commun, quelque peu à part.
Il se peut aussi que le mouvement du balancier du côté de Montréal au printemps dernier ait oscillé hors Montréal, en tout cas hors du « croissant fertile » de Québec Solidaire de l’Île de Montréal. En plus de la Montérégie et de l’Outaouais, il y a eu d’importantes manifestations à à Québec et à Sherbrooke et un blocage de pont à Alma au lac St-Jean5. Par contre, en Mauricie, ça oscille peut-être de l’autre côté : « Il y a une réflexion actuellement pour savoir : est-ce qu’on maintient les trois jours de grève tel que prévu ? On va réfléchir à notre stratégie pour ne pas donner l’opportunité au gouvernement de nous imposer une loi. Pour pas qu’il se sente justifié, alors que la population est derrière nous de toute façon. » - Denis Bastarache, coordonateur de la CSQ pour la Mauricie. Conseil finalement suivi.
Loi spéciale ou entente pourrie ?
Le souci de riposter sans délai à une loi spéciale qui a donné lieu à une résolution au Conseil central de Montréal de la CSN, à l’encontre de la direction, s’est étendu au Conseil montréalais de la FTQ : « Que le Conseil régional FTQ Montréal métropolitain appelle à – et publicise – une manifestation de casseroles le lendemain de la promulgation d’une loi spéciale, à 18h sur la place Émilie-Gamelin (13h s’il s’agit d’une fin de semaine). » Mais, suite à la contre-offre du 18 novembre, ne faut-il pas plutôt craindre une acceptation d’une mauvaise entente globale salariale poussée par la direction de la FSSS et du Front commun ou même une acceptation à l’une ou l’autre table sectorielle de l’éducation, des infirmières ou des fonctionnaires d’autant plus que ses tables sont nombreuses et pas toujours au sein du Front commun.
On peut objecter qu’une offre quelque peu raisonnable, étant donné un niveau de mobilisation respectable, est hors de portée parce que le gouvernement est sous pression du patronat pour transformer le Québec de mauvaise élève de l’ALÉNA en une province comme les autres ce qui explique sa super austérité devenant de plus en plus mesquine6... sauf pour la bourgeoisie et pas seulement pour Bombardier7. Il reste que la partie la plus « lucide » du patronat réalise le déficit éducatif donc productif de la population du Québec malgré un rattrapage historique non achevé que les actuelles coupures dans l’éducation supérieure compromettent8.
Cette insatisfaction pourrait d’autant plus avoir des suites que le gouvernement est en voie de réaliser d’imprévus surplus9... que la partie plus réactionnaire de la bourgeoisie et ses politiciens populistes voudraient réserver aux baisses d’impôt. Ces mêmes lucides patronaux, s’exprimant à travers des chroniqueurs de journaux d’affaires10, rappellent qu’après l’Ontario c’est au tour de l’Alberta et maintenant du gouvernement fédéral d’accepter des déficits. Ceux-ci permettraient, pourrait-on ajouter, d’investir, à la suédoise, dans les infrastructures et dans la formation de la main d’œuvre.
On peut donc imaginer un scénario d’entente minimaliste à la table centrale mais modulée, au nom de la relativité, au bénéfice des professionnels et aussi des plus anciens pour les inciter à ne pas prendre prématurément leur retraite et pour les inviter à peser dans les décisions syndicales. Dans la mesure où cette tactique de division selon l’appartenance syndicale, le statut et l’ancienneté serait efficace, le gouvernement proposerait des ententes sectorielles plus avantageuses dans l’éducation parce que le patronat le souhaite, particulièrement au niveau universitaire hors arts, lettres et sciences sociales, de même que les parents au niveau primaire et secondaire mais aussi le patronat qui veut que ces niveaux soient un bon outil sélectif qui n’élimine pas les élèves brillants mais plus pauvres tout en assurant une capacité adéquate de lire, écrire et calculer pour tous et toutes à la fin du secondaire.
Il y a donc un rapport de force au sein de la bourgeoisie que la mobilisation du mouvement syndical, si elle atteint un certain niveau, est en mesure d’influencer mais sans renverser la vapeur d’austérité si ce n’est de l’atténuer.
Forces internes défavorables et forces internes aux abonnés absents
Avouons que le backlash militaire et sécuritaire provoqué par les attentats de Paris pourrait favoriser la « paix sociale » au bénéfice de la collaboration de classe appelé au Québec concertationnisme. Quoique l’impact de ces attentats au Québec et au Canada n’a pas pour l’instant la force de celui contre les tours jumelles en 2001... et certainement beaucoup moins qu’en France où l’état d’urgence est dévastateur sur l’exercice de la démocratie de la rue. Cet impact avait alors arrêté net la grève des fonctionnaires fédéraux mais non la grande mobilisation contre la guerre du moins au Québec.
L’élan anti-Conservateur perdure même au sein du nouveau gouvernement canadien. Pour combien de temps encore la dure réalité de la guerre antiterroriste, des nouveaux accords de libre-échange et de l’extractivisme pétrolier et minier sera-t-elle mise sous le tapis impressionniste de l’harmonie retrouvée ? Déjà Ottawa, sous l’assaut des croque-morts de la droite, recule sur l’accueil de 25 000 réfugiés syriens en 201511 et, sous celui de l’axe Calgary-Toronto, sur la révision des critères pour l’approbation de l’oléoduc Énergie-Est12.
On ne voit pas non plus de force de gauche digne de ce nom capable d’intervenir dans le rapport de forces soit pour empêcher une entente pourrie soit pour contrer une loi spéciale. L’organisation Lutte commune, qui a pris le relais de la moribonde Offensive syndicale, ne semble fonctionnelle qu’à Québec et encore met-elle l’emphase davantage sur les actions exemplaires que sur « un autre front, bien plus difficile à faire bouger : le front interne des syndicats.13 » Ça semble trop peu, trop tard... et trop loin du grand Montréal, clef géographique du rapport de forces. Mais peut-être est-ce pour organiser une intervention lors d’une importante réunion de la CSN le lendemain justement à Québec ?
On peut toujours rêver d’un appel à la grève sociale de la part de Québec solidaire en particulier lors de son Conseil national de la fin novembre lequel Conseil s’annonce plutôt comme une régression au niveau de la lutte climatique au même moment que la Marche pour le climat14. On n’y voit pas non plus de force interne poussant dans cette direction.
Reste la colère et la détermination de la base syndicale certainement capable non seulement de surprise mais de surprise surprenante.
Marc Bonhomme, 19 novembre 2015
www.marcbonhomme.com ; bonmarc@videotron.ca
Notes
1Robert Dutrisac, Des « années-lumière » séparent Martin Coiteux des syndicats, Le Devoir, 19/11/15
2Le défilé, près du point de départ, a duré seize minutes à raison de 300 personnes à la minute.
3Voir mes photos
4Lia Lévesque – Presse canadienne, Quelques milliers manifestent à Montréal, Le Devoir, 17/11/15
5Facebook de Lutte commune
6Jean-Robert Sansfaçon, Contraste frappant (éditorial), Le Devoir, 13/11/15
7Voir le texte de la seconde photo en tête de l’article
8Karl Rettino-Parazelli, Paragraphe « Prioriser l’éducation » dans Montréal est en période de rattrapage économique, Le Devoir, 17/11/15
9Gérard Fillion, Objectifs : surplus et baisses d’impôts, Radio-Canada, 17/11/15
10René Vézina, chroniqueur au journal Les Affaires, Gravel le matin, Chaîne Première, Radio-Canada, émission du 28/10/15
11Guillaume Bourgault-Côté, L’objectif réel d’Ottawa prendra plus de temps, Le Devoir, 19/11/15
12Alexandre Shields, La réforme attendra, mais pas les pipelines, Le Devoir, 19/11/15
13Pierre Mouterde, Luttes syndicales à l’austérité : un Conseil de grève à Québec, Droit de parole par Presse-toi-à-gauche, 17/11/15
14Voir mon site : « Une capitulation anti science vers la catastrophe climatique », 11/11/15