« Au Maroc il y a eu quatorze immolations par le feu, mais ça n’a jamais déclenché une révolution », a rappelé Kamal Lahbid, du Forum social maghrébin, à la soixantaine de membres de la délégation suisse. Si le suicide de Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010, a mis le feu aux poudres de la Tunisie et de toute la région, c’est que l’étincelle tombait dans un terrain fertile. Un terrain asséché par une profonde crise sociale et économique, où la révolte du bassin minier de Gafsa, deux ans auparavant, avait sonné l’éveil des mouvements sociaux. C’est à ce moment-là que les cadres du puissant syndicat UGTT s’étaient enfin distanciés du régime de Ben Ali. Et que les travailleurs, les femmes et les citoyens improvisés chroniqueurs sur internet s’étaient soulevés pour la première fois. Un pas décisif sur le chemin de la révolution qui allait suivre.
La traditionnelle marche d’ouverture du Forum social mondial (FSM), qui a rassemblé plus de 35 000 personnes mardi après-midi au centre-ville de Tunis, selon la presse locale, a donné le ton de cette édition si particulière, la première dans un pays arabe. Les mouvements pour l’annulation de la dette, contre l’accaparement des terres et des mers, pour le droit à l’eau, pour la défense des migrants et des sans-papiers et les associations palestiniennes et sahraouies côtoyaient une multitude d’organisations arabes jamais vues dans un forum social mondial, fortement polarisées, mais qui ont défilé pacifiquement : la ligue de défense de la révolution, proche du parti islamiste tunisien Ennahda ; les partisans et les opposants du président syrien Bachar El Assad ; des Marocains criant des slogans en faveur du roi, de la religion et de la patrie ; des associations algériennes, égyptiennes, des nostalgiques de Saddam Hussein, des syndicats arabes indépendants...
Les mouvements sociaux arabes sont nés après les révolutions des deux dernières années. Le premier appel à la création d’un Forum social maghrébin remonte à 2004. Déçus par l’accord d’association avec l’Union européenne qui, contrairement aux promesses, ne leur avait apporté ni paix, ni prospérité partagée, les premiers activistes marocains se sont rendus en Amérique latine, où ils avaient entendu parler d’une nouvelle façon de faire de la politique. De retour dans leur pays, ils ont réuni des camarades tunisiens, libyens, maghrébins et du Mashrek pour essayer de trouver des alternatives aux systèmes en place.
Les organisateurs mettent énormément d’espoirs dans le FSM pour sortir la révolution de sa coquille. Car plutôt que d’une révolution, il s’agit d’un processus révolutionnaire non abouti et fortement menacé par des forces obscurantistes et anti-démocratiques. Sa principale garantie est la société civile et les médias. La Tunisie compte 15.000 associations, dont 5000 créées après la révolution. Du temps de Ben Ali, seule une poignée étaient indépendantes et aujourd’hui elles apprennent la démocratie et la participation citoyenne.
Et elles réalisent que leurs combats sont les mêmes qu’ailleurs. A commencer par la dette, qui écrase les Tunisiens autant que les Grecs, les Chypriotes, les Egyptiens et les Espagnols ; le chômage, qui frappe entre 800.000 et un million de personnes ; la pauvreté, qui touche désormais un Tunisien sur quatre. Le gouvernement, dominé par les islamistes d’Ennahda, n’a rien changé aux choix économiques de Ben Ali. Il continue à désengager l’Etat et ne cherche pas à partager plus équitablement les richesses et les ressources - des associations tunisiennes proposent de taxer les sociétés offshore, qui continuent à échapper à l’impôt. Pour détourner l’attention des véritables problèmes, les islamistes lancent régulièrement des controverses d’un autre âge, comme l’excision et la polygamie, qui polarisent l’opinion publique et empêchent un véritable débat sur les choix économiques et sociaux.
Les altermondialistes réunis à Tunis jusqu’à la fin de la semaine vont organiser plus de 500 ateliers et discuter de sujets aussi variés que les révolutions arabes, la recherche de nouveaux modèles de développement, la dette, la fuite de capitaux – dont ceux de Ben Ali en Suisse –, les accords de libre échange et d’investissement, les industries extractives et le changement climatique. Cette année, pour la première fois, des ateliers seront consacrés aux conséquences de l’austérité en Europe, alors même que les activistes tunisiens redoutent la préparation d’un plan de redressement très dur par le Fonds monétaire international. Par-delà les frontières et les mers, les mêmes combats.