Tiré du site du CADTM.
Cela va se rajouter aux 60 milliards déjà investis dans le projet des Nouvelles routes de la soie (en anglais Belt and Road Initiative (BRI), anciennement One Belt one Road), un projet pharaonique, commencé en 2013 par le nouveau dirigeant chinois, représentant la principale matrice de la politique étrangère et qui comprend un plan de transports et services terrestres (« ceinture ») et maritimes (« route »), accompagnés par une myriade de projets d’infrastructures s’étendant du Sud-Est asiatique à l’Europe et à l’Afrique en passant par l’Asie centrale et du Sud. On parle déjà de 1 674 projets qui incluent la construction de nouvelles voies ferrées, routes, autoroutes, centrales nucléaires et centrales au charbon, la modernisation des ports de Djibouti, Tripoli (Liban), Port Saïd (Égypte), Lagos (Nigeria), etc.
L’expansion économique de la Chine sur les marchés étrangers ne se limite donc pas aux pays de l’Asie.
Un système complexe d’accords, memoranda, projets, crédits, garanties d’exportations et négociations entre Chine et Afrique s’est établi depuis des décennies. La Chine a des relations diplomatiques avec les pays africains depuis leurs indépendances. Cette première phase était précisément basée sur le soutien de la Chine aux luttes pour les indépendances nationales des peuples africains. Puis, en même temps que le régime chinois s’intégrait au système capitaliste et que le monde bipolaire de la guerre froide disparaissait, les relations commerciales prirent le pas sur les considérations idéologiques : aujourd’hui la Chine est en effet le premier partenaire commercial de l’Afrique.
Selon un rapport d’Eurodad et de Diakonia, ces relations économiques ont des conséquences contradictoires : « D’une part, la hausse des prix des produits de base a profité aux pays exportateurs africains mais, inversement, elle a des effets négatifs sur les pays qui dépendent des importations de ces mêmes produits, comme le pétrole. De même, les importations de produits manufacturés chinois ont, d’une part, fourni aux consommateurs à faible revenu en Afrique des alternatives beaucoup moins chères aux produits plus chers en provenance d’Europe par exemple. D’autre part, les données montrent que les importations en provenance de Chine ont déplacé les producteurs africains, ce qui a entraîné des pertes d’emplois. La Chine est également, dans une certaine mesure, en concurrence avec les pays africains sur les marchés des pays tiers avec des produits manufacturés bon marché. Cela a été le cas, par exemple, dans le secteur textile, où les quotas sur les exportations chinoises ont été levés en 2005, ce qui a touché, entre autres, l’Afrique du Sud et le Lesotho » [2].
D’un point de vue technique, la politique de coopération entre Chine et Afrique est formellement représentée au FOCAC (Forum on China-Africa Cooperation) et se déploie sous trois formes : les dons (non monétaires), destinés au financement des projets de développement (hôpitaux, écoles, etc.) ou d’assistance technique (formations, etc.) ; les prêts sans intérêt ; et les prêts concessionnels (il s’agit de prêts à moyen et long terme introduits en 1995 et avec des taux d’intérêt bas). Ces deux derniers servent généralement à financer de gros projets d’infrastructures. Dans tous les cas, la politique d’assistance chinoise vis-à-vis du continent africain est exclusivement basée sur des projets de grande ampleur et semble se différencier de la politique traditionnelle de l’aide mise en place par les institutions de Bretton Woods et les autres créanciers occidentaux.
En effet, tous les pays africains bénéficient des prêts et de l’assistance chinoise sans condition préalable : l’aide chinoise est « with no political string attached », c’est-à-dire qu’elle n’est accompagnée d’aucune conditionnalité visant à mettre en œuvre des politiques économiques fixées par le créancier. Pas de recette miraculeuse, pas de plans économiques ou de restructuration de l’économie à appliquer en échange des prêts. Pas non plus d’interférence dans les affaires politiques du pays bénéficiaire. La seule exception (de taille) est l’obligation pour ces pays de ne pas reconnaître l’île de Taïwan et sa politique [3]. Dans les discours officiels on parle de coopération « Sud-Sud » : le langage utilisé par la Chine est différent de celui des institutions financières internationales et des autres pays créanciers.
Malheureusement, la réalité est loin de l’image construite dans les discours officiels puisque le fait d’être créancière met la Chine de facto dans une position de force par rapport à ces pays.
Sous couvert du principe de non-interférence dans les affaires intérieures des pays africains, la politique étrangère chinoise se rend complice de destructions sociales et environnementales dans les pays « partenaires ». En premier lieu, le gouvernement chinois – lui-même exerçant un pouvoir autoritaire sur sa population – ne se soucie jamais de l’autoritarisme déployé par les dirigeants africains avec lesquels il fait affaire. Il n’a ainsi eu aucun mal à financer des dictateurs au Soudan, en Angola, au Zimbabwe, renforçant ainsi ces régimes répressifs. Les investissements chinois et les importations chinoises au Soudan ont aidé le régime d’Omar Al-Bachir à se maintenir durant un certain temps dans le Sud du pays riche en ressources fossiles (ce qui n’a pas empêché le Soudan du Sud d’accéder finalement à l’indépendance en 2011), et ont contribué au financement d’un génocide au Darfour. En deuxième lieu, le respect des standards environnementaux et sociaux de certains projets ne figure nullement parmi les critères de « partenariat ». On l’a vu au Mozambique avec la déforestation massive de la forêt tropicale du Zambèze, au Nigeria avec la violente répression de la manifestation contre la pollution des eaux par l’entreprise chinoise Wempco en collusion avec les bureaucrates locaux et dans les soulèvements survenus en Zambie contre les mauvaises conditions de travail, les explosions minières et les accidents sur les sites de projets chinois [4].
Les conséquences de ces investissements se révèlent tragiques : au Cameroun, les compagnies chinoises d’extraction minière utilisent des machines qui forent jusqu’à 30 mètres de profondeur, forçant les habitants à abandonner leurs terres cultivées. Entre 2012 et 2015, selon l’association FODER (Forests and Rural Development Association), plus de 250 excavations ont été abandonnées. De surcroît, entre 2015 et 2018 plus de 100 personnes sont mortes dans ces trous infernaux, à cause des glissements de terrain [5].
De plus, les données sur l’assistance chinoise manquent de transparence. Le gouvernement chinois ne divulgue pas de rapport annuel relatif à l’aide au développement [6] au prétexte que, s’agissant de dons ou de prêts concessionnels, cette information est sensible pour les pays destinataires (à qui l’on devrait justifier pourquoi on a donné plus à un pays plutôt qu’à un autre) [7].
Enfin, la masse de nouveaux crédits qui partent de la Chine pour arriver en Afrique génère des affaires juteuses pour les entreprises chinoises, en particulier pour les entreprises de construction qui ont transformé l’Afrique en un chantier de voies ferrées, digues, stades, centres commerciaux, etc.
La contrepartie de tout cela est une contraction considérable de nouvelles dettes par les gouvernements africains : ces derniers ont emprunté 143 milliards de dollars à la Chine depuis 2000, selon les chiffres du CARI (China Africa Research Initiative). Une autre conséquence est la cession de biens publics et la perte de souveraineté au bénéfice de la Chine : si un pays n’arrive pas à rembourser ses emprunts, il doit céder une partie de ses infrastructures et/ou de ses ressources publiques à la Chine. C’est le cas du port en eau profonde de Hambantota : suite à l’incapacité de l’État du Sri Lanka de rembourser une dette contractée auprès de la Chine pour construire ce port (construction effectuée... par une entreprise chinoise), en décembre 2017, un accord a été signé entre les deux pays, concédant à une entreprise d’État chinoise 70 % des parts du port pour une durée de 99 ans.
Tous les cas ne présentent pas les mêmes caractéristiques : la Chine a déjà procédé à des annulations de dettes des pays africains (en 2000, 2005, 2006, 2007), parmi lesquelles figurent dernièrement celle du Cameroun- fin 2018 - pour un montant de 78,4 millions de dollars (la dette publique totale s’élève à 10 milliards de dollars), ce qui équivalait aux crédits sans intérêt que le Cameroun n’avait pas pu rembourser à la fin de 2018 [8]. En revanche, ces annulations ne sont pas non plus une panacée absolue pour ces pays : elles ne représentent qu’une petite partie par rapport à la dette totale et elles sont guidées à la fois par des motivations politiques et économiques. Établir de bonnes relations diplomatiques avec ces pays et leur permettre de souffler de temps en temps (même si pour des sommes dérisoires) sert surtout les intérêts chinois. Cela permet à la Chine d’étendre son influence économique et politique sur le continent et d’avoir accès plus facilement aux énormes ressources naturelles du continent noir, essentielles pour son industrie.
De plus, tout comme les pays européens, la Chine utilise l’aide (ou une partie de cette dernière) pour l’annulation des dettes, ce qui veut dire qu’une partie des nouveaux prêts sert à rembourser (les discours officiels parlent d’annuler) des dettes précédentes.
Les critiques des créanciers « traditionnels » (institutions financières internationales et États « du Nord ») vis-à-vis de la politique de prêts de la Chine en Afrique sont hypocrites : sont pointés du doigt les intérêts spécifiques de la Chine en Afrique, le néo-colonialisme, l’incitation à la corruption, la vente de l’Afrique à la Chine... alors que les pratiques coloniales et néocoloniales des puissances « du Nord » sur le continent africain sont passées sous silence.
En réalité, beaucoup d’accords de prêts entre la Chine et les pays africains sont examinés par le bureau local du FMI dans le pays bénéficiaire [9]. Par ailleurs, la raison sous-jacente à la distribution abondante de crédits de la part de la nouvelle puissance créancière qu’est la Chine ne diverge pas fondamentalement de la raison poussant les IFI ou le Club de Paris à multiplier les prêts : le capital a toujours besoin de s’étendre afin de pénétrer des marchés étrangers pour trouver de nouveaux débouchés lorsque le marché domestique ne permet plus d’expansion. Et la dette a été et reste un outil fondamental pour cette expansion. De surcroît, elle crée des rapports de domination du créancier sur le débiteur, hier comme aujourd’hui, que le créancier soit la France, le FMI ou la Chine.
Il semble plutôt que les créanciers traditionnels souffrent d’une âpre compétition avec la Chine qui pourrait être l’un des facteurs de leur relative perte d’influence en Afrique. Comparés à des prêts d’institutions en partie délégitimées au cours des 25 dernières années comme le FMI, la Banque mondiale et le Club de Paris, les prêts chinois semblent à première vue moins contraignants, moins chers et donc plus accessibles. De nombreux dirigeants d’États africains se tournent ainsi plus volontiers vers les prêts chinois plutôt que vers les prêts occidentaux ou des IFI.
Il n’en reste pas moins que nous devons dénoncer les conséquences négatives de la politique chinoise de prêts et établir des liens avec les mouvements sociaux qui les contestent dans les pays débiteurs. Selon les estimations de Jubilee Debt Campaign [10], aujourd’hui environ 20 % de la dette extérieure africaine est due à la Chine, ce qui veut dire que Beijing porte une responsabilité dans la nouvelle crise de la dette qui menace le continent africain déjà engouffré dans une spirale infernale d’endettement et avec peu de réserves en devises étrangères.
La politique économique de la Chine est un enjeu majeur à la fois pour les puissances du vieux continent et pour les pays débiteurs. Ses « Nouvelles routes de la soie » et ses politiques de prêts s’inscrivent dans sa stratégie visant le rôle de première puissance mondiale (car non limitée au continent africain), que cela soit au niveau économique, politique ou militaire au détriment du rôle historique joué par les États-Unis, les puissances européennes ou le Japon. Au milieu de cette compétition que se livrent les « vieilles » puissances impérialistes et la Chine, il ne s’agit pas de choisir un camp, si ce n’est celui des peuples victimes des politiques agressives de l’endettement et du capital.
Cet article est tiré du n° 77 de l’AVP (Les autres voix de la planète), « Dettes aux Suds » disponible à : https://www.cadtm.org/Dettes-aux-Suds
Notes
[1] Paolo Bosso, I nuovi enormi investimenti della Cina in Africa, settembre 2018, disponible sur : https://www.ilpost.it/2018/09/04/i-nuovi-enormi-investimenti-della-cina-in-africa/
[2] (traduit de l’anglais) Swedish development aid organisation Diakonia, Eurodad, China and the end of poverty in Africa- towards mutual benefit ?, 2007
[3] La république de Chine (Taïwan) et la république populaire de Chine revendiquent chacune la pleine et légitime souveraineté sur la totalité du territoire chinois (Chine continentale et île de Taïwan). Taïwan a une indépendance administrative et politique par rapport au continent, mais son indépendance n’a jamais été proclamée ni par le gouvernement de l’île, ni par celui du continent. Elle est donc considérée par l’ONU comme une province de la république populaire de Chine, et par le gouvernement de Taïwan comme une province de la république de Chine, selon les dispositions de sa Constitution d’avant 1949.
[4] Pour un traitement plus complet du sujet lire : https://www.ftq.qc.ca/wp-content/uploads/ftqimport/5025.pdf
[5] Jenni Marsh, China just quietly wrote off a chunk of Cameroon’s debt. Why the secrecy ?, february 2019, disponible sur : https://edition.cnn.com/2019/02/04/china/cameroon-china-debt-relief-intl/index.html
[6] En l’absence de rapports officiels sur les flux d’aide annuels, diverses estimations ont été faites sur la base de rapports de presse et d’informations tirées de discours officiels du gouvernement.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Jubilee Debt Campaign, African governments’ debt payments double in just two years, octobre 2018, disponible sur : https://jubileedebt.org.uk/press-release/african-governments-debt-payments-double-in-just-two-years
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