février 2020 | tiré d’Europe solidaire sans frontières
Enjeux écologiques et nouveau paradigme industriel
« Le royaume de la liberté commence seulement là où on cesse de travailler par nécessité ou opportunité imposée de l’extérieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. (…) La seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leur échange de matière avec la nature (…). Le véritable royaume de la liberté ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail ».[1]
Redécouverte à la faveur de la crise écologique globale, cette citation de Marx prend un relief saisissant dans le contexte du basculement climatique. C’est peu dire en effet que celui-ci constitue un exemple extrême de « gestion irrationnelle » des « échanges de matière » entre l’humanité et la nature : depuis un demi-siècle, au moins, les scientifiques mettent en garde contre le réchauffement qu’entraînera inévitablement l’accumulation dans l’atmosphère du dioxyde de carbone produit par la combustion des combustibles fossiles. En vain : les gouvernements n’ont rien fait, ou presque, parce qu’ils sont soumis aux impératifs capitalistes du profit et de la croissance du PIB. Résultat : tellement de temps a été perdu, l’urgence est telle désormais qu’il n’y a plus d’autre solution que produire moins, transporter moins et partager plus. Partager notamment le travail nécessaire et les richesses, en réduisant radicalement le temps de travail, sans perte de salaire.
Après 30 ans de tergiversations, les objectifs fixés pour sauver le climat ne peuvent être atteints qu’au prix d’une réduction drastique de la consommation énergétique
Les premiers avertissements relatifs à la menace climatique ont été consolidés par les rapports du GIEC. Aujourd’hui, il n’y a quasiment plus aucun doute, ni sur le phénomène, ni sur ses causes, ni sur les terribles menaces irréversibles qu’il implique – tant pour l’humanité que pour le vivant en général. Les projections des modèles sont d’ailleurs confirmées par de nombreuses observations… Pourtant, plus d’un quart de siècle après la décision prise à Rio d’empêcher « une perturbation anthropique dangereuse du système climatique »[2], la catastrophe est là, elle grandit autour de nous. Il est trop tard pour l’éviter, il faut à tout prix l’arrêter.
Est-ce encore possible ?… Oui, mais les chances s’amenuisent très rapidement. Du coup, l’effort à réaliser devient de plus en plus gigantesque. Après plus de vingt ans de tergiversations, le seuil de la « perturbation dangereuse » a finalement été fixé lors de la COP21 : « rester bien au-dessous de 2°C tout en continuant les efforts pour ne pas dépasser 1,5°C ». Or, pour avoir une chance sur deux d’atteindre cet objectif, il faudrait que les émissions mondiales nettes de CO2 diminuent de 58% d’ici 2030 et de 100% d’ici 2050. Si l’on exclut le nucléaire (dangereux en soi), la décrue doit être encore plus importante. Et si l’on respecte le principe des responsabilités historiques différenciées du Nord et du Sud, l’Union européenne doit les réduire de 65% au moins dans les dix années qui viennent…
Pour appréhender la portée de ces chiffres, il faut rappeler : 1°) que le CO2 est le principal gaz à effet de serre ; 2°) que 80% environ du CO2 émis provient de la combustion des combustibles fossiles ; 3°) que ces combustibles couvrent quelque 80% des besoins énergétiques humains. Certes, on peut remplacer les fossiles par les renouvelables (leur potentiel technique excède de beaucoup nos besoins), mais il faut pour cela construire un tout nouveau système énergétique, ce qui nécessite beaucoup d’énergie… Celle-ci étant fossile au t0 de la transition, on n’échappe pas à une conclusion majeure : la mutation nécessaire au sauvetage du climat nécessite une grosse réduction de la consommation finale d’énergie. Une réduction tellement drastique (40% au moins) qu’elle est irréalisable sans une réduction concomitante de la production matérielle et des transports.
L’impérieuse nécessité d’une réduction de la production matérielle et des transports.
Réduire la production matérielle : voilà bien quelque chose dont le capitalisme est strictement incapable. La raison est : la concurrence pour le profit oblige chaque propriétaire de capitaux à augmenter la productivité du travail par des machines, à compenser la baisse du taux de profit qui en résulte par une intensification de l’exploitation du travail et une augmentation de la masse de marchandises produites, et à chercher constamment de nouveaux marchés – par la publicité, la privatisation du secteur public et la vente d’armes aux États. Cette logique aveugle débouche périodiquement sur des crises de surproduction, mais la fonction de celles-ci est de purger le système pour lui permettre de reprendre sa fuite en avant, avec des capitaux encore plus concentrés et centralisés, qui accélèrent le mouvement.
Du fait de l’incapacité capitaliste congénitale à rompre avec l’accumulation, le scénario climatique qui se profile au niveau des gouvernements est – au mieux ! – celui du « dépassement temporaire » du seuil de dangerosité de 1,5°C, couplé à l’espoir que le deus ex machina des « technologies à émissions négatives » permettra ensuite de refroidir la planète. Il s’agit d’un espoir vraiment insensé car, à supposer que le refroidissement soit techniquement possible, la déstabilisation du système climatique est telle qu’un dépassement temporaire pourrait suffire à déclencher une catastrophe… définitive (par exemple, le franchissement du point de bascule de dislocation de la calotte glaciaire groenlandaise)…
Penser la complémentarité entre le social et l’écologique sous la contrainte d’une réduction de la production et donc des forces productives matérielles
Telle est, brossée à gros traits, la situation objective. Elle place la gauche devant d’énormes responsabilités. La plupart des forces s’accordent désormais à dire que le social et l’écologique ne s’opposent pas, qu’ils se complètent. C’est insuffisant : il faut être plus concret, tirer toutes les leçons de l’analyse scientifique. Pour être à la hauteur du défi, la gauche doit impérativement penser la complémentarité du rouge et du vert sous la très stricte contrainte d’une réduction de la production. Il n’est plus possible d’esquiver cette question en disant que la transition énergétique créera des millions d’emplois. Elle en créera, certes, en développant de nouvelles activités (transports publics, isolation-rénovation du bâti, soins aux personnes, réparation des écosystèmes, remplacement de l’agrobusiness par l’agroécologie…). Mais on ne négocie pas avec les lois de la physique. Le « budget carbone 1,5°C » – la quantité de CO2 qui peut encore être injectée dans l’atmosphère avec une probabilité X de ne pas dépasser 1,5°C de réchauffement par rapport à l’ère préindustrielle – doit impérativement être respecté. Or, ce budget se réduit comme peau de chagrin[3]. Il ne suffit donc plus de « libérer les forces productives » afin de réorienter l’économie en fonction des besoins réels. Le combat pour libérer les forces productives du savoir continue, certes, mais la « gestion rationnelle » évoquée par Marx impose désormais un plan de rétrécissement des forces productives matérielles.
Dans la gauche politique et dans les milieux syndicaux, y compris chez des militant.e.s combatifs, il n’est pas rare que celles et ceux qui soulèvent la question écologique soient perçu.e.s comme des bisounours, voire comme des agents de l’ennemi de classe. Cette perception découle du fait que les grandes organisations environnementales et les partis verts, qui donnent le ton, placent leurs espoirs dans le verdissement du capitalisme. Le verdissement, pour eux, découlera de mécanismes de marché, notamment les taxes sur les combustibles fossiles (que les classes populaires rejettent à juste titre, car elles aggravent les inégalités sociales). Or, cette stratégie du capitalisme vert mène à l’impasse, car elle ne s’attaque pas au cœur du problème : le capitalisme et sa dynamique d’accumulation.
Création d’emplois, reconversion, socialisation de la finance : un plan anticapitaliste pour s’attaquer au cœur du problème
Pour sauver le climat, que faut-il ? Un plan anticapitaliste qui réduit la production, la réoriente et améliore le sort de la majorité sociale. Ce plan ne peut qu’être extrêmement radical. Outre la création d’emplois nouveaux dans les activités énumérées ci-dessus, il doit inclure la suppression des productions inutiles et nuisibles ainsi que des transports inutiles, la reconversion collective des personnels concernés avec maintien des revenus, la socialisation du secteur énergétique et de la finance par expropriation, le partage du travail nécessaire par la réduction radicale du temps de travail sans perte de salaire, l’extension de la gratuité, un important développement du secteur public dans la sphère de la reproduction sociale, etc. On est loin des bisounours verts…
Quelles implications pour les travailleurs des secteurs à l’empreinte carbone insoutenable ?
Cette approche peut sembler ne tenir aucun compte des rapports de forces sociaux minés par des décennies de néolibéralisme, de flexibilité et de précarisation du travail. Elle n’est pourtant pas sans implications concrètes dans les luttes syndicales et politiques et pourrait, grâce à la convergence des luttes, faciliter le passage de la défensive à la contre-offensive. De toute manière, les questions stratégiques soulevées par la gravité de la crise écologique ne peuvent plus être ignorées. Comment arrêter la destruction de l’emploi dans l’aéronautique, dans les raffineries et dans d’autres secteurs industriels caractérisés par une empreinte carbone insoutenable ? Faut-il, à Grandpuits par exemple, exiger de Total des investissements pour garantir l’activité et limiter la pollution, sous contrôle ouvrier ? Faut-il, chez Airbus et les sous-traitants, revendiquer des incitants et des aides publiques pour relancer le secteur aérien ? La réponse ne peut qu’être négative, car l’explosion du transport par avion et le maintien des raffineries sont incompatibles avec la stabilisation du climat. Les travailleurs et travailleuses de ces secteurs ont évidemment mille fois raison de lutter contre les licenciements, leur combat mérite une solidarité inconditionnelle. Mais là n’est pas la question. La question stratégique est que, en s’accrochant à la défense d’activités qui seront de plus en plus contestables et contestées en raison de leur nuisance écologique, le monde du travail se condamne à reculer vers des positions de défensive aggravée,… où les causes qu’il défend peineront à bénéficier des soutiens dans l’opinion publique. Or, il est bien difficile de gagner sans ces soutiens.
Une contre-offensive écosocialiste et féministe se cherche dans les profondeurs de la société
La perversion suprême du capitalisme consiste en ceci : la poursuite de l’accumulation apparaît comme la condition de (sur)vie de la majorité de l’humanité, alors que la destruction écologique et sociale engendrée par l’accumulation constitue la plus grande menace pesant sur cette survie. La crise climatique rend cette perversion de plus en plus palpable. C’est pourquoi la CGT de Vinci s’est prononcée contre la construction de l’aéroport de Notre-Dame des Landes, tandis que les Gilets jaunes ont convergé avec le mouvement climat et avec des manifestations féministes. Ce sont des indices : en même temps que la scène politique glisse à droite, la convergence du social, de l’écologique et du féminisme révèle en pointillés les forces d’une contre-offensive qui se cherche dans les profondeurs de la société. Le déclin de la gauche n’est pas fatal. Elle peut repartir à la conquête de l’hégémonie. A condition d’abandonner le compromis productiviste-consumériste au profit d’une approche résolument écosocialiste, antiraciste et féministe. La liberté néolibérale est un leurre : il n’y a pas de liberté dans l’assuétude consumériste et ses illusions d’illimitation. « La seule liberté possible » est dans l’auto-limitation démocratique, collective et consciente qu’impose la « gestion rationnelle » de nos échanges de matière avec la nature.
Pour aller plus loin
Daniel Tanuro, Trop tard pour être pessimistes. Ecosocialisme ou effondrement, Ed. Textuel, 2020.
DANIEL TANURO
Ingénieur agronome et environnementaliste, auteur, collabore au Monde diplomatique et a fondé l’ONG belge « Climat et justice sociale ».
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