Rappelons un peu le contexte du projet. En 2012, le Printemps érable se solde avec un bilan fracassant : plus de 3500 arrestations, des centaines de blessés, tout cela normalisé par la quasi-totalité des médias québécois et rapidement balayé sous le tapis. Suivant les ratés de la commission Ménard, la CPRP se forme de façon autonome et populaire pour permettre aux personnes et aux groupes ayant été le sujet ou témoin de répression de s’exprimer. Elle osera même remonter jusqu’au début des années 1990.
Des objectifs ambitieux pour un projet essentiellement bénévole. Qui plus est, rassembler des personnes qui ont vécu des traumatismes a requis une attention particulière, notamment pour la sécurité émotive des participants et participantes. La CPRP réussit à tenir cinq audiences à travers quatre villes et récolter près d’une centaine de témoignages, portée par sept commissaires et plusieurs personnes militantes convaincues que cette histoire devait voir le jour. Ou, pour reprendre les paroles de la CPRP, enfin "rendre visible l’invisible".
Des faits troublants
La première chose qui m’a frappé à la lecture des différents témoignages et des analyses des commissaires, c’est l’effet insidieux de la répression politique. Le dommage d’être identifié et traité différemment à cause de ses idées et de ses revendications ne s’arrête par aux amendes et blessures corporelles (quoique celles-ci soient affreuses). L’effet psychologique reste plus longtemps et se soustrait aux apparences. Par exemple, les commissaires ont remarqué que bien souvent les personnes qui témoignaient avaient tendance à « se dévaloriser, estimant que leur expérience n’était pas intéressante ou craignant de ne pas être prises au sérieux ».
Et on comprend comment on est arrivé jusque là. Étouffer la dissidence trace d’abord l’histoire de la répression politique, incluant nombre de nuances agréablement intéressantes. On commente le virage sécuritaire depuis la crise d’Oka et la militarisation de la police, l’apparition de l’usage des gaz lacrymogènes (1993) et la réinstitution de la cavalerie anti-émeute en 1996, qui n’était plus utilisée depuis 1968, puis le « nettoyage » des centres-ville. On chiffre les budgets et les effectifs policiers et le recours de plus en plus fréquent aux arrestations de masse.
Un témoin commente la progression : « Au début des années 1990... on était 200 et ils [les policiers] étaient 28 ; maintenant, on est 28 et ils sont 200. » Un autre témoin nous indique qu’à Québec, la police se permet de s’exprimer sur la légitimité des revendications mises de l’avant par les manifestants et manifestantes depuis le Printemps 2012. Par exemple, « que la gratuité pour le transport en commun, c’est absurde parce qu’il faut bien que quelqu’un paie ». N’est-ce pas ça, une police politique ?
On poursuit sur les différentes dimensions de la répression politique. La subjectivité de cette réalité est une des grandes forces d’Étouffer la dissidence. Par exemple, un militant participant aux activités contre le sommet du G8 apprend, « lors de son procès, que des policières et des policiers étaient installés dans l’hôtel où il logeait, qu’ils et elles avaient donné des surnoms codés aux activistes qui circulaient dans cet hôtel et pris des photos de leurs déplacements "pendant trois jours, comme pour des terroristes". »
Les cas d’infiltration sont documentés et on réalise que tous les mouvements sociaux progressistes en sont victimes. Des policiers ou des civils qui changent d’identité et s’intègrent dans des groupes pendant des mois, des détails qui vous glacent le sang. On rapporte également les déploiements de policiers en civils dans les manifestations également le cas de « 32 infiltratrices et infiltrateurs dans une foule de quelques centaines de personnes » contre le G20 ou « d’une vingtaine dans celles du COBP, qui comptent quelques centaines de personnes tout au plus ». On rappelle que ces infiltrateurs agissent parfois comme provocateurs en commettant des actes illégaux ou tentent de convaincre des militants de commettre des actes illégaux.
Les témoignages livrés nous permettent de mieux comprendre les séquelles qu’a laissées cette répression. De nombreux activistes « ont subi des traumatismes psychologiques et des blessures graves laissant des séquelles avec lesquelles ils et elles devront composer le reste de leur vie ». On lit un extrait d’un témoin à sa première manifestation en 2003 : « j’ai reçu une cannette de type CS au visage [tirée] à trois mètres de distance. Les policiers ne laissaient pas passer les ambulanciers. Je saignais du visage, de l’œil, et je crachais du sang. Au bout de 45 minutes de souffrances abominables, les ambulanciers ont pu entrer et m’amener à l’hôpital, où je suis resté pendant huit jours dans un semi-coma. Aujourd’hui encore, quand j’en parle, je shake. »
Cette répression n’existerait pas sans la complicité des élites médiatiques, politiques et institutionnelles.
On réfère d’ailleurs aux nombreux cas de répression à l’intérieur des établissements d’enseignement, encensés par le ministre de l’Éducation François Blais en 2015 dans une entrevue radio à CHOI : « ... on fait ça avec les enfants quand on veut corriger leur comportement. »
Cette complicité est étayée au chapitre 6. Il n’y a pas de « profilage », insiste sans ironie Annie Samson de la Commission de la sécurité publique de Montréal, mais quand on connaît un groupe, « c’est sûr que ce groupe-là va être plus surveillé qu’un autre ». Les médias de masse reprennent souvent les informations de la police au lieu d’observer par eux-mêmes. Ils relaient des discours alarmistes, évoquant les « dangereux anarchistes » et des étiquettes ad nauseam, comme une caisse de résonance. Les journalistes indépendants, quant à eux, sont fréquemment bousculés par la police durant les interventions.
Et la liste se poursuit, la création de l’unité GAMMA, le profilage des groupes environnementaux étiquetés d’« écoterroristes », les SLAPPs, les injonctions...
Une leçon obligatoire
Je n’avais que 19 ans quand j’ai vécu les événements du Sommet des Amériques de 2001 à Québec. Des mois de clôtures et de messages de peur dans les médias, et enfin trois jours d’enfer à se faire gazer et voir mes amis se faire tabasser. Les voilà, vos droits. Un choc brutal et le début de ma désillusion. Or, mes camarades me disaient que ce n’était rien de nouveau, c’était juste... pire.
En lisant Étouffer la dissidence, j’ai eu l’impression de voir défiler les quinze dernières années de ma vie et j’ai eu envie de pleurer. Cette peur, cette rage. Surtout, l’envie que ça cesse, et la certitude que ça ne cessera que lorsqu’on aura obtenu justice. Nous avons été des centaines de milliers à vivre cette répression directement et il est stupéfiant de constater sa gradation, comment c’est toujours « pire », et surtout, la complicité des élites à qui ça fait bien plaisir, finalement, de maintenir les privilèges par la violence. Mais la différence maintenant, c’est qu’on gagne de la perspective. Et c’est l’une des raisons pourquoi ce livre est si précieux.
Les événements ainsi documentés, avec l’ampleur impressionnante de la recherche et la véracité des témoignages, nous font comprendre que ce n’est pas que quelques incidents isolés ou quelques « mauvaises pommes » du corps policier, comme diraient certains, mais qu’il y a réellement quelque chose de systémique, une culture répressive au Québec qui percole à travers les structures.
Il faut se souvenir que les mouvements sociaux progressistes (étudiants, femmes, écologistes, syndicats, autochtones, LGBTQ+) sont essentiellement des collectivités rassemblées autour d’une problématique et cherchant à trouver des solutions à ces problèmes. Or, lorsque ces personnes tentent d’attirer l’attention sur ces problèmes ou de les combattre directement, la réaction se présente sous forme de répression politique, d’intimidation judiciaire, de profilage.
Dans Étouffer la dissidence, cette réaction est exposée au grand jour, peut-être plus clairement qu’elle ne l’a jamais été. Je tiens encore à saluer ce travail. L’œuvre signée par Céline Bellot, Francis Dupuis-Déri, Joëlle Dussault, Lucie Lemonde et Ann Dominique Morin se révèle comme un accomplissement remarquable et une contribution essentielle à l’histoire droits humains au Québec.