tiré de : CADTM infolettre
3 mars par Christine Vanden Daelen
Image de l’exposition « Vos toilettes propres, nos propres papiers ! » fait par la Ligue des travailleuses domestiques (Bruxelles)
La dette au service d’une économie genrée et raciale
Le capitalisme globalisé, au sein duquel le « système dette » est essentiel, exacerbe les rapports sociaux inégalitaires. Il alimente et accentue tant les inégalités liées à la classe sociale qu’au sexe et à la « race ». De fait, le capitalisme est structurellement patriarcal. Il ne pourrait fonctionner sans l’exploitation du travail reproductif [1] des femmes, travail dévalorisé, sous-estimé, invisibilisé et dès lors, fort mal rémunéré ou carrément gratuit. De plus, il se fonde sur des logiques raciales établissant un principe hiérarchique entre personnes « blanches » et « non-blanches ». Ces dernières sont assignées au-bas de l’échelle sociale et de la division du travail ce qui favorise leur exploitation à outrance. Ainsi, capitalisme, patriarcat et racisme s’imbriquent et renforcent mutuellement leurs oppressions. La dette, outil majeur de consolidation de ce capitalisme patriarcal et racial, s’attaque aux populations les plus vulnérables, les plus marginalisées dont les femmes précaires, migrantes et racisées font indubitablement partie. Elles sont ainsi spécifiquement concernées par les mesures exigées en son nom accentuant division sexuelle et raciale du travail et violences sexistes.
L’exil forcé des femmes comme conséquence du système dette
La dette n’est pas neutre au niveau du genre. Les déstructurations qu’elle engendre ont des impacts sexospécifiques poussant toujours plus de femmes à quitter leurs familles, leurs communautés, leurs villes, villages et pays non pas pour s’engager dans un projet aux potentialités émancipatrices mais pour tenter de survivre et d’assurer leur subsistance tout comme celle de leurs proches.
Le démantèlement de l’État social au cœur des exigences austéritaires a de multiples implications pour les femmes. Les privatisations et coupes budgétaires imposées aux services publics et sociaux les affectent spécifiquement comme travailleuses [2], usagères et bénéficiaires majoritaires de ces secteurs mais également comme mères, compagnes, filles qui devront « compenser » la perte ou l’inaccessibilité de ces services. De fait, pour assurer les tâches de soins et d’éducation délaissées par la fonction publique, elles n’ont pas d’autre choix que de soit diminuer leur temps de travail rémunéré, soit de prélever dans leurs maigres ressources les fonds nécessaires pour la prise en charge de leurs enfants et parents dépendants. On assiste ainsi à une véritable substitution des rôles et responsabilités essentielles de l’État vers la sphère familiale et donc vers les femmes. Au nom de la dette publique, du concept d’ « État social » on passe à celui de « mère sociale ». Assumer cette charge supplémentaire est synonyme pour beaucoup de femmes d’intégration à marche forcée aux flux migratoires.
Le « tout à l’exportation », mesure phare de l’ajustement structurel, précarise fortement les femmes et particulièrement les femmes rurales, premières productrices et agricultrices mondiales. Basé sur un extractivisme sans limite des ressources naturelles, ce « modèle » prive les femmes de leurs moyens de subsistance et territoires. Progressivement, l’intensification des monocultures d’exportation, généralement aux mains des hommes, remplacent les cultures vivrières souvent féminines qui doivent se retirer sur des terrains marginaux. Le « tout à l’exportation » signifie également l’accaparement et l’exploitation intensive et extensive des terres, des rivières, des lacs, etc. par des multinationales bénéficiant de l’aval des gouvernements et des IFI. Dépossédées des moyens de production nécessaires à la reproduction de leur vie, arrachées à des modes de vie antérieurs non marchands qui assuraient leur souveraineté alimentaire ainsi que celle de leur famille, toujours plus de femmes rurales des Suds doivent migrer vers les villes ou les pays du Nord.
En tant que pourvoyeuses principales des besoins de la famille, les femmes sentent plus durement les effets de l’augmentation des prix des biens de consommation courante résultant de la dévaluation des monnaies locales, de l’augmentation de la TVA ou encore de la fin de la subsidiation des produits de base, package de politiques prescrites afin d’assurer le remboursement de la dette. Pour pouvoir continuer à subvenir aux besoins de base de leur famille, elles doivent, souvent au détriment de leur santé physique et mentale, augmenter toujours plus leur travail gratuit et/ou avoir recours à l’endettement privé. Ce n’est pas un hasard si le microcrédit, ayant comme cible favorite les femmes, s’est extrêmement développé au sein des économies ajustées [3]. Pour échapper à leurs créanciers, certaines d’entre elles quitteront leur lieu de vie et communautés.
Les grands projets extractivistes soutenus par les IFI (cf. l’agroalimentaire, l’exploitation minière ou énergétique à grande échelle, …) n’hésitent pas faire appel à des groupes armés pour « protéger » les sites qu’ils s’accaparent. Ces « hommes en armes » exercent fréquemment des violences sexuelles contre les femmes pour les pousser elles et leurs familles à quitter les territoires et ressources convoitées. Souvent en première ligne de la résistance face à ces mégaprojets, les femmes se confrontent à une violence répressive de haute intensité. L’augmentation des dépenses militaires financées par la dette accentue également les violences spécifiques à l’égard des femmes souvent utilisées comme « butin de guerre. » Migrer constitue pour ces femmes souvent le seul moyen d’échapper à ces violences multiformes, de sauver leur vie.
Des chemins d’émigration cadenassés par la dette
Au sein d’un capitalisme toujours plus mondialisé, les femmes migrantes (avec ou sans-papier) sont les travailleuses majoritaires de secteurs d’emplois dont le développement est intrinsèquement lié aux politiques de la dette. Focus sur deux d’entre eux.
ZLE : Zones de libre-échange ou de libre exploitation des femmes
La prolifération de ces zones de libre-échange (aussi appelées « zones franches ») est l’une des conséquences directes de la dissolution de toute règlementation du travail, de toute régulation, promue par les IFI. Elles attirent massivement les multinationales profitant d’une main d’œuvre à très bas salaire essentiellement féminine et « exploitable à gogo ». Dans ces usines d’exportation (essentiellement du textile et de l’électronique) vers le Nord global, les conditions de travail s’apparentent à de l’esclavage moderne [4], les travailleuses mettant en danger leur santé pour des salaires qui leur permettent à peine de survivre. Lorsqu’elles s’organisent et revendiquent, les entreprises les licencient et/ou délocalisent vers de nouvelles zones laissant sur le carreau des millions de personnes. Que ces emplois à obsolescence ultrarapide et aux conditions de travail effroyables suscitent de fort importants flux de migrations féminines rurales et internationales est révélateur de l’étendue de la misère qu’elles fuient ou à laquelle elles tentent de suppléer.
Les femmes au service de la reproduction sociale
La destruction de l’État social là où il existait, impliquant coupes budgétaires, marchandisation et privatisation des services publics nécessaires à la reproduction de la vie (les soins, l’enseignement, la petite enfance, les secteurs sociaux) entraine un appel de travailleuses des Suds chargées d’y assurer la reproduction sociale. Les emplois la garantissant [5], qu’ils soient formels ou non, sont systématiquement dévalorisés car naturalisés comme « féminins », considérés comme n’étant pas du « véritable travail » et dès lors, mal rémunérés, flexibles et précaires. Fort peu attractifs pour les travailleuses nationales qui tentent de résister, ils forment une niche d’emplois pour des femmes se situant à l’imbrication des oppressions de classe, de sexe et de « race » : les femmes migrantes.
Au sein de la sphère privée, face à la pénurie ou à l’inaccessibilité de services publics et de protection sociale, au refus persistant des hommes de partager les tâches domestiques et au vieillissement rapide de la population, pour sauvegarder leur accès au travail rémunéré, les femmes qui financièrement le peuvent, externalisent le surplus de travail de reproduction sociale vers les femmes migrantes. Ces dernières confient à leur tour à des femmes plus pauvres et/ou plus vulnérables qu’elles le travail reproductif qu’elles ne peuvent plus fournir au sein de leurs familles. On assiste ainsi à ce que les féministes ont nommé la « chaine globale du Care » qui maintient l’ordre des dominations et la structure capitaliste patriarcale et raciale qu’il sert à plein régime.
Pour conclure, notons que le cynisme du « système dette » est sans limite : les femmes migrant pour pallier la crise de la reproduction sociale orchestrée par l’ajustement structurel dont l’exploitation est devenue cruciale pour sauvegarder l’entretien de la vie au Nord, sont des pourvoyeuses nettes de devises pour leurs pays d’origine, devises dont une partie sert à rembourser la dette ou à contracter de nouveaux prêts… La spirale infernale de la dette atteint ainsi son paroxysme et démontre combien toute stratégie d’émancipation gagne à inclure dans ses revendications l’abolition des dettes illégitimes.
Notes
[1] Le travail reproductif englobe tout le travail accompli pour reproduire la vie humaine. Dans une perspective capitaliste, il se rapporte aux soins nécessaires à prodiguer à une personne afin qu’elle soit en capacité de travailler. Ce travail de (re)production de la force de travail est indispensable au capitalisme : sans lui il n’y a ni production ni reproduction des marchandises et dès lors pas d’accumulation capitaliste.
[2] Globalement, les femmes composent les 2/3 des travailleurs/euses des secteurs de la santé, de l’éducation et des services sociaux mais surtout aux postes « subalternes »
[3] Pour une analyse critique de la microfinance : https://www.cadtm.org/microcredit-1538?lang=fr
[4] Journées de travail de plus de 12h sans réelle pause, se prolongeant bien souvent la nuit, avec des heures de travail supplémentaires imposées, dans le bruit, l’insalubrité avec un faible éclairage, règlements très sévères, amendes, fouilles corporelles, tests de grossesse obligatoires, etc.
[5] Regroupant les secteurs des services des soins, du travail domestique et sexuel.
Auteur.e
Christine Vanden Daelen Permanente au CADTM Belgique
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