Édition du 17 décembre 2024

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Amérique centrale et du sud

Le Brésil est fracturé comme jamais auparavant

Du sud de l’Amazonie, en passant par le centre-ouest du Mato Grosso et du Goiás, de l’ouest de São Paulo et du Paraná, à Santa Catarina et au Rio Grande do Sul, l’agrobusiness a attiré les couches de la bourgeoisie en raison de leur récente prospérité. L’émergence d’une extrême droite néo-fasciste ayant une base de masse repose, outre le basculement à droite des classes moyennes, également sur cette fracture régionale.

19 octobre 2022 | tiré du site alencontre.org. Article publié sur le site Esquerda online, site du courant Resistencia du PSOL.

1. Tout au long du débat de dimanche soir, 16 octobre 2022, Lula a obtenu une moyenne de 44,5% de réactions positives, Bolsonaro en a obtenu 36,5%. Les répercussions du débat sont ce qui compte. Dans une analyse à caractère technique, Lula a gagné le premier « round » avec une avance importante, en dominant en dénonçant l’irresponsabilité du gouvernement pendant la pandémie. Il a fait match nul au deuxième round, celui des questions des journalistes. Il a perdu dans le troisième, en raison d’un manque de maîtrise du temps de parole. Lula, à juste titre, a décidé de ne pas abaisser le niveau du « débat », mais n’a pas réussi à placer une réponse sur la corruption. Bolsonaro, comme il était prévisible, est descendu au niveau du « tout est permis » : il a utilisé son corps [il lui a touché l’épaule : les débatteurs pouvaient bouger sur la scène] pour tenter d’intimider Lula ; il a répété jusqu’à l’épuisement que le PT a volé Petrobras ; il a fait usage abondamment de slogans démagogiques contre le droit à l’avortement, contre « l’idéologie du genre » et la légalisation des drogues ; il a tenté de susciter la crainte en affirmant que Lula allait fermer les églises et emprisonner les religieux. Lula, visiblement fatigué, a été très bon lorsqu’il a défendu la dignité des travailleurs et travailleuses qui vivent dans les favelas. Il reste douze jours [avant le 30 octobre]. Le plus important est que Lula maintienne son avance [traduite dans les sondages]. Mais l’incertitude reste grande quant aux résultats des élections.

2. La deuxième semaine du second tour s’est achevée avec des sondages indiquant que Lula conserve une avance de 5% sur Bolsonaro, soit le même écart que la semaine précédente selon l’institut DataFolha. Mais dans le dernier sondage de l’IPEC, publié le 17 octobre, il y aurait eu un petit revirement en faveur de Bolsonaro dans le total des intentions de vote : Lula avec 50% a reculé d’un point, et Bolsonaro 43% a gagné un point. Il en va de même pour votes valides [soit le total des votes moins les votes blancs et nuls qui détermine l’élection], 54% contre 46%. Les données indiquent que 95% des électeurs et électrices de Lula sont fermement décidés, contre 93% pour Bolsonaro. Il n’y a que 1% d’indécis. L’avantage de Lula est soutenu par une large majorité parmi ceux qui ont des revenus allant jusqu’à deux salaires minimums par mois [1212 reais, salaire minimum mensuel, soit 236 euros]. Tout porte à croire que le taux d’abstention sera d’une importance décisive [bien que le vote soit obligatoire]. Historiquement, il est plus élevé lors des seconds tours. La lutte pour la gratuité des transports publics [pour se rendre au bureau de vote] a pris une importance décisive. En un mot, il est possible de gagner.

3. Mais Bolsonaro est en tête dans le Sud [Etats du Paraná, de Santa Catarina et du Rio Grande do Sul] : 59% contre 41% pour Lula. Il l’est également dans le Centre-Ouest [Etats du Goiás, du Mato Grosso et du Mato Grosso do Sul, ainsi que le District fédéral] : 59% contre 41%. L’égalité technique [tenant donc compte de la marge d’incertitude des sondages] existe dans le Sud-Est [Etats du Minas Gerais, de l’Espírito Santo, de Rio de Janeiro et de São Paulo], avec un avantage quantitatif pour Bolsonaro de 52% contre 48% et aussi dans le Nord [Etats de l’Acre, de l’Amazonas, du Roraima, du Rondônia, du Pará, de l’Amapá et du Tocantins] avec 51% contre 49%. Une avance écrasante en faveur de Lula apparaît dans le Nord-Est [Etats du Maranhão, du Piauí, du Ceará, du Rio Grande do Norte, de la Paraíba, du Pernambouc, de l’Alagoas, du Sergipe et de Bahia] à 72% contre 28%.

Le pays est donc, en plus d’être divisé socialement, fracturé régionalement. Lula a obtenu la préférence de 41% des électeurs et électrices de Simone Tebet (MDB) ; Bolsonaro en a recueilli 29%. Parmi les préférences des électeurs et électrices de Ciro Gomes (PDT-Partido Democrático Trabalhista), Lula en a obtenu 40% et Bolsonaro 31%. Si l’on ne néglige pas le fait que la marge d’erreur des sondages est de 2% en plus ou en moins, dans le pire des cas, l’avantage de Lula n’est que de 1%. Reste donc une incertitude.

4. Les intentions de vote qui ressortent encore d’un affrontement sont infimes. La campagne se développe sur cinq fronts. Dans les options tactiques et politiques, dans l’organisation du soutien, dans la mobilisation dans la rue, dans le bouillonnement des réseaux sociaux et dans les heures de publicité à la radio et à la télévision. Ce qui sera décisif, c’est la tactique politique, et non les « blessures » infligées. Bolsonaro a obtenu les soutiens prévisibles de Romeu Zema [Partido Novo, gouverneur du Minas Gerais], Rodrigo Garcia [PSDB, en première position pour le poste de gouverneur de São Paulo] et Sergio Moro [élu sénateur pour le Paraná dès le premier tour]. Lula a obtenu le soutien de Simone Tebet, des leaders historiques du PSDB comme Fernando Henrique Cardoso [président de janvier 1995 à janvier 2003] et José Serra [ex-gouverneur de l’Etat de São Paulo de janvier 2007 à mars 2010], en plus du PDT, et un soutien réservé de Ciro Gomes. Sur ce front, Lula a renforcé sa position. La supériorité de Lula dans les rues est également immense en ce moment. Les marches à Campinas [Etat de São Paulo] et Belo Horizonte [capitale de l’Etat du Minas Gerais], dans le Complexo do Alemão [ensemble de favelas de la ville de Rio de Janeiro] et à Salvador [capitale de l’Etat de Bahia], ainsi qu’à Aracaju [capitale de l’Etat de Sergipe] et Recife [capitale de l’Etat de Pernambouc] ont été très nombreuses.

Mais il est vrai que nous sommes encore en train d’apprendre comment lutter contre l’extrême droite. Quelle doit être l’orientation politique ? Une majorité des forces militantes soutiennent la tactique sensationnaliste consistant à retourner contre Bolsonaro ses déclarations absurdes et abjectes, stupides et ahurissantes. Mais la sale guerre sur les médias sociaux ne diminue pas la place centrale de la politique. Doit-elle être centrée sur la défense de propositions susceptibles de stimuler un espoir politique, ou sur la reprise du passé [des gouvernements Lula] ? La proposition, par exemple, d’exonérer de l’impôt sur le revenu les salarié·e·s gagnant jusqu’à 5000 reais [976 euros, soit moins de quatre salaires minimums] était une inflexion très importante, malheureusement non exploitée dans le débat. Elle aurait pu être associée à la justification, entre autres, d’un impôt sur les grandes fortunes, en indiquant une autre voie.

5. Les gouvernements du PT ont fait naître du lulisme dans les couches populaires. Il y a là la clé pour comprendre le leadership énorme de Lula dans le Nord-Est qui pourrait décider de la victoire sur Bolsonaro. Au Brésil, la classe laborieuse est divisée en deux grandes parties. D’un côté, il y a un peu plus de 30 millions de salarié·e·s ayant un contrat formel dans le secteur privé ; ils sont plus concentrés dans le Sud-Est et le Sud ; et 13 millions d’employé·e·s publics. De l’autre, il y a 10 millions de salarié·e·s avec un employeur, mais sans contrat [avec ce qui en découle pour la retraite et assurances sociales], et 25 millions qui sont « indépendants » dans un large éventail de secteurs. Le poids de ce semi-prolétariat est immense dans tout le pays, plus important dans le Nord et le Nord-Est. Le PT s’est transformé en un parti à l’influence de masse dans les années 1980, basé sur la mobilisation de la classe ouvrière, organisée en syndicats. Elle était toujours plus forte dans le sud-est avant 2002. Le lulisme est devenu un parti « des masses » après l’expérience pratique de l’amélioration des conditions de vie sous les gouvernements de Lula et de Dilma Rousseff [janvier 2011-août2016].

Mais au cours des dix dernières années, le pays a changé. Alors qu’à l’échelle nationale, notamment dans les régions les plus industrialisées, l’économie a stagné – sur un axe traversant l’intérieur du Brésil du nord au sud – on a assisté à une forte croissance tirée par la valorisation des exportations de céréales et de soja, de viandes diverses. Historiquement, les centres côtiers les plus dynamiques étaient en déclin. Du sud de l’Amazonie, en passant par le centre-ouest du Mato Grosso et du Goiás, de l’ouest de São Paulo et du Paraná, à Santa Catarina et au Rio Grande do Sul, l’agrobusiness a attiré les couches de la bourgeoisie en raison de leur récente prospérité. L’émergence d’une extrême droite néo-fasciste ayant une base de masse repose, outre le basculement à droite des classes moyennes, également sur cette fracture régionale. (Article publié sur le site Esquerda online, site du courant Resistencia du PSOL, le 18 octobre 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre)

Valério Arcary

Valério Arcary est professeur au Centre Fédéral d’Éducation Technologique (São Paulo) et membre du conseil éditorial de la revue Outubro. Il est militant du PSTU (Parti Socialiste Unifié des Travailleurs), Bresil.

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