Les quelques 75 personnes qui ont fondé le Réseau écosocialiste en mars 2013 faisaient presque toutes parte de Québec solidaire ; en plus, pour la plupart, de s’impliquer dans un mouvement social ou un autre. Pourquoi se donner une tâche militante de plus, surtout quand les mouvements sociaux sont relativement actifs et que notre parti de gauche se porte plutôt bien ?
Pour ma part, c’est la conclusion pratique d’une analyse du système capitaliste dans lequel nous vivons, de ses conséquences désastreuses pour la vie en général et pour la civilisation en particulier, et de la mécanique complexe qui permet à ce système de se maintenir.
D’abord, on reconnaîtra que le capitalisme est un système qui structure les rapports sociaux (pas un courant d’opinion ou un ensemble de mauvaises habitudes) et que ce système est incompatible avec la préservation des écosystèmes, de la biodiversité et des conditions matérielles d’existence d’une grande partie de l’humanité. En fait, plusieurs auteurs ont démontré cette incompatibilité entre capitalisme et écologie, depuis Gorz dans les années 1970 jusqu’à Bellamy Foster ou Lowy plus récemment.
En bref, la logique du système est que s’il y a un profit à faire quelque part, surtout un profit plus élevé que la moyenne, une entreprise va s’engager dans cette activité, peu importe ses conséquences sociales ou environnementales. Un capitaliste individuel peut décider, pour des considérations éthiques, de ne pas investir dans un domaine destructeur, mais pas le système dans son ensemble. C’est pourquoi le slogan du mouvement écosocialiste est : « Changeons le système, pas le climat ! ».
Alors pourquoi la plupart des organisations écologistes basent-elles implicitement ou explicitement une bonne partie de leur action sur la possibilité du capitalisme vert ? Pourquoi celles qui tendent vers l’anticapitalisme usent-elles d’une variété d’euphémismes au lieu d’appeler un chat un chat ? Pourquoi un parti de gauche enraciné dans les mouvements sociaux les plus récents, comme Québec solidaire, reste-t-il sur une position ambiguë face au capitalisme en parlant de le « dépasser » sans définir ce qu’on entend par cette expression ?
Si on veut arriver un jour à un mouvement anticapitaliste de masse et à la rupture définitive avec ce système qui nous détruit, il faut d’abord reconnaître que ce n’est pas par mauvaise foi, par lâcheté ou par ignorance que ces deux types d’organisation n’ont pas déjà adopté une perspective écosocialiste radicale. Il s’agit d’une conséquence logique du rôle qu’on leur demande de jouer dans un contexte social et idéologique bien spécifique.
Un théorème sociopolitique
Ce qui complique la vie à la gauche depuis toujours est que le capitalisme ne se maintient pas uniquement par la force et la corruption mais aussi par le consentement, partiel et toujours à renouveler, de la majorité de la population. Illustrons cette dynamique par un théorème inspiré des idées de Marx et de Gramsci : « La plupart du temps, la plupart des gens acceptent la plupart des idées qui correspondent aux intérêts de la classe dominante. »
Il s’en suite que :
a) Les dominants n’arrivent jamais à imposer toutes leurs idées à la population. Il y a toujours des zones de résistance, comme on l’a vu au sujet de la hausse des frais de scolarité, de la privatisation de la santé ou de l’exploitation du gaz de schiste. Ces points faibles dans l’idéologie dominante ouvrent la porte à des victoires, toujours partielles et temporaires, mais essentielles pour le développement de la capacité d’action autonome de la population.
b) Le rejet du système dans son ensemble est, la plupart du temps, une idée minoritaire, voire marginale.
c) Les mouvements de masse et les grands partis de gauche (rendus possible par notre item « a ») peuvent donc difficilement reprendre à leur compte une opposition au système dans son ensemble. Ils peuvent avoir des tendances anticapitalistes plus ou moins bien définies, mais comme le ralliement d’un grand nombre de personnes est une condition essentielle de leurs succès (dans la rue ou dans les urnes), ils ne peuvent pas se donner une orientation clairement socialiste tant que la contestation du système ne prend pas de l’ampleur.
d) Parfois, la classe dominante n’arrive plus à convaincre la majorité de la population d’accepter sa domination. C’est alors qu’une crise sociale et politique majeure survient et qu’il devient possible de rallier la majorité de la population à une perspective de transformation radicale.
C’est pour cet ensemble de raisons qu’il est contre-productif de chercher à radicaliser « à froid » un mouvement social de masse ou un parti comme Québec solidaire. Il en résulterait une crise interne, des divisions acrimonieuses et un affaiblissement immédiat du camp populaire. En même temps, on ne peut pas attendre que la population devienne spontanément anticapitaliste. Les crises systémiques surviennent quand on ne s’y attend pas et ne durent pas indéfiniment. Il faut que les partisans d’une rupture avec le système soient organisés pour tirer le maximum d’avantage d’une telle crise et rallier la population rapidement à un « plan pour sortir du capitalisme ».
C’est pourquoi une organisation d’un troisième type est nécessaire. Un groupe comme le Réseau écosocialiste peut être présent dans les luttes sociales et dans les activités de Québec solidaire et chercher à rallier ceux et celles qui veulent en finir avec ce système. Il peut diffuser des idées et organiser des activités dans le but de convaincre de nouvelles personnes de se rallier à cette perspective. Ce faisant, il permet à la lutte idéologique contre l’hégémonie capitaliste d’avancer sans provoquer de crises au sein des organisations dont la mission est de rassembler la population telle qu’elle est maintenant, dans ses luttes partielles et immédiates.
Vers la grande convergence
En rejetant tant l’attentisme (ou le spontanéisme) que le sectarisme, l’action politique d’un groupe comme le Réseau écosocialiste peut accélérer le processus par lequel la population prend conscience de tout le tort que cause le capitalisme et de sa propre capacité à remplacer ce système de compétition perpétuelle par une nouvelle société de coopération pour le bien-être de toutes et tous.
Cette tension entre les limites des luttes sociales et de l’action électorale d’une part, et la nécessité d’une révolution sociale, démocratique et écologique de l’autre, était à son paroxysme, dans mon expérience personnelle, durant la magnifique grève étudiante de 2012. Ce n’est pas un hasard si le Réseau écosocialiste a été fondé quelques mois après, au printemps 2013. C’est l’énergie énorme qui s’est dégagée de cette mobilisation qu’il s’agit maintenant de canaliser dans des formes organisationnelles aussi efficaces que possibles, tant pour mener les luttes défensives (contre les oléoducs, contre les politiques d’austérité…) que pour contester la domination des partis de l’austérité et du statu quo écologique sur la vie politique (la tâche de Québec solidaire) ou développer un mouvement de contestation du capitalisme lui-même. Ces trois ensembles de tâches seront mieux servies par l’existence de trois types d’organisations complémentaires.
Éventuellement, comme l’annonce notre théorème, une grande convergence devrait se produire entre la radicalisation des mouvements, une clarification programmatique dans un sens anticapitaliste du côté de QS et l’expansion rapide des organisations qui, comme le Réseau écosocialiste, incarnent la volonté d’en finir avec le système. Ce ne sera pas un simple alignement des planètes, une sorte de phénomène naturel, mais le résultat du patient travail des militantes et des militants à travers les trois types d’organisation.
samedi 6 septembre 2014