11 mars | tiré de Viento sur, no. 180
La quête incessante du néolibéralisme pour limiter l’État et mettre fin au contrôle politique des acteurs économiques et des marchés, en remplaçant la réglementation et la distribution par la liberté du marché et les droits de propriété, a constitué une véritable attaque contre la vie politique et le concept d’égalité ; et l’antipolitique néolibérale est à l’origine de la croissance de l’autoritarisme antidémocratique. Ainsi, la démocratie, le plus faible des triplés contestataires nés de la première modernité européenne, avec l’État-nation et le capitalisme, est menacée par une sorte d’autoritarisme illibéral. Un autoritarisme qui imprègne l’ensemble de la carte politique, bien au-delà des cadres propres à l’extrême droite. Mais l’autoritarisme n’imprègne-t-il pas le néolibéralisme dès ses origines ? Par exemple, en Amérique latine, l’origine du néolibéralisme est inséparable de l’autoritarisme et de la violence : il convient de rappeler le soutien unanime de Hayek, Friedman, Becker et Buchanan à des dictatures telles que celle de Pinochet.
Depuis la crise de 2008, le rêve de la mondialisation heureuse du néolibéralisme progressiste, s’il a jamais existé, appartient désormais au passé. Aujourd’hui, personne ne doute que, outre la mondialisation financière, culturelle ou des communications, il existe également une mondialisation de la pauvreté, du désespoir qu’elle génère et de ses conséquences. Dans ce contexte, la seule issue proposée par les élites est d’augmenter les profits privés en détériorant les conditions de vie et de travail des classes populaires dans des proportions toujours plus grandes, non seulement dans le Sud, mais aussi de plus en plus dans le Nord, et en intensifiant encore la déprédation de la nature par un modèle de production, de distribution et de consommation, aggravant le changement climatique. Cela n’est possible qu’à partir de l’intensification de l’autoritarisme impérialiste et néocolonial dans le Sud, mais aussi d’un autoritarisme austéritaire dans le Nord qui a remis en cause toute politique de justice sociale ou de redistribution face à la crise. En effet, la remise en cause néolibérale de la justice sociale est devenue le sens commun d’un conservatisme robuste qui a récupéré la famille comme leitmotiv de sa proposition d’organisation sociale. Nous ne pouvons oublier le rêve ordolibéral d’un ordre de marché, régi par une constitution économique et guidé par des technocrates, qui considère la famille comme un élément essentiel de l’organisation sociale, rendant les travailleurs plus résistants aux ralentissements économiques et plus compétitifs face à des ajustements économiques concurrents.
Comme l’affirme Tomasz Konicz, l’impérialisme de crise du XXIe siècle n’est plus seulement un phénomène de pillage des ressources, mais s’efforce également de fermer hermétiquement les centres de l’humanité superflue que le système produit dans son agonie. Ainsi, la protection des derniers îlots relatifs de bien-être est un moment central des stratégies impérialistes, renforçant les mesures sécuritaires et de contrôle qui alimentent une montée de l’autoritarisme (Konicz, 2017 : 187-188). Le durcissement des lois sur l’immigration dans l’ensemble de l’UE et/ou par les différents gouvernements américains au cours des dernières décennies en est un bon exemple. Un autoritarisme de la rareté qui se connecte parfaitement à la subjectivité de ne pas avoir assez pour tout le monde que des décennies de choc néolibéral ont construit dans de larges couches de la population. Ce sentiment de pénurie est au cœur de la xénophobie du chauvinisme providentiel qui se conjugue parfaitement avec la montée de l’autoritarisme néolibéral du chacun pour soi dans la guerre des derniers contre les pénultièmes.
La montée de la vague réactionnaire et autoritaire mondiale ne se produit pas dans le vide, mais est profondément marquée par la radicalisation néolibérale qui s’est produite dans le sillage de la crise de 2008 et de ses conséquences : une augmentation brutale des inégalités, l’accélération de la destruction des vestiges de la protection sociale et l’expulsion de millions de travailleurs des normes de citoyenneté préétablies. En effet, une série d’événements économiques et sociaux profonds ont brutalement secoué la politique, détruisant les vieux ancrages et consensus des partis, produisant des mouvements tectoniques et des réalignements imprévisibles. Un processus de polarisations politiques sur lequel se construit la montée du phénomène illibéral mené par l’extrême droite.
Nous parlons de polarisations au pluriel, non par hasard ou par caprice. L’utilisation du pluriel implique plusieurs questions. Les axes de polarisation, malgré des facteurs communs, sont très particuliers d’un pays à l’autre. Dans une Europe marquée par la contradiction entre ses institutions supranationales et régulationnistes et les interdépendances tendues fondées sur des relations asymétriques et inégales entre les États-nations, les polarisations ont toujours un double visage. D’une part, ils répondent à des facteurs associés à la politique européenne, tels que l’austérité ou la migration, mais en même temps, ils ont tendance à chercher leur résolution concrète dans le cadre de l’État-nation, ce qui donne lieu à une situation paradoxale : bien que le problème soit de plus en plus européen, nous ne trouvons pas de polarisation organisée qui s’exprime au niveau européen. L’architecture européenne n’a pas encore trouvé de réponse à cette échelle, et la culture politique nationale (en l’absence d’une culture politique européenne) continue de déterminer les formes concrètes que prennent les polarisations.
Dans ce contexte de crise systémique, de délégitimation des élites de l’establishment et des partis de l’extrême centre, les tendances autoritaires représentées notamment par l’extrême droite et la montée de l’illibéralisme continuent de se renforcer. Pour reprendre les termes d’Enzo Traverso (2018 : 37) :
"Il s’inscrit dans une tendance générale : l’émergence de mouvements qui contestent par la droite les pouvoirs établis et dans une certaine mesure la mondialisation économique elle-même (l’euro, l’UE, l’establishment) et qui tracent une sorte de constellation post-fasciste ; mais c’est une tendance hétérogène qui rassemble divers courants."
L’extrême droite européenne se tourne vers l’Est et vers les expériences des régimes illibéraux de ces pays.
Mais ne nous y trompons pas, le prétendu rejet de la mondialisation et l’émergence de projets protectionnistes de la part de l’extrême droite n’est pas une projection anti-néolibérale, mais plutôt une réponse à une bataille sur la manière de gérer le néolibéralisme, dans laquelle une partie des classes dirigeantes s’engage à tenter une recomposition dans une clé nationale.
Depuis des décennies, l’Europe est l’épicentre de la vague réactionnaire mondiale, dans laquelle se distinguent les cas de la Pologne et de la Hongrie, les deux seules expériences de gouvernements d’extrême droite autonomes dans l’ensemble de l’UE qui disposent de leurs propres sièges à la fois à la Commission européenne et au Conseil européen. Ce sont également les deux pays qui ont une influence décisive sur le groupe de Visegrad, dont la population représente un pourcentage non négligeable de 15 % de la population totale de l’UE actuelle. C’est donc de leur position dans les institutions européennes et de leur poids démographique que découle une grande partie de leur importance lorsqu’il s’agit d’analyser l’histoire et l’agenda politique de l’extrême droite sur l’ensemble du continent. À l’inverse, l’extrême droite européenne a tendance à se tourner de plus en plus vers l’Est et vers les expériences des régimes illibéraux de ces pays.
Le sociologue américain Kim Scheppele décrit la Hongrie d’Orbán (mais il en va de même pour la Pologne de Kaczyński) comme un " État Frankenstein ", c’est-à-dire " un mutant illibéral composé de diverses parties, typiques des démocraties occidentales libérales, ingénieusement collées ensemble " [01]. Ce que Scheppele reflète allégoriquement, c’est le fait que le Premier ministre Viktor Orbán a réussi à se débarrasser de la démocratie libérale par une imitation habile et irrégulière. Il a créé un régime qui représente un mariage heureux entre, d’une part, l’idée de la politique de Carl Schmitt, fondée sur la confrontation dramatique entre l’ami et l’ennemi, et, d’autre part, un écran de fumée, une façade d’institutionnalité qui lui donne l’auto-ascription publique d’un gouvernement de démocratie libérale.
Le premier à avoir inventé le concept d’illibéralisme est le politologue américain Fareed Zakaria, à la fin des années 1990. Zakaria l’a défini comme une forme de gouvernement se situant quelque part entre une démocratie libérale traditionnelle et un régime autoritaire, un système où certains aspects de la pratique démocratique, comme les élections, sont respectés, mais où d’autres aspects tout aussi fondamentaux, comme la séparation des pouvoirs, sont ignorés, tandis que les droits civils sont violés. C’est là que l’allégorie de Frankenstein devient plus claire et plus significative.
C’est cette double tendance qui explique la stratégie hongroise consistant à utiliser une rhétorique de justification et de légitimation chaque fois que l’UE reproche au gouvernement Orbán d’imposer des mesures dont le but réel est de restreindre l’État de droit ou de limiter la liberté d’expression. Le fait que le gouvernement hongrois s’empresse de souligner que chaque modification législative, règle ou institution qu’il met en œuvre a été simplement et fidèlement copiée du système juridique de l’un des États membres de l’UE est une opération politique qui lui a permis d’approfondir précisément son programme autoritaire. C’est ainsi que, du côté de l’UE, il existe une dynamique politique qui oscille entre la dénonciation et l’expression du rejet des mesures autoritaires de la Hongrie, mais en même temps l’acceptation de ces mesures comme l’exige son appartenance à l’UE et, plus important encore, comme le permet l’architecture même et la corrélation des forces dans l’Union. Il ne faut donc pas s’étonner que de nombreux libéraux occidentaux considèrent le régime politique en Hongrie, mais aussi en Pologne, avec la même "horreur et le même dégoût" que ceux qui remplissaient le cœur de Victor Frankenstein lorsqu’il regardait sa créature [02]. L’horreur de se voir reflété dans son propre miroir concave, le grotesque d’une dérive autoritaire à laquelle l’ordo-libéralisme des institutions européennes n’est nullement étranger, mais inhérent.
Mais pour comprendre comment l’illibéralisme est intrinsèquement porteur d’une politique d’exclusion, et comment celle-ci s’articule parfaitement avec la régression sociale et démocratique, il est essentiel d’analyser sa croisade contre la dénaturalisation de la communauté nationale. La mobilisation de la critique de cette dénaturalisation supposée a principalement eu lieu dans le domaine de la migration et des droits des minorités (la notion de minorité étant comprise en termes qualitatifs et quantitatifs), avec la participation active de l’Église catholique.
La dérive autoritaire ne passe pas seulement par la Hongrie ou la Pologne, elle est au cœur de l’architecture ordolibérale de l’UE.
Le libéralisme est accusé, en premier lieu, d’éliminer les particularités raciales et culturelles dans une sorte de dissociation de la citoyenneté de l’ascendance ethnique, puis de remplacer ces particularités par des idéaux abstraits tels que l’État de droit ou la justice procédurale. Cette critique du libéralisme est centrale pour lier l’inclusion des minorités à la dénaturalisation de la communauté nationale, car ces idéaux abstraits sont identifiés comme une menace par l’affaiblissement et la désintégration des communautés nationales, ce qui rejoint à son tour les critiques traditionnelles de l’extrême droite occidentale à l’égard du multiculturalisme ou du mondialisme.
C’est précisément ici que l’opposition aux quotas de réfugiés prend une signification politique, parallèlement à la réduction des droits fondamentaux de la population migrante elle-même. Cette importance réside dans le fait que plusieurs éléments clés sont liés : premièrement, la critique de l’UE en tant qu’ordre libéral qui impose la dénaturalisation de la communauté nationale ; deuxièmement, la xénophobie anti-immigration (un élément essentiel dans l’ensemble des forces d’extrême droite) et, troisièmement, la réaffirmation de la souveraineté nationale pour défendre une hypothétique communauté homogène et contre les impositions de l’ordre libéral, personnifié à Bruxelles. Mais ne vous y trompez pas, la dérive autoritaire ne passe pas seulement par la Hongrie ou la Pologne, elle est dans la moelle de l’architecture ordolibérale de l’UE ; si ce n’est pas le cas, demandez au peuple grec qui a voté contre l’imposition du mémorandum, ou analysez les politiques migratoires de la xénophobie institutionnelle de la forteresse Europe. Bruxelles et Budapest s’utilisent mutuellement comme des épouvantails communs pour justifier leurs propres politiques.
Dans la même veine, la lutte contre la soi-disant idéologie du genre promue par les gouvernements polonais et hongrois est en grande partie une réponse au rejet de cette dénaturalisation prétendument promulguée par le libéralisme européen. L’un des événements qui illustre le mieux comment ce recours à la défense d’une certaine homogénéité sociale, culturelle et historique se combine avec la lutte contre l’idéologie du genre (c’est-à-dire contre les avancées du mouvement féministe) est ce qui s’est passé en 2014, après que la présidente de la Pologne, Ewa Bożena, a pris une série de mesures sociales qui comprenaient la ratification de la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence sexiste. Le PiS (parti Droit et Justice) a vivement attaqué ces mesures au motif qu’elles étaient imposées par Bruxelles et sa culture libérale, et qu’elles portaient atteinte aux valeurs qui constituent l’identité polonaise traditionnelle. Cette attaque argumentée est finalement devenue l’un des éléments centraux de la campagne de 2015, où la puissante Église catholique polonaise a massivement favorisé le PiS.
Fondamentalisme catholique et identité nationale
Dans les démocraties non libérales d’Europe de l’Est, la religion catholique est un élément fondamental de l’identité nationale, tandis que le fondamentalisme catholique est, à son tour, un trait caractéristique des forces d’extrême droite. En ce sens, le féminisme remet en question les valeurs patriarcales et le modèle familial qui donnent un sens à l’identité nationale défendue par les régimes illibéraux, ainsi que les principes du fondamentalisme catholique. A partir de cette lecture, on peut comprendre la réaction antiféministe viscérale de ces forces d’extrême droite qui utilisent l’idéologie du genre comme un ennemi à tout faire, un mécanisme qui leur permet d’unifier les courants religieux ainsi que les groupes anti-droits et les partis d’extrême droite.
Mais le catholicisme, en tant qu’élément de l’identité collective et de l’unité ethnique de la nation, est également utilisé pour légitimer des politiques anti-immigration ou islamophobes. Orbán a affirmé à de nombreuses reprises que "la migration est dangereuse pour la sécurité publique, pour notre bien-être et pour la culture chrétienne européenne", des déclarations qui montrent clairement comment la religion est érigée en élément culturel qui exclut et stigmatise le migrant, présenté comme un ennemi des valeurs et de la culture nationales. Mais le christianisme n’opère pas seulement pour définir et délimiter le champ de ce qui doit être considéré comme la nation, mais aussi ce qui doit être considéré comme l’Europe. Il n’est pas mauvais de rappeler comment en 2009 le ministre français de l’intérieur, Eric Besson, dans le cadre du débat sur l’intégration de la population migrante dans le pays, a lancé la polémique de ce que signifie être français. Il s’agit, selon lui, d’actions visant à "affirmer l’identité nationale et à réaffirmer les valeurs républicaines et la fierté d’être français". Le recours à l’Europe comme réaffirmation des valeurs nationales (en l’occurrence les valeurs républicaines) est une stratégie politique qui est légitimée par son utilisation répétée par les Etats membres, mais aussi par la Commission européenne elle-même. Rappelons la création récente d’un commissaire chargé de promouvoir les valeurs prétendument européennes. L’insistance des uns et des autres sur l’existence supposée d’une valeur, d’un caractère ou d’une nature européenne ne fait que légitimer davantage l’utilisation de cette ressource, y compris dans sa version ultra-nationaliste, excluante et xénophobe.
Outre l’utilisation de certaines minorités comme boucs émissaires et la confrontation avec (ou le suivisme de) Bruxelles pour faire avancer leur projet autoritaire, il est essentiel de noter que l’émergence de régimes illibéraux en Europe de l’Est n’est en rien accidentelle : citons l’échec de la transition vers le capitalisme de marché, l’adhésion à l’UE et toutes les réformes qu’elle a impliquées au niveau des États membres, et la faiblesse actuelle du libéralisme européen lui-même, incarnée par la crise organique, au plein sens gramscien du terme, du projet européen. Ce sont tous ces éléments, protégés par la constitutionnalisation du néolibéralisme comme seule politique économique possible, qui ont jeté les bases de l’émergence de ces gouvernements illibéraux.
Les attentes frustrées des révolutions rectificatives
En ce sens, la tension créée entre les prétentions autoritaires et l’État de droit montre l’échec relatif de la transition forcée du bloc soviétique au néolibéralisme, notamment en termes de temps et d’espaces de décision. Mais ce sont aussi les échecs et la nature même du système néolibéral, fondé sur la semence de l’exploitation et de l’exclusion, et ses effets inégalitaires tant sur le plan géographique que social, qui ont renforcé les tendances traditionalistes et nationalistes dans de nombreux pays d’Europe de l’Est, alimentant les logiques autoritaires. En outre, la dureté de l’adaptation de ces pays au marché commun a ouvert l’espace pour la construction d’un récit très critique, non pas à l’égard de l’UE, mais à l’égard de l’idée même de démocratie libérale, en la liant directement aux politiques néolibérales et en la désignant comme responsable de la dégradation de la situation sociale dans le pays.
Przemyslaw Wielgosz, rédacteur de l’édition polonaise du Monde Diplomatique, explique bien comment a fonctionné cette synergie entre l’impact néolibéral dévastateur, la montée de l’autoritarisme et son acceptation par les classes populaires :
"L’adhésion à l’UE a radicalement changé la situation en Pologne. Ce sont les groupes sociaux les plus pauvres qui en ont le plus profité au cours des 10 à 15 dernières années, mais les conditions de la classe moyenne inférieure se sont détériorées. Ceux qui ont cru au mythe néolibéral de la réussite individuelle - les petits exploitants et les indépendants - se sont vus en concurrence avec le capital transnational sur un marché dominé par les grandes entreprises, et ont perdu. Ils ont été reprolétarisés. C’est le groupe qui soutient le PiS et l’extrême droite" [03].
En ce qui concerne la Hongrie, la transition économique vers son entrée dans l’UE a également été désastreuse pour son modèle social, ce qui peut se mesurer par les impacts antisociaux que cette entrée a entraînés : entre autres, la disparition de la moitié des emplois dans les années qui ont suivi la chute du bloc soviétique. C’est sur cette base d’institutionnalisation de l’inégalité et de la dépossession que les projets illibéraux de la Pologne et de la Hongrie ont été construits.
Le tournant illibéral dans la région ne peut être compris sans tenir compte de la frustration des attentes politiques en matière de normalité.
Pour comprendre comment ces transitions économiques n’ont pas conduit à une réelle modification du modèle, et donc quel a été l’impact de cette absence de changement dans l’orientation de l’agenda politique dans un sens ou dans un autre, il est utile de rappeler le concept de révolutions rectificatives ou révolutions de rattrapage du philosophe allemand Jürgen Habermas, utilisé pour définir la transition de l’Europe de l’Est soviétique vers les démocraties libérales occidentales. Selon Habermas, il s’agissait de révolutions sans idées novatrices ou prospectives, et leur but n’était autre que de revenir à la normalité en rejoignant la modernité occidentale représentée par l’UE. Il n’est pas surprenant que l’un des slogans de la transition post-communiste polonaise ait été précisément la liberté, la fraternité, la normalité. Ainsi,
"certains des dirigeants politiques les plus influents d’Europe centrale et orientale ont adopté avec enthousiasme l’occidentalisation par copiage comme la voie la plus rapide vers la réforme, justifiant l’imitation comme un retour à l’Europe, ce qui signifiait également un retour au soi authentique de la région" (Krastev et Holmes, 2019 : 38).
Le tournant illibéral de la région ne peut donc pas être compris sans prendre en compte la frustration des attentes politiques de normalité créées par la transition de 1989 et la politique d’imitation, de retour à l’Europe libérale et vraie, qu’elle a légitimée. En outre, la propre crise organique de l’UE, incapable d’offrir des propositions pour faire face aux défis politiques que nous vivons, et avec une architecture institutionnelle qui s’est avérée être profondément anti-démocratique, favorise le déclin de son hégémonie politique dans la région et, par conséquent, affaiblit, à son tour, la logique d’imitation parmi les élites d’Europe centrale. Tout cela favorise le développement d’une aversion pour l’impératif d’imitation, dans lequel l’illibéralisme apparaît comme un mécanisme de réaffirmation nationale capable de se débarrasser de la dépendance coloniale implicite dans le projet même d’occidentalisation. Comme l’affirment les politologues Krastev et Holmes, " l’ère de l’imitation libérale est terminée, mais l’ère de l’imitation illibérale vient de commencer " (Krastev et Holmes, 2019 : 469).
Une bonne illustration de l’échec de l’ère de l’imitation libérale et de la montée de l’illibéralisme est l’évolution du Fidesz [Union civique hongroise] lui-même. D’un groupe de jeunes de l’opposition anticommuniste dans les années 1980 à un parti de l’Internationale libérale dans les années 1990, il est finalement devenu une référence de l’illibéralisme européen au début des années 2000. En plus d’être un point de référence, par ses politiques de xénophobie institutionnelle, d’antisémitisme - avec la campagne contre Soros - et de différends avec Bruxelles, il est également devenu l’un des meilleurs exemples de la façon dont un parti conservateur appartenant au Parti populaire européen (PPE) peut adopter l’agenda et les discours de l’extrême droite. Le Fidesz est un exemple paradigmatique de la droitisation de la politique dans l’UE et de la façon dont l’autoritarisme progresse de manière inquiétante sur le continent. Le tournant illibéral du PiS a beaucoup en commun avec cette évolution du Fidesz. Les frères Kaczyński ont également commencé leur militantisme politique dans l’opposition anticommuniste, et après avoir traversé différentes options de parti, ils ont fini par fonder le PiS, avec lequel ils ont réussi à entrer au gouvernement pour la première fois peu de temps après, en 2005. Leur première expérience du gouvernement a été brève et ne semblait pas présager du tournant illibéral qui s’est produit seulement huit ans plus tard.
Avec leurs similitudes et leurs différences, les exemples polonais et hongrois représentent aujourd’hui un phénomène émergent en Europe, l’illibéralisme, qui est devenu un point de référence pour une partie importante de l’extrême droite dans l’ensemble du continent et également pour des secteurs de plus en plus importants du conservatisme du PPE. Ce n’est pas un fait mineur, mais le tournant illibéral du Fidesz et du PiS fait suite à la crise de 2008 et à l’aggravation des politiques d’austérité. Cela a conduit à une rupture du pouvoir d’attraction de l’UE et au début de sa crise organique en tant que projet politique et économique. Comme l’explique Wendy Brown (2021:56) :
"L’attaque néolibérale contre le social est essentielle pour générer une culture antidémocratique par le bas, tout en construisant et en légitimant des formes antidémocratiques de pouvoir étatique par le haut. La synergie entre les deux est profonde : un citoyen de plus en plus antidémocratique et non démocratique est beaucoup plus disposé à autoriser un État de plus en plus antidémocratique.
En d’autres termes, l’illibéralisme à l’Est apparaît comme la première conséquence des politiques de transition forcée du bloc soviétique au néolibéralisme et comme une cause ultérieure de la crise du projet européen lui-même et de l’accentuation des politiques néolibérales depuis les difficultés de la zone euro en 2010. Mais nous serions naïfs de penser que le Frankenstein de l’illibéralisme est un monstre qui appartient exclusivement aux pays de l’Est ou aux formations d’extrême droite. L’illibéralisme est un processus anti-démocratique à l’échelle mondiale qui se révèle être la phase supérieure du néolibéralisme.
Miguel Urbán est membre du conseil consultatif de Southwind et député européen d’Anticapitalistas.
Références
Brown, Wendy (2021) Dans les ruines du néolibéralisme. Madrid : Traficantes de Sueños.
Konicz, Thomas (2017) Les idéologies de la crise. Madrid : Enclave.
Krastev, Ivan et Holmes, Stephen (2019) La luz que se apagaba. Madrid : Débat.
Traverso, Enzo (2018) Las nuevas caras de la derecha, Buenos Aires : Siglo XXI.
Notes [-]
↑01, ↑02 https://www.letraslibres.com/espana-mexico/revista/explicando-europa-del-este-la-imitacion-y-sus-descontentos
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