C’est l’une des vertus du mouvement altermondialiste. Même à bout de souffle et affaibli, comme vient de le démontrer à l’échelle continentale le sixième Forum social européen (FSE) qui s’est achevé ce week-end à Istanbul (Turquie), il s’en sort toujours pour prendre les maux néolibéraux à la racine. Pendant quatre jours, dans une pagaille joyeuse ou exaspérante – selon l’humeur –, des centaines de dirigeants et militants syndicaux, associatifs ou politiques, venus en majorité de Grèce, de France, de Belgique, d’Allemagne et d’Europe de l’Est, ont ausculté la soupe à la grimace que, sous couvert de « rigueur » ou d’« austérité », leur servent les gouvernements dans la vaisselle de l’Union européenne et du Fonds monétaire international (FMI). D’un séminaire à l’autre, ils ont copieusement craché dedans, et ont élaboré un menu de résistances et d’alternatives afin d’échapper aux cures annoncées et, au fond, changer de régime.
Bataille pour l’hégémonie culturelle
Pour les alters, c’est très net : les impératifs et les diktats liés à l’aggravation de la « dette publique », au nom de laquelle la plupart des États s’apprêtent, dans toute l’Europe, à sacrifier des pans entiers de la protection sociale (retraite, chômage, etc.), des garanties collectives et du service public, doivent donner lieu à une bataille pour l’hégémonie culturelle. Pour Élisabeth Gauthier (Espaces Marx), « aux gouvernements, nous devons dire : “Ou vous êtes avec les marchés financiers ou vous êtes avec les peuples” ! Si nous sommes capables de retourner le débat public sur la dette, on va marquer des points. Mais si on en reste à cette problématique, on va nous laisser nous diviser, nous opposer. Et cela fera le lit de la droite et de l’extrême droite. »
Alors que les États cherchent à imposer l’austérité à tous pour rassurer les marchés, Pierre Khalfa, syndicaliste SUD, dénonce une « politique non seulement injuste, mais qui, en plus, n’a aucune chance de marcher » : « Il n’y a, à l’évidence, aucune chance que la Grèce puisse faire passer en trois ans son déficit public de 13 à 3 % ! » Membre de la Fondation Nikos-Poulantzas à Athènes, Haris Golemis approuve : « On nous a désignés à la face de l’Europe comme des cochons, des Pigs (pour Portugal, Italie, Grèce, Espagne – NDLR), avec cet acronyme raciste inventé par les commentaires économiques, s’insurge-t-il, la voix cassée. À mes yeux, nous devrions nous mettre d’accord pour revendiquer ensemble l’abolition du pacte de stabilité et un moratoire sur les dettes publiques. »
Rendez-vous le 29 septembre !
Dans ce contexte, l’appel à la mobilisation lancé par la Confédération européenne des syndicats (CES), partie prenante de plusieurs séminaires lors de ce FSE d’Istanbul, tombe, bon gré mal gré (lire aussi notre encadré), à pic. « Si partout en Europe, au nom de budgets mis en faillite à cause de la crise du capitalisme financier, on taille dans les droits sociaux ou on coupe dans les retraites, il est illusoire de penser qu’on aura une relance, avance Joël Decaillon, secrétaire général adjoint de la CES à Istanbul.Nous avons besoin de solidarité. Le 29 septembre, cela peut être et cela doit être le plus grand rassemblement social depuis que l’Union européenne existe. » Au nom du réseau des Attac d’Europe, Aurélie Trouvé, coprésidente de l’association en France, appelle le mouvement altermondialiste à élaborer des « revendications communes très claires et radicales » : « Le 29 septembre est très utile comme point de départ des mobilisations, mais nous devons veiller à l’élargir à tous les mouvements sociaux, citoyens et écologistes. »
Ce dimanche, les altermondialistes ont quitté Istanbul, lestés de la responsabilité politique gigantesque qu’ils ont, eux-mêmes, voulu se donner. Un brin harassés, inquiets et en colère, mais encore et toujours, plus que jamais, épaule contre épaule.
Thomas Lemahieu
* Paru dans l’Humanité le 5 juillet 2010.