C’est l’hypothèse que j’ai soutenue dans le premier de deux billets que j’ai publiés ces dernières semaines (http://www.oikosblogue.coop/?p=14938), où je me questionne sur la frontière bien ténue qui existe entre les pratiques de lobbying et celles de collusion, voire de corruption, dans le secteur de la finance. Il est évident que, lorsque les enjeux des relations entre l’État et les entreprises portent moins sur la capacité à s’accaparer des contrats publics (comme dans le secteur de la construction) mais à influencer en sa faveur la réglementation publique, voire à obtenir des privilèges ou des aides fiscales, comme c’est le cas dans le secteur de la finance, les pratiques de collusion et de corruption ne peuvent qu’être différentes. Non seulement les biens publics que les entreprises cherchent à s’accaparer diffèrent, mais également les « cadeaux » accordés aux élus ou aux fonctionnaires corrompus ne sont pas nécessairement du même ordre. Dans le cas de la finance, plutôt que les clés d’une maison ou d’un condo, la promesse d’un poste grassement rémunéré peut bien faire l’affaire pour les services rendus à une entreprise.
Et dans l’industrie des ressources naturelles, dont celles du pétrole et du gaz, qu’en serait-il de ces pratiques de collusion et de corruption ? Le secteur de l’exploitation des ressources naturelles se caractérise par le fait qu’en raison de coûts d’exploitation prohibitifs, il est surtout l’affaire de quelques grandes entreprises géantes qui ont les moyens (et qui ne craignent pas) d’utiliser les pratiques de collusion pour promouvoir leurs intérêts. Rappelons-nous la nomination du libéral Pierre Corbeil comme conseiller de la Canadian Royalties et comme membre du conseil de la Golden Valley Mines peu après avoir quitté son poste de ministre des Ressources naturelles, en 2007, alors que le PLQ était toujours au pouvoir.
Dans les ministères reliés aux ressources naturelles, au même titre que celui des Transports, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Les coupures de postes et les privatisations conduisent à une hémorragie des compétences pour analyser et surveiller ce qui relève de l’intérêt général, ouvrant ainsi la porte aux pratiques de collusion et de corruption. Sinon, comment expliquer que depuis que le gouvernement libéral a cédé au privé l’exploration du potentiel de l’île d’Anticosti, les découvertes s’annoncent en dizaines de milliards de barils de pétrole ? Pour faire toute la lumière sur ce qui s’est passé à l’île d’Anticosti, il faudrait que la Commission Charbonneau s’intéresse à ce qui s’avère être le scandale de l’île d’Anticosti.
C’est néanmoins au niveau de leurs supposées pratiques de lobbying qu’on peut voir clairement que l’industrie du pétrole et du gaz met tous les moyens en œuvre pour s’accaparer le bien public au mépris de la souveraineté des peuples. Comme on le verra plus en détail dans mon billet de la semaine prochaine, leur pouvoir de nuisance dans ce domaine est inimaginable. En 2011, par exemple, les Big Five (BP, Chevron, ConocoPhillips, ExxonMobil et Royal Dutch Shell) ont produit autour de 15 millions de barils de pétrole par jour, dégageant ainsi des revenus bruts de plus de 500 milliards $ de la seule exploitation de ces ressources et des profits de 136 milliards $. L’industrie a donc des moyens que peu d’États ont pour influencer le débat public, mais surtout influencer les choix des décideurs publics. Ça va évidemment au-delà des budgets officiels de lobbying, de plus de 65 millions $ en 2011 aux États-Unis seulement pour les Big Five.
Prenons le cas du projet de pipeline Keystone XL, sur lequel je me suis penché plus longuement ces derniers mois. Lors de l’évaluation du premier tracé, l’industrie du pétrole avait engagé un ancien conseiller d’Hilary Clinton comme principal lobbyiste pour défendre le projet de pipeline, entachant le processus d’analyse que devait mener le Département d’État. Wikileaks aurait aussi dévoilé des documents montrant la collusion de l’industrie avec les médias visant à donner une couverture médiatique plus favorable au sable bitumineux. L’industrie a créé de toute pièce des organisations supposément indépendantes pour faire la promotion de ce projet, comme par exemple le Iowa Energy Forum, qui fait la promotion de la sécurité énergétique des États-Unis. Dans la réalité, ce forum est financé par l’American Petroleum Institute, une association regroupant les Chevron, ExxonMobil, BP, Transcanada, Shell Oil et autres poids lourds des énergies sales.
Malgré leurs efforts, le premier tracé a été refusé. La machine s’est donc remise au travail et on apprend maintenant que le nouveau rapport du Département d’État analysant le 2e tracé ne provient pas des fonctionnaires du département mais plutôt d’une firme de consultants, Environmental Resources Management (ERM), qui aurait été payé par TransCanada, c’est-à-dire le promoteur du projet de pipeline Keystone XL ! ERM serait l’un des leaders du secteur des analyses d’impacts, ayant fait affaire avec toutes les grandes entreprises, en particulier avec les grandes pétrolières. Ce fait ne devrait pas nous surprendre, après ce que nous avons vu au Québec : un gouvernement qui coupe tellement dans la fonction publique qu’il doit faire appel au privé pour ses analyses parce qu’il n’a plus l’expertise à l’interne, ce qui ouvre la porte à tous les dérapages (collusion et corruption). Mêmes causes, mêmes effets !
Dans la suite de ce billet, je vais illustrer plus largement tout le pouvoir de nuisance de l’industrie du pétrole et du gaz.