Édition du 19 novembre 2024

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Revue Relations

Nouveau numéro de Relations

La force subversive du don

Le capitalisme n’est pas seulement un système économique qui repose sur l’exploitation du travail et le pillage des ressources naturelles, notamment du Sud : c’est aussi l’imposition d’un mode de vie spécifique avec ses produits particuliers. C’est également une réponse à nos angoisses existentielles, à la peur de mourir, au sentiment de finitude, sur le mode du « toujours plus » : toujours plus de production et de consommation, toujours plus vite, plus loin, plus grand, toujours plus de pouvoir, de croissance, etc. Et plus ces dissolvants d’angoisse existentielle se déploient, plus ils emportent avec elle le besoin d’amour, de gratuité, de beauté, de don et de contre-don qui était au cœur des rapports humains.

Dans une conférence prononcée en octobre 2003, le sociologue Jacques T. Godbout faisait un constat alarmant : « Il y a une attaque contre le don sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Nous assistons actuellement à l’ultime effort de l’humanité, le dernier stade pour enfin éliminer entièrement le don et faire en sorte qu’on contrôle tout, que tout soit produit, que rien ne soit donné, et que triomphe l’homo œconomicus (1)1. » Cette haine du don a plusieurs visages : le saccage des biens communs et des services publics, la marchandisation de la société, les théories explicatives de l’amour, de l’amitié et de l’engagement en termes de coûts/avantages, etc.

Le fait que l’on porte peu attention à la dimension anthropologique du capitalisme, y compris à gauche, nous empêche de voir les changements anthropologiques radicaux qu’il induit. La haine du don est bien sûr manifeste dans les milieux néolibéraux et au cœur de la révolution conservatrice mondiale, mais elle se développe aussi dans certains réseaux qui confondent décroissance et austérité et qui combattent toute idée de revenu garanti.

Le combat contre le capitalisme et le productivisme est donc tout autant anthropologique que strictement économique, social, culturel ou politique, comme on le croit souvent. La grande difficulté, c’est que le capitalisme est parvenu à « naturaliser » ses fondements anthropologiques et à faire passer les autres – qui mettent en jeu le respect de la nature ou le don, par exemple – pour pervers. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le sort réservé aux objecteurs de croissance, systématiquement diabolisés. La lutte contre le don a pris des siècles, avec notamment la destruction des propriétés et biens communs, et elle se poursuit aujourd’hui avec le débat sur l’appropriation privée des semences agricoles, la production de la vie en laboratoire, la lutte contre les logiciels libres, etc.

Dons du Sud

L’essentiel est de refuser ce diktat qui voudrait que le don ait presque disparu de la société, qui chercherait à n’en faire qu’une subsistance, voire une aspiration pathologique. La grande force du système est en effet de rendre invisible tout ce qui lui échappe. Il suffit donc de partir à la découverte de la logique bien vivante du don. Je n’insisterai pas sur ce qu’il y a de don dans nos générosités (du don d’argent au don d’organes) et dans nos engagements lorsque nos personnalités se frottent les unes aux autres, poursuivant des buts qui ne sont pas ceux de l’enrichissement ni d’un investissement. La meilleure façon de rencontrer le don, c’est de se mettre à l’écoute de tous les nouveaux chemins de l’émancipation qui tentent de s’ouvrir à l’échelle planétaire. Ce sont, à mes yeux, des dons que fait le Sud au Nord, ce sont des dons que font les « pauvres » aux « riches », nous offrant de « nouvelles » notions pour penser un autre monde possible. Pensons d’abord au « sumak kawsay » ou « buen vivir » des Autochtones d’Amérique du Sud, qui oriente l’agir des gouvernements équatorien et bolivien actuels. Comme le rappelle Alberto Acosta, l’un des pères du mouvement du buen vivir, ce n’est pas ici de bien-être au sens de la société occidentale dont il s’agit, mais du fait d’inventer d’autres relations aux autres fondées sur le partage et un rapport harmonieux avec la nature.

Un autre grand cadeau du Sud qu’il faut mentionner est la notion de « pachamamisme » (défense de la Pachamama, Terre-Mère), considérée avec méfiance par une gauche inquiète d’un retour possible de l’obscurantisme. Cette peur est cependant bien davantage une phobie occidentale qu’une appréhension fondée sur des faits. Face au capitalisme qui entend soumettre la nature aux lois du marché (avec le marché du carbone, par exemple), le « pachamamisme » est une incitation à soumettre l’économie aux lois du vivant, c’est-à-dire aux conditions de la reproduction biologique et sociale. Cette passion du vivant passe nécessairement par la reconnaissance de droits à des sujets non humains (les animaux, les écosystèmes, etc.), ce qui n’a rien de plus farfelu qu’un capitalisme ayant reconnu la qualité de personne morale à des entreprises commerciales…

Pensons aussi à la notion de « mieux-être » de la philosophie bantoue de l’existence. Selon la vision négro-africaine du monde, le développement de l’être est indissociable du communautaire, il ne peut réussir qu’en s’enracinant dans une communauté et non de façon strictement individualiste. « La voie capitaliste du développement, la voie individualiste de l’exploitation de l’homme par l’homme et donc la voie égoïste du progrès est étrangère à sa conception du monde et donc à son authenticité (2). » Deux proverbes illustrent bien cette primauté de la communauté dans la conception bantoue : « Bulanda na bakuenu » (« la pauvreté avec ses frères ») et « Bupeta na bakuenu » (« la richesse avec ses frères »). Un humain véritable est celui qui met sa richesse au service de sa communauté.

Toutes ces « nouvelles » notions croisent d’une façon ou d’une autre celle du don. Elles ont le mérite aussi de faire passer des passions tristes aux passions joyeuses en frayant des chemins vers une jouissance d’être opposée à la jouissance d’avoir. Nous retrouvons ici ce qui se dit dans des langages différents depuis longtemps, que l’on songe aux espérances révolutionnaires mais aussi aux théologies de la libération ; c’est toujours la même option préférentielle pour les plus pauvres : donner plus à ceux qui ont moins. Toutes ces notions évoquées se prêtent fort bien à toutes sortes de déclinaisons. Elles nous rappellent que nous avons le don chevillé au corps, quoi qu’en disent les puissants, à travers nos relations amoureuses, amicales ou associatives, à travers les biens communs, les services publics, etc.

Le partage de la gratuité

Je reste convaincu qu’aucun retour à la logique du don ne sera possible sans changer notre regard sur les pauvres et la pauvreté et, plus largement, sur les milieux populaires. Nous acceptons comme allant de soi la définition que les riches donnent des pauvres. Nous définissons toujours les milieux populaires en termes de manque : en économie, le manque de pouvoir d’achat ; en culture, le manque d’éducation ; en politique, le manque de participation ; en société, le manque de civilité, etc. Je fais ici le pari d’une positivité potentielle des milieux populaires, des autres façons de vivre. Un pauvre n’est pas un riche à qui ne manquerait que l’argent. Un pauvre a une autre richesse, d’autres rapports à soi, aux autres, au temps et à la nature.

Nous devons, pour redécouvrir cette altérité, revenir à la notion de don et à sa traduction politique, notamment par la défense et l’extension de la gratuité des services publics. On nous rétorquera que la gratuité n’existe pas, que même l’école publique a un coût. Cette fausse évidence oublie que la gratuité, ce n’est pas la chose libérée du coût, mais du prix. Chacun des biens communs rendus gratuits a nécessairement un coût économique pour la société, qu’il s’agisse, par exemple, de l’eau, qui est vitale, des transports en commun, de la restauration scolaire, des services funéraires, etc. Mais ce coût de revient est socialisé et non couvert par un prix de vente. C’est pourquoi nous parlons toujours de gratuité construite économiquement, culturellement, politiquement. J’aime ces élus qui interpellent ainsi la population : compte tenu des moyens limités qui sont les nôtres, préférez-vous maintenir la gratuité du stationnement pour les voitures ou construire une autre gratuité profitable à tous et écologiquement responsable ?

Tout cela permet de prendre conscience de la possibilité de revaloriser politiquement la logique du don et de prendre acte du fait que la première richesse des pauvres, c’est en effet toujours la construction de « communs », le partage de la gratuité.

Notes

1- Le texte de cette conférence, « La logique du don », est accessible sur le site <agora.qc.ca> .

2- José Kaputa Lota, Révolution culturelle et développement en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 175.

Ce texte est tiré du nouveau dossier de la revue Relations intitulé « La promesse du don » (no 769, décembre 2013) présentement en kiosque. Presse-toi à gauche poursuit une collaboration avec la revue Relations de façon à élargir les débats qui y sont présentés et les partager à notre lectorat. Nous accueillons cette fois un texte de Paul Ariès, politologue et directeur du mensuel Les Z’indigné(e)s, qui a publié entre autres Le socialisme gourmand. Le bien vivre : un nouveau projet politique (La Découverte, 2012).

Le site de Relations : www.revuerelations.qc.ca

Sommaire détaillé :

http://www.cjf.qc.ca/fr/relations/enkiosque.php?idp=133

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