Croire qu’une telle résistance populaire – avec des milliers et des milliers de morts, avec des dizaines de milliers de personnes arrêtées et torturées, avec des dizaines de milliers de blessés à peine soignés, avec des centaines de milliers de personnes soumises à une faim organisée par le régime dictatorial – puisse être le résultat d’une « manipulation extérieure » relève de la bêtise traditionnelle des adeptes des « théories conspirationnistes ». Les mêmes qui disaient qu’en 1968, en Tchécoslovaquie, les « capitalistes allemands » (« Livre blanc » de documentation à l’appui !) avaient manipulé la mobilisation pour un « socialisme à visage humain » ; puis un soulèvement qui dura longtemps après l’intervention de chars soviétiques en août 1968.
Que des forces sociales et politiques différentes existent dans la résistance syrienne, cela relève de l’évidence. Pourquoi, après 40 de régime dictatorial, faudrait-il que l’on voie surgir une sorte de « peuple d’avant-garde » qui réponde : « présents, nous sommes prêts à mener la lutte pour le socialisme ».
Cet hypothétique peuple de boy-scouts – abruti donc, comme les conspirationnistes et fort éloigné donc de tout socialisme démocratique – devrait donner cette réponse à quelques farfelus « anti-impérialistes », tapis dans le confort de quelques pays européens encore épargnés, partiellement, par la crise, ou encore à un quelconque Bonaparte sui generis à la Chavez au Venezuela ! Une triste farce révélant la dégénérescence de la pensée critique et matérialiste dans des secteurs auto-dénommés membres de la « gauche radicale » par effet d’imposture.
Une telle approche, au-delà de ses délires politiques, renvoie aussi à une conception des révolutions démocratiques qui ressemble aux « conquêtes du pouvoir par les peuples », sous la houlette de l’armée soviétique, en Pologne ou en Hongrie dans l’après-Seconde Guerre mondiale.
Enfin, il reste ceux et celles pour qui il est plus important de dénoncer une possible intervention militaire impérialiste que de développer une solidarité concrète avec les diverses composantes d’un peuple syrien qui lutte et résiste, en payant un prix énorme, insupportable.
Il va sans dire que nous sommes opposés à une intervention militaire étrangère. Toutefois, la priorité ne réside pas dans la dénonciation de cette hypothétique intervention, mais dans les diverses formes de solidarité avec les insurgés syriens. Quant aux ingérences, aucun conflit dans cette région n’en est exempt ; il appartient au peuple syrien insurgé de les « gérer », d’y faire face.
En outre, la dénonciation obsessionnelle d’un intervention se fait au moment où, derrière le décor des palabres diplomatiques internationales, le secret espoir des puissances impérialistes et des néo-forces régionales (de la Turquie au Qatar) peut se résumer en une formule : mettre au point une « sortie de crise » – remarquez que les peuples massacrés sont réduits à un pion sur l’échiquier diplomatique, avec son langage cynique spécifique – à la Yémen, où un semi-Saleh succède à Saleh.
Autrement dit, assurer un changement en gardant les structures essentielles de l’appareil d’Etat de la dictature pour assurer la « stabilité dans la région ». Et cela afin que chacun puisse redéployer, de manière concurrentielle, ses intérêts : de la France aux Etats-Unis, du Qatar avec ses alliés à la Turquie, en passant par la Russie et la Chine. Ne pas comprendre cela revient à révéler l’ineptie de la pensée qui se veut « socialiste » et le rejet pratique d’une éthique qui se fonde sur la capacité de saisir qui sont les oppresseurs et les opprimés, certes qui ne forment pas un bloc simple.
Charles-André Udry