Édition du 17 décembre 2024

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L’héritage de Vladimir Lénine. Entretien avec Tariq Ali

The Dilemmas of Lenin : Terrorism, War, Empire, Love, Revolution (dont une traduction en français vient de paraître aux éditions Sabine Wespieser), le nouveau livre de l’écrivain, réalisateur et journaliste Tariq Ali, est paru le mois dernier, l’année du centenaire de la Révolution Russe – en Avril, exactement cent ans après la parution des Thèses d’Avril de Lénine, cet appel aux armes qui fit suite à la réussite de la Révolution de Février, celle-là même qui avait mis à bas le tsar, mais n’avait pas encore amené les soviets au pouvoir.

Le livre de Tariq Ali nous révèle un Lénine jusqu’ici inconnu, amoureux de la littérature latine et de la musique classique, profondément influencé par les convulsions politiques de l’époque qui avaient alors intimement frappé sa propre famille. L’Histoire perçoit Lénine comme un dictateur sans pitié, et il peut alors être surprenant d’entendre parler de sa dévotion envers la démocratie. Dans son interview avec Suzi Weissman, journaliste à Jacobin Radio, Ali dévoile les mythes et les calomnies concernant le rôle de Lénine dans l’Histoire, et il nous aide à connaître et à juger les idées ainsi que les actions de Lénine, interrogeant alors la pertinence qu’elles ont pour nous aujourd’hui.

Suzi Weissman : Dans votre dernier livre, vous nous présentez un Lénine que l’on n’a pas l’habitude de voir : un amoureux de la littérature, du latin, des échecs, et fortement touché par la mort de son frère…

Tariq Ali : Ce sont les choses dont les gens ne parlent pas, et ce pour plusieurs raisons. La première c’est ce que le pouvoir soviétique a fait à Lénine après sa mort : c’est le Politburo qui a décidé de momifier Lénine, d’exposer son corps, de le transformer en un saint Byzantin, une tradition très répandue dans l’Eglise Orthodoxe. Même si certains membres du Politburo n’étaient pas favorables à cette sanctification, ceux-ci ne pouvaient pas s’y opposer, sous peine d’apparaître comme extrêmement sectaires.

La veuve de Lénine, Nadejda Krupskaya, ainsi que les deux sœurs du défunt, ont alors prié les dirigeants soviétiques de revenir sur leur décision :

« Il aurait détesté être traité comme cela. Il abhorrait toute forme de déification. Par pitié, enterrez-le sous les murs du Kremlin, là où ont été enterrés tous les autres militants et meneurs. Ne lui faites pas ça. »

C’est malgré tout ce qu’ils lui firent, et c’était un joli coup. Ils pouvaient utiliser Lénine, particulièrement durant les années où Staline était au pouvoir – en recréant une personne qu’il n’avait jamais été, en fabriquant des photographies où il figurait.

Staline a eu une part particulièrement importante dans ce processus. Il avait bien sûr rencontré Lénine à de très nombreuses reprises aux réunions du Politburo, mais il fallait montrer qu’ils étaient amis, et à cet effet de nombreuses photographies ont été falsifiées. On peignait des tableaux mensongers, afin de montrer qu’il existait une parfaite continuité entre Lénine, sa pensée et ce qui existait en Union Soviétique dans les années 1930.

Deux types de personnes ont cru à ce mensonge : le premier, ce sont les dirigeants staliniens en Russie. Le second c’est l’Occident.

En cela, ils constituaient une sorte d’Alliance parjure : « Nous ne faisons que continuer l’œuvre du camarade Lénine » disaient les staliniens, pendant que l’Occident, ses dirigeants et idéologues répondaient : « oui, Lénine est à l’origine de ce qui se passe actuellement en Union Soviétique ». Ces deux gigantesques appareils idéologiques s’étaient alliés pour faire oublier à tous qui était réellement Lénine.

Sous toute cette apparence trompeuse, on découvre un théoricien et un dirigeant d’une toute autre sorte.

SW : La première fois que je suis allée en Union Soviétique, j’ai été surprise de voir les longues files d’attente pour visiter le caveau. J’ai alors pensé qu’il allait falloir le temps et le recul qu’apporte la postérité pour comprendre Lénine. Pourrait-on dire qu’aujourd’hui, assez de temps a passé pour révéler ce Lénine auquel nous ne sommes pas habitués ?

TA : On trouve encore aujourd’hui beaucoup d’hostilité au sein de la pensée orthodoxe, mais depuis la chute de l’Union Soviétique, on pourrait dire que celle-ci s’est défaite du visage vicieux qu’elle pouvait auparavant présenter. Pour être franc, j’ai été à la fois très heureux, mais non moins surpris lorsque le New York Times m’a demandé d’écrire une tribune sur Lénine. J’y ai présenté mes thèses, telles qu’elles sont dans mon livre, et tout cela a été publié sans que personne n’élève d’objection.

J’espère que cela augure d’une approche plus sérieuse de sa pensée et de certains de ses écrits majeurs : les Thèses d’Avril, où il change radicalement son opinion sur ce qui doit être fait, ou encore L’Etat et la Révolution, où il annonce que « ce dont l’on a besoin, c’est une version de la Commune de Paris ».

L’un des éléments clé de la Commune de Paris concernait les élections par la base, à chaque niveau de représentation, à tel point que Gustave Courbet, le grand peintre Français, avait rassemblé les artistes dans tous les quartiers de Paris afin qu’ils élisent des délégués, lesquels étaient en charge de décider à quoi Paris devait ressembler. C’était un processus entièrement démocratique, et c’est le modèle que Lénine voulait.

Après sa mort, certains disaient :

« La Guerre Civile était bien évidemment abominable, mais elle a été pour nous le lieu d’émergence de certaines libertés, qui nous rappelaient la Commune de Paris. Il y avait un esprit d’égalité, et dans l’armée ou au sein du parti, chacun pouvait dire ce qu’il voulait. On pouvait discuter avec les commissaires, etc. ».

Toute cette expérience a été effacée par la dictature de Staline, pendant qu’on façonnait l’opinion selon laquelle tout cela avait commencé avec Lénine. Y a-t-il totale continuité ou totale rupture entre Lénine et ce qui vint après lui ? C’est un très vieux débat. Et aujourd’hui encore, on ne peut affirmer ni l’un ni l’autre. Je pense en effet qu’il y avait des éléments de continuité, que l’on ne peut pas nier, mais ceux-ci concernaient la plupart du temps des décisions prises lors des situations d’urgence.

Ce qui m’a le plus marqué, c’est de lire ses derniers écrits, alors qu’il est dans une rage folle. Il vient de faire une attaque qui l’a transformé en infirme. Il peut alors prendre du recul, voir plus loin, car les docteurs lui ont formellement interdit de continuer à assister aux réunions du parti et du gouvernement. Il contemple alors ce qu’ils ont réalisé, et il se dit : « Oh mon Dieu, ça ne va pas du tout ».

L’argument principal qu’il développe dans L’Etat et la Révolution [publié durant les combats de l’année 17, NDLR] consistait en ce qu’une république socialiste devra détruire toutes les réminiscences du tsarisme, de sa bureaucratie ainsi que du fort chauvinisme russe. Il dit : « même si nous avons gagné la révolution, il me semble parfois que la vieille bureaucratie tsariste est encore au pouvoir, et qu’elle infecte les apparatchiks et les dirigeants bolcheviks ».

Cette impression le choque, et pour y mettre un terme il prépare une série de documents acérés, lesquels esquissent les contours d’une nouvelle structure pour le Politburo, donnant alors plus de pouvoir à la Commission de Contrôle, disant que Staline doit être démis de ses fonctions de secrétaire général du parti, ou encore énumérant ce qui avait pu mal se dérouler, tout en analysant les raisons de ces échecs.

Voilà ce qu’un grand nombre d’entre nous tente d’expliquer depuis des années : le socialisme, du fait de l’endroit où il est « arrivé », reste toujours une approximation. Il est impossible de dire : « C’est ça le socialisme », puisqu’on est toujours en train de tendre vers lui. Lénine a écrit cela très rapidement.

SW : Dans votre livre, vous décrivez la rencontre entre Lénine et le vieil anarchiste, le prince Kropotkine, à son retour dans ce qui était alors devenu l’Union Soviétique. Les anarchistes allaient être bannis, jusqu’à ce qu’il arrive à Moscou et rencontre Lénine en Mai 1919 pour se plaindre de la bureaucratie. Lénine avait alors répondu : « Où que nous soyons, nous sommes toujours contre la bureaucratie ».

TA : Il appréciait particulièrement Kropotkine, tout autant que certains militants anarchistes. Et comment aurait-il pu en être autrement ? C’étaient eux qui avaient dominé la politique en Russie durant tout le XIXème siècle.

Ce n’était alors pas le marxisme qui constituait l’idéologie dominante, mais l’anarchisme. C’était l’idéologie appréciée de la jeunesse. Il s’agissait des idées de Kropotkine, de Bakounine, qu’ils avaient adoptées, et qui les ont menés à pratiquer une forme d’anarcho-terrorisme. Parce que, comme ils le disaient, « il ne nous reste plus rien d’autre à faire ».

Dans ses correspondances avec des russes comme Tchernychevski, ainsi bien sûr que dans ses échanges avec Bakounine, Karl Marx annonce : « je suis bien évidemment formellement opposé au terrorisme en général, car celui-ci nous détourne de notre tâche qui vise à créer des mouvements et des partis de masse, à rallier la majorité de la classe ouvrière. Mais dans le cas de la Russie, cela se discute car tout y est bloqué. Quand les jeunes disent que ‘la seule manière de débloquer la situation est de faire exploser les oppresseurs’, je les comprends. On ne peut pas construire une stratégie basée là-dessus, mais je les comprends ».

Une grande partie des femmes qui devinrent des activistes à cette époque venaient de la classe moyenne, étaient extrêmement bien éduquées ; ou alors dans le cas de Sophia Perovskaia –qui fit sauter l’un des tsars – il s’agissait de la fille du gouverneur-général de Petersburg. Ces hauts-bureaucrates savaient continuellement où et quand se déplaçait le tsar, où il posait chacun de ses pas, ce qui permit à Perovskaia de tout organiser. Elle mit tout en place, et bien sûr elle fut pendue pour cela, devenant la première femme à être pendue sur ordre de l’autocratie tsariste.

Lénine le savait, il avait grandi dans ce milieu. Son frère avait fait l’erreur de s’engager dans un petit groupe anarchiste au moment même où l’anarchisme s’effondrait. Il n’avait fait qu’écrire les tracts, et lorsqu’au tribunal le procureur lui dit : « Alexandre Oulianov, nous savons ce que vous avez fait », il avait répondu : « oui, vous savez que j’ai écrit les tracts, mais j’accepte l’entière responsabilité de toute notre action ». C’était un acte noble, car il n’avait pas besoin de faire ça et, s’il s’en était abstenu, il aurait peut-être obtenu une peine de prison.

Lénine connaissait tout cela, et l’une des premières choses qu’il fit fut d’aller voir un grand nombre d’anarchistes, ou d’anciens militants anarchistes. D’une manière assez évasive, Kroupskaia l’évoque dans ses Souvenirs sur Lénine : « Nous ne pouvions jamais traverser une ville sans que Vladimir Illich ne dise ‘très bien, maintenant je dois aller voir A, B, C, D, et E, parce qu’ils sont encore vivants’ ». Il s’agissait toujours de vieux militants anarchistes, c’est donc une habitude qui ne l’a jamais quitté.

SW : Les premières tactiques politiques, auxquelles Lénine s’est plus tard opposé (par exemple celle de la terreur), ont alimenté le débat aux quatre coins du monde. Ici, aux Etats-Unis, Eugene Debs et Big Bill Haywood en ont pesé le pour et le contre, et ont expliqué que l’action directe pouvait être une solution, tant qu’elle était menée par le mouvement ouvrier.

Tariq Ali : C’est vrai.

SW : C’est bien évidemment la position à laquelle Lénine s’est rallié par la suite. Pourquoi est-ce que la Commune de Paris signifiait tant à ses yeux ?

TA : La Commune de Paris est, comme tant d’autres révolutions au cours de l’Histoire, essentiellement issue de la défaite essuyée par la classe dominante française face aux Prussiens et aux Allemands. Ce fut une erreur fatale pour Napoléon III de déclarer la guerre aux Allemands, et Bismarck et sa clique n’attendaient que ça. Après la défaite de l’armée française, les dirigeants s’enfuirent à Versailles.

Les Parisiens, en particulier les ouvriers parisiens, accompagnés des artisans et des intellectuels, refusèrent de se rendre, et dirent « laissez nous libérer Paris, tenons bons, combattons les Prussiens ! Nous refusons d’être occupés, que ce soit par Napoléon ou par les Prussiens ».

On voit ici alors une sorte de miroir de la position qu’occupe Lénine durant la Première Guerre mondiale : « Nous n’allons soutenir aucun camp. » Les premières lueurs de cette attitude proviennent de la Commune de Paris, et elles ont triomphé. Elles ont défait les armées réactionnaires rassemblées à Versailles, et l’on a alors observé la première émergence de ce qu’on peut nommer une démocratie populaire et ouvrière.

Tous les communards n’étaient pas des ouvriers, et un grand nombre des citoyens qui s’y étaient engagés se trouvaient être de petits artisans possédant de petits ateliers, des artistes, des écrivains. Rimbaud, par exemple, a écrit un poème incroyablement touchant, qui décrit la Commune.

Ensuite, la Commune de Paris a électrisé tout le monde en annonçant qu’elle allait élire ses propres représentants par la base, parce qu’à cette époque la démocratie n’existait nulle part. L’Allemagne était peut-être le pays le plus avancé à cet égard, mais là encore un état d’urgence avait été décrété afin de tenir à distance les sociaux-démocrates [à l’époque la gauche révolutionnaire, NDLR]. Cette expérience de démocratie par le bas tint tout le monde en haleine, et ses représentants élus se rendirent à l’assemblée locale ainsi qu’à l’assemblée de Paris pour y faire entendre leurs voix.

Le Congrès de Vienne de 1815 n’était pas très différent de ce qu’a pu être le Consensus de Washington dans les années 1990, lorsqu’il fut annoncé que « partout où la révolution menace, partout où se développent des forces d’oppositions, nous devons les écraser sur le champ ; ce sont des risques que nous ne pouvons pas prendre ».

Par la suite, 1848 a amené partout en Europe son lot de révolutions et d’exigences par les peuples de leur droit à disposer d’eux-mêmes ; puis ce fut l’apparition de la Commune de Paris. Cet évènement était alors dans le cœur autant que dans la tête de chaque révolutionnaire dans le monde entier. Le message fut reçu jusqu’aux Philippines : « Regardez ce qui se passe à Paris. Regardez ce qu’ils y disent, ce qu’ils y font ! »

A partir de 1871 on voit alors se développer un courant proto-marxiste. Marx soutenait entièrement la Commune, mais était persuadé qu’elle avait commis un très grand nombre d’erreurs tactiques dues à l’inexpérience des communards, erreurs qui auraient très bien pu être évitées. Ceux qui essayent de différencier Lénine de Marx trouveront que ce qu’a dit Marx sur la Commune de Paris était très proche de ce qu’allait plus tard en dire Lénine.

Encore une chose à propos de Lénine et de l’État créé en 1917 : l’alliance occidentale de l’époque – les puissances de l’Entente, les Etats-Unis – était constituée des individus qui allaient diriger l’espionnage américain dans les années à venir. John Foster Dulles et Alan Dulles, du haut de leurs vingt et quelques années, étaient présents au congrès visant à décider comment venir à bout de la Révolution Russe. La Grande-Bretagne, ainsi que d’autres puissances européennes étaient impliquées. Ce ne sont pas moins de vingt-deux armées, soutenues par les grandes puissances de l’alliance occidentale qui tentèrent de défaire les Russes, laissant alors bien évidemment une marque profonde sur cette révolution.

Une compréhension de la politique est nécessaire. Lénine, sa génération, et Marx bien sûr : il s’agissait de personnes politiques. Ils avaient bien compris que, sans politique, rien ne pouvait aller de l’avant. Lénine était bien évidemment un génie en la matière, et cela, même ses ennemis l’ont reconnu : d’une manière absolument claire, sans maquiller des défaites en victoires, mais en disant que des victoires auraient été possibles si nous avions fait A, B, et C.

SW : La révolution de Février avait été spontanée, les ouvriers déferlant dans les rues. Ils ont renversé le tsar ; mais à cause de leurs hésitations, les soviets n’ont pas proclamé leur pouvoir, et à leur place s’est établi un faible gouvernement provisoire. D’un côté, c’était une époque de grandes libertés, mais de l’autre, la révolution n’était pas finie. Que s’est-il passé lorsque Lénine est revenu d’exil pour atterrir en Gare de Finlande[1] ?

TA : Lorsque Lénine arriva en Russie, les soviets commençaient à peine à se former, mais certains existaient déjà. Pas dans tout le pays bien sûr, mais il s’agissait d’un modèle dans tous les centres principaux, car il n’y avait pas de parlement. La Douma n’était pas du tout respectée, et à suite à l’expérience de 1905 – répétition générale de la révolution, comme l’appelait Lénine – au sein de laquelle les soviets émergèrent de manière spontanée, sans qu’aucun des partis n’y ait de prépondérance, ceux-ci était véritablement spontanés et libérateurs. Beaucoup de gens réalisèrent alors que cela devrait être le modèle démocratique : une démocratie des soviets, terme qui avait alors un sens très différent de celui qui lui fut attaché par la suite.

A son arrivée, Lénine est accueilli par une délégation officielle du soviet, menée par les partis de la gauche modérée, et Nicolas Tchkhéidzé, un véritable menchevik, lui dit alors : « De la part du soviet de Petrograd, nous te souhaitons la bienvenue, camarade Lénine, mais nous te prions de comprendre qu’il s’agit ici d’une révolution très large, et qu’il est essentiel pour tous de s’allier afin de continuer à mener le mouvement vers l’avant ». Lénine lui serre alors la main de manière indifférente, puis il s’avance pour s’adresser aux délégations ouvrières et militaires qui l’attendent. Il leur dit : « Nous avons une révolution à mener, et cette révolution doit être socialiste. Nous devons mettre un terme à la guerre, et saisir notre chance de reprendre la terre, la paix et le pain ».

Il s’agissait de l’un des vieux slogans de Lénine. Sous chacun des mots « terre », « paix » et « pain » se trouve un pilier de fer qui n’est autre que la politique stratégique et tactique bolchevik, qui en a fait des slogans extrêmement populaires.

Les représentants de la délégation officielle maugréèrent. Il se dirent : « Mon dieu, rien ne change, ce type n’a pas changé, c’est toujours le même… » Et ce parce que certains des bolcheviks leur avaient fait comprendre qu’ils étaient tous unis maintenant, et qu’il ne se passerait pas grand-chose avec le retour de Lénine en Russie. Cependant Lénine avait alors compris que si on laissait passer ce moment, il n’y aurait pas de révolution, parce que les rigolos au pouvoir refusaient de sortir la Russie de la guerre, une exigence pourtant éminemment populaire. Ils ne voulaient pas, ou tout simplement n’avaient pas le pouvoir de transformer la situation sociale.

SW : C’est là que Victor Serge dit que Lénine était un révolutionnaire à l’heure de la révolution, et c’est selon lui ce qui définit un meneur politique. Il avait reconnu le moment propice, il voyait ce qui était en jeu, il l’avait saisi et avait avancé de pair avec.

TA : Exactement. Lénine traça les contours des Thèses d’Avril, qu’on ne doit d’ailleurs pas trop mythifier. Il aimait beaucoup écrire dans ces formes, condensées, très claires, sans un mot en l’air, qui visaient simplement à cartographier et à pointer ce qui devait être fait. Lénine disait que le prolétariat devait prendre le pouvoir.

La pensée orthodoxe à l’époque [dans le mouvement ouvrier international en général, et russe en particulier, NDLR], c’était que la seule chose possible consistait dans une révolution démocratique bourgeoise. Ce qui signifiait que les socialistes ne devraient pas y participer du fait de leur opposition à la bourgeoisie. Le raisonnement était le suivant : laissons les faire la révolution et attendons, et lorsqu’ils l’auront accomplie, et développée, alors nous sortirons et nous pourrons réaliser une révolution différente, socialiste. Selon Lénine dit : « ce sont de complètes sottises ».

Au fur et à mesure que les semaines passèrent, deux chosent devinrent évidentes : les thèses de Lénine étaient extrêmement populaires dans les usines, pas seulement dans les usines Poutilov, mais aussi dans un grand nombre d’entreprises secondaires situées aux alentours de Petrograd. Elles étaient aussi très populaires chez les femmes, celles de la classe ouvrière et celles que l’on forçait à rester chez elles. En s’assurant que les membres de son propre parti avaient bien saisi cette réalité, il obtint alors le soutien de la base des bolcheviks.

La classe ouvrière prime sur le parti, donc la base doit primer sur la direction du parti, et enfin Lénine se lève et dit aux dirigeants du parti : « Très bien, que faisons-nous ? » À ce moment là, la majorité d’entre eux s’était accordée sur le fait que les thèses d’Avril devaient être adoptées, mais lorsque Lénine était arrivé, ils s’étaient dit : « Lénine est devenu fou, que se passe-t-il ? ».

Chose importante, l’adoption des « Thèses d’Avril » a ouvert la porte du parti bolchevik à Trotsky ainsi qu’à son petit groupe d’intellectuels d’exception qui débattaient entre eux sur ces problématiques depuis des années. Cette inclusion renforça notamment la culture intellectuelle bolchevik, qui jusqu’alors n’avait pas été à son niveau le plus élevé.

SW : Parlons de la période qui s’étend d’avril à octobre ainsi que de l’enthousiasme pour la révolution…

TA : Il y a eu des hauts et des bas. À un point en juillet 1917, les ouvriers – ou tout au moins les sections les plus militantes des ouvriers, toutefois sans le cadre d’aucun parti malgré le fait que la majorité d’entre eux étaient des sympathisants bolcheviks – décident que « ça suffit, on en a assez, il faut prendre le pouvoir maintenant ». Lénine, qui bien évidemment connait alors extrêmement bien la situation, est convaincu qu’il est trop tôt, car ils ne sont toujours pas majoritaires dans les soviets les plus importants. Il essaie alors d’endiguer le mouvement. Mais une fois que les ouvriers sont sortis, les bolcheviks les suivent : il n’est pas possible de rester à la maison, pas question de rester passif, et cette initiative est violemment écrasée.

Une réponse contre-révolutionnaire s’ensuit. Trotsky est arrêté, ainsi que d’autres meneurs bolcheviks. Lénine est condamné à l’exil par son propre parti et doit quitter Petrograd déguisé en cheminot et coiffé d’une perruque (tenue dans laquelle il a d’ailleurs un air très cool !).

Il traverse la frontière, et là il continue à s’attaquer à la direction du parti, en disant qu’il s’agit d’un recul temporaire, que rien de fondamental n’a changé. En septembre, comme le front se désintègre entièrement, sous le coup des mutineries, des désertions de masse, des paysans en uniforme qui rentrent chez eux, il se révèle très vulnérable à l’agitation bolchevik. Et c’est cette agitation bolchevik qui va les convaincre.

Il est à ce moment devenu très difficile pour Kornilov et les généraux de droite de compter sur leurs soldats pour perpétrer des massacres. Lorsque les troupes de Kornilov marchent vers Petrograd pour refouler tout le monde et prendre le pouvoir à la Pinochet, les agitateurs bolcheviks sortent du rang et disent : « Regardez ! Vous savez pourquoi on vous amène à Petrograd ? On vous y amène pour écraser vos camarades ouvriers, pour aider à écraser d’autres soldats. » L’armée commencent à se déliter.

À ce moment, Lénine est de retour à Moscou, où ont lieu des réunions secrètes du comité central et durant lesquelles est décidé : « c’est ce jour-là, le 7 novembre, c’est à ce moment que nous prendrons le pouvoir ».

Beaucoup disent que la révolution d’Octobre a constitué une conspiration. Pourtant, il s’agit de la révolution la plus ouvertement proclamée de l’histoire de l’humanité. Il n’y avait pas de secret. Quand Lénine était encore dans la minorité, quelques mois auparavant, quelqu’un lui avait demandé, au soviet de Petrograd : « certains parlent de prendre le pouvoir, mais est-ce qu’il se trouve ici un parti qui soit prêt à prendre le pouvoir maintenant ? ». Ce petit homme chauve lève sa main, est reconnu, se lève, et déclare : « les bolcheviks sont prêts à prendre le pouvoir maintenant ». Les rires et l’hilarité générale furent la seule réaction de la salle à cette intervention.

Fin septembre, quelque chose d’essentiel prend place. Les bolcheviks sont majoritaires dans les soviets ouvriers et militaires de Moscou et de Petrograd. Quand Lénine l’apprend, et qu’il sait que la situation a changé, alors il décide : « Très bien, c’est le moment », et ils se mettent à préparer le coup, qui va se dérouler sans violence aucune.

Une petite parenthèse : le grand historien menchevik N. N. Soukhanov, qui a écrit l’une des meilleures histoires de la révolution – plutôt critique envers Lénine sur certains points, mais une superbe histoire – dit qu’il avait appelé sa femme pour lui dire qu’il rentrerait un peu tard, et sa femme avait répondu : « je préfèrerais que tu ne rentres pas ce soir, il y a beaucoup de monde à la maison. Reste au bureau ce soir. » Le lendemain, Soukhanov découvre pourquoi il s’était fait jeter de chez lui : le Comité Central Bolchevik se réunissait chez lui pour décider de lancer l’insurrection !

SW : Trotsky a dit un jour que les révolutions ne sont pas uniquement la folle inspiration de l’histoire, mais qu’elles sont aussi un combat pour rallier l’armée, et que le camp qui obtient le soutien de l’armée s’assure la victoire. Des garnisons entières soutenaient les bolcheviks, mais la révolution fut plutôt sans heurts.

TA : Totalement. Il y a eu très peu de victimes. Le film d’Eisenstein, Octobre, a exagéré l’affaire. Il a eu l’impression qu’il devait en faire un film, mais il s’agissait en vérité d’une affaire relativement calme. Les rues étaient pleines de joie.

SW : Quel est l’héritage de la révolution ?

TA : Le socialisme et la démocratie. C’était une révolution socialiste arrivée en avance, isolée en Europe par les massacres en Allemagne des meneurs de la classe ouvrière, Rosa Luxembourg, Karl Liebnecht, etc. Tous les bolcheviks étaient d’accord sur le fait que, s’ils étaient isolés, ils rencontreraient de grandes difficultés. Bien évidemment, il y en a eu, des difficultés – à la fois avec des puissances intérieures et extérieures, et avec la montée du fascisme en Allemagne.

Si la révolution avait eu lieu en Allemagne, dans les années 1920, toute l’histoire de l’Europe en aurait été changée.

Traduit par Niels Laloë.

Cet entretien est paru initialement en anglais sur Jacobin.

[1] Une des cinq gares de Saint-Pétersbourg, par laquelle Lénine rentra de son exil en avril 1917.

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