Tiré du site de la revue Contretemps
L’écosocialisme est un « courant de pensée et d’action écologique qui fait siens les acquis fondamentaux du marxisme tout en le débarrassant de ses scories productivistes. Pour les écosocialistes, la logique du marché et du profit […] est incompatible avec les exigences de sauvegarde de l’environnement naturel. »[1] Une première affirmation de l’écosocialisme est que le capitalisme est incompatible avec l’écologie et la protection de l’environnement car l’expansion du capital, à travers l’augmentation des profits, bute nécessairement sur le fait que les ressources de la nature sont limitées. La promesse de justice basée sur la croissance et donc sur l’accumulation infinie de capital ne peut plus résister aux désastres sociaux et environnementaux actuels.
L’écosocialisme est ainsi une tentative de réponse théorique alternative aux solutions dominantes au sein des discussions internationales sur la lutte contre le réchauffement climatique. Le capitalisme vert ne représente pas une vraie solution car il ne remet pas en cause les modes de production et de consommation capitalistes, principales causes des problèmes climatiques qu’affronte la planète, modes qui ne peuvent se maintenir qu’en accentuant le caractère déprédateur du système envers l’environnement.
Dans cet article, nous reviendrons sur la critique du capitalisme sur laquelle se fonde l’écosocialisme. Cette critique de la réalité actuelle est nécessaire pour penser une société alternative. Toutefois, nous ne pouvons pas seulement nous contenter d’énumérer les raisons de notre opposition au système dominant. Ici, nous proposerons une ébauche de cette société à travers la caractérisation de ce que pourrait être une possible planification nécessaire pour changer de paradigme de société et de modes de vie afin de lutter contre les inégalités sociales et écologiques.
La critique écosocialiste du capitalisme
La critique du productivisme et de la société de consommation
La crise financière et économique qui a éclaté en 2008 a rappelé que l’histoire du capitalisme est jalonnée de multiples crises d’ampleur variable. En effet, les crises sont essentielles pour que le capitalisme puisse se reproduire, se transformer et s’adapter aux nouvelles conditions de son environnement. Toutefois, ces deux crises font partie d’un ensemble de crises – environnementale, énergétique, alimentaire, hydraulique, climatique, culturelle – que l’on pourrait qualifier de rupture civilisationnelle intégrale, c’est-à-dire l’épuisement d’un modèle d’organisation de la société qui s’exprime dans les champs idéologique, symbolique et culturel.
La crise civilisationnelle capitaliste est liée à ses valeurs : une soif d’accumuler chaque fois plus allant de pair avec un productivisme et un consumérisme infinis sans prendre en compte les limites physiques de la Terre. Le capitalisme est générateur de besoins illusoires pour rentabiliser ses investissements et maximiser ses bénéfices au détriment de la nature. Ses conséquences se ressentent fortement de jour en jour à travers le réchauffement climatique, l’individualisme, la croissance des inégalités, une socialisation de plus en plus informatisée, etc. Elle aboutit à la perte de la biodiversité. Face aux constats antérieurs générés par les différentes crises, il est impossible d’universaliser ce modèle économique et social. Il nous faut donc revenir à « la simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance »[2]. Selon André Gorz, le meilleur moyen de sortir du tout-marché passe par « produire ce que nous consommons et consommer ce que nous produisons »[3].
Dans leur critique du productivisme, les théoriciens écosocialistes n’oublient pas non plus que le socialisme peut être aussi productiviste. Si le capitalisme a comme principes de base la production et la consommation pour arriver au bonheur, le socialisme se différencie de lui en prenant en compte la distribution équitable de ces richesses. Pourtant, les deux systèmes continuent à être deux idéologies productivistes intégrées dans l’idéal de la modernité de soumission de la nature à l’être humain pour produire indéfiniment des richesses. D’après les écosocialistes, la critique du mode de consommation doit s’accompagner de celle du mode de production, sans se limiter à la lutte contre les inégalités de répartition des richesses, tout en respectant la nature et ses cycles de reproduction.
Il est donc nécessaire de dépasser ce productivisme en se posant la question suivante : comment et quoi produire ? Ces problématiques sont fondamentales pour la société : la relation entre les besoins et les conditions qui rendent possible leur satisfaction, c’est-à-dire la satisfaction des besoins humains, doit correspondre aux ressources disponibles en prenant en compte la vulnérabilité de la planète et le fait que les ressources naturelles sont finies.
Valeur d’usage et valeur d’échange
Dans sa critique de la modernité capitaliste, Bolívar Echeverria, l’un des grands intellectuels marxistes latino-américains, utilise les concepts marxistes de « valeur d’usage » et « valeur d’échange », deux dimensions propres à toute production humaine : « À la base de la vie moderne agit de manière infatigablement répétée un mécanisme qui subordonne systématiquement la “logique de la valeur d’usage”, le sens spontané de la vie concrète, du travail et du plaisir humains, de la production et de la consommation des “biens de la Terre”, à la “logique” abstraite de la “valeur” comme substance aveugle et indifférente à toute réalité concrète, qui aurait seulement besoin d’être validée par une marge de profit en qualité de “valeur d’échange”. »[4]
Tout produit qui se trouve dans le marché a une valeur d’usage et une valeur d’échange. Pourtant, « les valeurs d’usage sont infiniment variées (y compris pour le même article), alors que la valeur d’échange (dans des conditions normales) est uniforme et qualitativement identique (un dollar est un dollar, et même quand c’est un euro il a un type de change connu avec le dollar) »[5]. Donc, dans le système capitaliste, c’est la valeur d’échange qui donne sa valeur à la marchandise et sa valeur d’usage. La valeur d’échange ne prend pas en compte les différents types de travail derrière chaque objet ; les différents travaux se retrouvent réduits à une mesure à travers le temps, à laquelle on lui donne aussi une valeur d’échange. De même la valeur (ou les valeurs) d’usage d’un objet sert (servent) seulement à augmenter sa valeur d’échange.
L’un des apports de la philosophie critique marxiste de Bolívar Echeverría est d’avoir posé la contradiction entre valeur d’usage et valeur comme la contradiction fondamentale de la reproduction sociale capitaliste qui donnera lieu à d’autres conflits autour d’elle et qui est présente dans la forme marchandise. Pour cet auteur, l’analyse de la marchandise est centrale elle contient les attributs essentiels du mode de production capitaliste. Une marchandise comporte quatre éléments qui doivent être étudiés ensemble : être un objet utile (valeur d’usage), être interchangeable avec d’autres objets (valeur d’échange), être le résultat de la cristallisation du temps de travail (valeur) et être le produit du travail humain (produit)[6].
Selon Bolívar Echeverría, la valeur d’usage, en tant que contenu matériel de la richesse de chaque société, a pour source la nature et le travail. Elle permet une vision qualitative de la société alors que la valeur d’échange a comme unique objectif l’accumulation de capital et, pour cela, va contrôler la valeur d’usage. Cette exigence capitaliste fait que la valeur d’échange est obligée de se multiplier et, ainsi, de se valoriser, alors que la valeur d’usage se voit sacrifiée. Dans la société capitaliste moderne, une société d’abondance relative, la soumission de la valeur d’usage à la valeur d’échange aboutit à reproduire artificiellement la rareté alors que la modernité a pour but d’en finir avec la rareté qui caractérisait les sociétés prémodernes. Une valeur d’échange importante peut interdire l’accès à la valeur d’usage d’un objet, matériau ou bien commun, pour tout un secteur de la population et ainsi générer des inégalités sociales ou les reproduire. Les meilleurs exemples sont les entrées de la santé et de l’éducation dans la sphère mercantile. Si on applique cette logique à la conception de la nature, celle-ci se transforme en simple objet à commercialiser dont l’unique valeur n’est pas celle de son usage (la contemplation, la santé, la reproduction de la faune et de la flore, etc.) mais celle du marché.
La contradiction écologiste du capitalisme
Il existe un débat dans le mouvement écosocialiste afin de savoir si Marx et Engels avaient développé une analyse écologiste du monde. John Bellamy Foster répond de manière affirmative et parle d’une écologie de Marx.[7] D’autres vont cibler leurs critiques sur le fait que la grande erreur de Marx est de ne pas avoir parlé d’écologie, de ne pas avoir assez pensé la relation entre les êtres humains et la nature, voire de ne pas avoir prévu le réchauffement climatique. Ces deux positions nous semblent exagérées et relèveraient quasiment d’une vision anhistorique de Marx en tant qu’icône qui aurait tout analysé ou aurait dû tout analyser.
Dans ses travaux, James O´Connor adopte ce qu’il appelle une approche à partir d’une catégorie, celle des « conditions de production », qui serait une « reconstitution théorique » selon Jérôme Lamy : « O’Connor forge lui-même un concept à partir de notions éparses ; c’est lui qui engage le travail de théorisation en assemblant des fragments de raisonnement. Il s’agit bien d’aller chercher dans l’infratexte marxiste les éléments d’une conceptualisation qui ne se donne pas dans l’immédiateté des écrits de Marx. »[8]. À partir de cela, il ajoute une seconde contradiction à la première contradiction du capitalisme développée par Marx entre forces productives et rapports de production : il s’agit de la contradiction entre les forces de production et les conditions de production, ces dernières étant définies comme « tout ce qui peut être considéré comme marchandise sans être produit comme tel conformément à la loi de la plus-value ou à la loi du marché. Cette définition élargie nous permet de discuter de la force de travail, de la terre, de la nature, de l’espace urbain en utilisant la même catégorie générale »[9].
La première contradiction du capitaliste est interne et se concentre sur le pouvoir politique et social du capital sur le travail : dans la logique d’accumulation capitaliste, le coût du travail doit être le plus bas possible pour faire augmenter le profit généré par ce travail. La seconde contradiction est externe au système et concerne les « coûts des éléments naturels » entrant dans le capital. « La cause fondamentale de la seconde contradiction est l’appropriation et l’utilisation autodestructrices de la puissance de travail, de l’espace, de la nature et de l’environnement extérieurs. »[10] Selon O’Connor, les diverses crises actuelles (santé, urbanisation, éducation, famille, écologie) sont autant d’exemples de cette autodestruction.
Jorge Riechmann nous parle d’un conflit de fond entre le mode d’organisation socio-économique qui prévaut et les exigences de protection écologique et sociale en ce sens que la course aux bénéfices économiques est plus importante que toute autre préoccupation. Selon lui, « il faudrait chercher la cause fondamentale de la crise écologique actuelle dans la soumission de la nature aux impératifs de valorisation du capital »[11]. Donc, seule une transformation de cette organisation socio-économique, c’est-à-dire la fin du capitalisme, peut arrêter la destruction écologique qui est en cours et c’est à cette transformation que correspond l’écosocialisme.
Caractéristiques générales de l’écosocialisme
Si l’écosocialisme se positionne comme héritier de la longue tradition socialiste, il cherche à apprendre des erreurs du passé et condamne particulièrement ce qu’on a appelé le « socialisme réel » c’est-à-dire la tentative d’application des thèses marxistes dans l’ex-Union Soviétique. Il y a donc une volonté de refonder ce socialisme en prenant en compte l’écologie et en le libérant ainsi de ses scories productivistes. L’urgence écologique ne peut pas laisser de côté les grandes inégalités sociales et, inversement, les exigences d’équité sociale ne doivent pas être pensées indépendamment des impératifs écologiques. Il faut donc à la fois repenser les rapports des êtres humains avec la nature et transformer les rapports des êtres humains entre eux : « L’enjeu planétaire de ce processus de transformation radicale des rapports des humains entr’eux et avec la nature est un changement de paradigme civilisationnel, qui concerne non seulement l’appareil productif et les habitudes de consommation, mais aussi l’habitat, la culture, les valeurs, le style de vie. »[12] Ce programme ambitieux de changement de société ne peut se faire sans une planification qui doit être à la fois écologique, sociale et démocratique. Cette planification a pour but de penser simultanément le court terme et le long terme, de ne pas les opposer, afin de mettre en place une transition qui soit la plus courte et la moins douloureuse possible.
Une planification écologique
La planification écologique doit abandonner la notion de « maîtrise humaine de la nature »[13] et réorganiser la production en fonction des besoins sociaux et de la protection de l’environnement. Cela doit passer notamment par la subordination de la valeur d’échange à la valeur d’usage. On doit aller vers la réorientation écologique de l’économie et de l’appareil de production avec un changement radical de mentalité qui aurait comme objectif la baisse de la consommation, ce qui entraînerait de manière simultanée la baisse de la production. Cette baisse est d’autant plus nécessaire que la production de nouveaux objets suppose aussi la production de déchets liés à ces objets. Si les techno-scientistes pensent que le problème du réchauffement climatique va se résoudre avec de nouvelles technologies et les sciences, le pic pétrolier nous démontre que ces technologies ne pourront pas tout remplacer. D’autant plus que ce pic pétrolier commence à s’enchevêtrer aussi avec le déclin des réserves mondiales de métaux (or, argent, uranium, cuivre, zinc, etc.)[14].
Cette planification doit penser la transition vers une société post-pétrolière, une société qui ne dépendrait plus des énergies fossiles, ce qui ne signifie pas qu’elle n’utilisera plus de pétrole ou autre ressource naturelle non renouvelable. Il parait nécessaire de se préparer dès maintenant à cette société post-pétrolière, davantage à cause des changements climatiques drastiques, dont est en grande partie responsable l’utilisation du pétrole, que pour l’inévitable épuisement des réserves pétrolières. En d’autres termes, il s’agit à partir de maintenant de laisser le plus de réserves de pétrole sous terre au lieu de les exploiter.[15] Sans cela, l’adaptation va coûter de plus en plus chère et va amener de plus grands risques. Ce qui démontre la nécessité d’une planification écologique afin de préparer les conditions pour une transition non traumatisante.
La réduction de plus en plus importante des réserves de matières premières exige une réduction drastique de la consommation d’énergie mais aussi de la consommation d’objets matériels. Le capitalisme se base sur la production et la consommation d’énergies non renouvelable, en bénéficiant en plus d’un prix d’exploitation infime, même si celui-ci est de plus en plus élevé en ce qui concerne le pétrole et le gaz. La réorientation de la production énergétique vers le développement des énergies renouvelables ne devrait pas tenir compte du coût économique plus important de ces énergies, mais considérer leur apport pour l’environnement et les êtres humains en baissant les émissions de gaz à effet de serre. L’important est de diversifier ces sources d’énergies renouvelables (éolienne, solaire, bioénergie, géothermie, biomasse, eau, etc., selon les pays) pour ne pas dépendre des aléas possibles liés seulement à l’une d’entre elles, et de bien planifier leur complémentarité. L’imprévisibilité et la variabilité naturelle de ces sources entrainent une génération fluctuante d’électricité. Il faut aussi tenir compte des impacts de ces énergies sur l’environnement, l’agriculture, l’eau, la production, l’emploi et la planification urbaine. Il existe une interaction entre tous ces secteurs au moment de penser la planification énergétique. La décentralisation de ces projets est un impératif afin de ne pas reproduire les grands projets qui sont souvent nocifs en termes environnementaux.
Cette réorientation énergétique, qui passe aussi par l’interdiction des centrales nucléaires (et donc la planification de la fermeture des centrales en fonctionnement), permettra la décarbonisation de l’économie et des transports. En effet, ces deux secteurs sont basés sur l’utilisation des énergies telles que le pétrole, le charbon ou le gaz, émettrices de gaz à effet de serre. Au niveau des transports, en plus de décourager l’utilisation de la voiture individuelle dans les déplacements quotidiens, la société écosocialiste devra promouvoir les transports publics bon marché ou gratuits. La gratuité ou non de ces transports devra faire l’objet d’une décision démocratique de la population.
Une planification sociale
La planification sociale suppose la propriété collective des moyens de production, une égalité sociale et la fin des inégalités économiques. Les différentes crises actuelles nous obligent à penser de nouvelles émancipations collectives des dominés tout en les articulant avec les exigences de protection de l’environnement. Comme le constate Hervé Kempf, « le système social qui régit actuellement la société humaine, le capitalisme, s’arc-boute de manière aveugle contre les changements qu’il est indispensable d’opérer si l’on veut conserver à l’existence humaine sa dignité et sa promesse »[16]. La lutte contre l’oligarchie démontre que les classes sociales, et donc la lutte des classes, n’ont pas disparu.
La réappropriation des moyens de production et la transformation des rapports sociaux est un des débuts pour l’émancipation collective. Les formes de propriété peuvent être publiques, collectives, coopératives voire privées. Ici il ne faut pas tomber dans l’erreur commise par les socialismes réels qui ont compris « propriété collective » comme étatisation de certaines entreprises, la plupart considérées comme stratégiques, alors que l’Etat peut aussi être un puissant instrument de domination.
Selon Roger Rashi, l’écosocialisme doit « chercher à révolutionner les rapports sociaux ainsi que les forces productives. En d’autres termes, il se doit de changer la façon de travailler et de vivre (ce qui constitue les rapports sociaux) ainsi que la façon de produire et d’agir sur la nature (autrement dit, les forces productives). »[17] Cette transformation des rapports sociaux passe par le fait de changer radicalement les forces productives et donc de passer du « travail mort », symbolisé par la mécanisation de multiples secteurs comme l’agriculture par exemple, à un « travail vivant » qui permettrait de créer des emplois et d’humaniser les rapports de travail. L’appareil productif n’est pas neutre : en plus de viser à l’expansion illimitée du marché, il essaie de contrôler la vie des personnes en organisant leur temps de travail et même leur temps libre. La lutte contre le travail qui domine la vie ne signifie pas la fin du travail, mais penser à un travail solidaire, un travail libre dans une volonté de construire collectivement les nouvelles forces de production.
La transformation du travail mort en travail vivant générera de nouvelles sources d’emploi qui devra se combiner avec une réduction du temps de travail, comme possible réponse au chômage. Cette réduction du temps de travail a pour corollaire l’augmentation du temps libre. Dans une société capitaliste, le temps libre est pris en charge par la société de consommation[18] et le marché. Selon Michael Löwy, « l’écosocialisme est fondé sur un pari, qui était déjà celui de Marx : la prédominance, dans une société sans classes, de « l’être » sur « l’avoir », c’est à dire la réalisation personnelle, par des activités culturelles, ludiques, érotiques, sportives, artistiques, politiques, plutôt que le désir d’accumulation à l’infini de biens et de produits. »[19]
Un indicateur de richesse alternatif au PIB et autres indicateurs économiques capitalistes pourrait être la mesure du temps. Selon René Ramírez, « le thermomètre le plus adéquat pour mesurer le Bien Vivre d’une société est celui qui nous permet de connaître combien de temps sa population vit en bonne santé en faisant ce qu’elle désire faire ; ou combien de temps dans la journée est dédié à la production de socialisation (être avec des ami-e-s, la famille, communauté politique), pour contempler de l’art, le produire et s’en délecter, pour s’auto-connaître, pour donner et recevoir de l’amour ; ou combien d’année de vie gagne un territoire en évitant la perte de forêt native ou grâce à la reforestation de son environnement naturel »[20]. Avec la mesure du temps libre, bien vécu ou vécu en plénitude, on sort de la logique économique capitaliste où la richesse se mesure à partir de l’accumulation de biens matériels ou immatériels, pour étudier plus particulièrement « la génération/jouissance de biens relationnels »[21].
La notion de « bien relationnel » doit être pensée en dehors de la logique capitaliste. Selon Bolívar Echeverría, un bien est un objet pratique qui s’intègre dans un processus social de production et de consommation et de reproduction d’un sujet social. Cet objet pratique peut être « n’importe quel élément de la nature, qu’il soit physique, chimique, vital, psychique ; n’importe quel fait, qu’il soit matériel ou spirituel, etc., n’importe quelle parcelle de réalité extérieure ou intérieure, n’importe quel bout de matière, qu’importe sa matérialité »[22]. Le but d’un bien est de satisfaire un besoin, c’est un élément de la richesse objective d’un sujet social qui possède une valeur d’usage pour la consommation.
Les êtres humains et les sociétés ont des besoins vitaux qui vont au-delà des besoins sociaux basiques (eau, alimentation, habitat, santé, éducation, etc.) et qui se satisfont dans les relations sociales. La reproduction de la vie passe par la sociabilité avec les autres êtres humains, la participation politique, la contemplation, les loisirs gratuits, etc. Les biens relationnels sont ainsi des biens dont l’accès à leur consommation ne passe pas nécessairement par la médiation de l’argent. Reprendre le contrôle de son temps, c’est aussi reprendre le contrôle de sa vie et s’émanciper des relations marchandes afin de participer à ces activités non marchandes.
Selon René Ramírez[23], les biens relationnels sont surtout des biens immatériels dont la production et la consommation sont conditionnées par les conditions matérielles de la société c’est-à-dire lorsque les besoins matériels de base sont satisfaits (même si leur insatisfaction n’empêche pas la génération et jouissance de biens relationnels dans certains cas). En s’appuyant sur une éthique aristotélicienne, Ramírez décrit quatre types d’activités pour la production et consommation de biens relationnels : le travail émancipateur, la contemplation (culture, art, récréation, sport, lecture, la réflexion, la contemplation de la nature, etc.), la création de société (les relations familiales, l’amitié, l’amour) et la vie publique (participation politique, associative, syndicale, activité sociale, etc.). Ainsi l’être humain est un être social qui partage son temps avec les autres, ce qui implique la génération d’espaces de rencontre, de débats, de délibération, la participation dans des actions collectives, la récupération de l’espace public. Ces activités ne peuvent que radicaliser la démocratie.
Une planification démocratique
La planification écologique et sociale ne peut se faire que de manière démocratique afin d’obtenir le soutien de la grande majorité de la population. Michael Löwy affirme que l’écosocialisme implique une éthique démocratique afin de ne pas laisser l’avenir de la société et les décisions importantes dans les mains de l’oligarchie et de technocrates. Ces décisions démocratiques doivent se prendre sur les objectifs de la société, sur les buts et les nécessités de la production, afin de sortir du productivisme : « les grandes décisions concernant la production et la distribution ne sont pas prises par les « marchés » ni par un Politburo, mais par la société elle-même, après un débat démocratique et pluraliste, où s’opposent des propositions et des options différentes »[24].
Cette transformation impliquera forcément une décroissance de la consommation et donc le renoncement à un certain nombre de biens et habitudes ancrés dans la vie quotidienne de la population. Cela ne se fera pas sans résistance si ces besoins créés par le capitalisme ne sont pas remplacés par d’autres désirs. Le concept de « socialisme gourmand » développé par Paul Ariès appelle à cette prise de conscience que l’émancipation sociale et la transition vers le socialisme ne peut s’effectuer si elle est synonyme de manque. Selon lui, « il ne s’agit plus de combler un manque mais de développer les liaisons sociales » à partir d’un socialisme qui veut « chanter la vie au temps présent »[25].
Un thème fondamental qui mérite réflexion est celui de la gratuité et plus particulièrement de la gratuité des services de base correspondant aux besoins sociaux : eau, énergie, santé, éducation, etc. Selon Paul Ariès, penser la gratuité bouleverserait les consciences et amènerait à des comportements antiproductivistes et anticonsuméristes. Toutefois cette gratuité ne serait que pour le bon usage de ces services c’est-à-dire celui qui correspond aux nécessités humaines. Le mésusage ou la surconsommation devront faire l’objet d’un renchérissement, voire d’une interdiction si le peuple l’a décidé démocratiquement.[26] L’exemple type est celui de l’utilisation de l’eau : si nous avons besoin de l’eau pour boire, cuisiner et assurer l’hygiène quotidienne, et que donc cet usage devrait faire l’objet de gratuité, cela est moins vrai pour le fait de remplir sa piscine qui correspond à un mésusage. Ce thème de la gratuité, du renchérissement ou de l’interdiction du mésusage doit faire l’objet d’un débat et d’une prise de décision démocratiques.
La société écosocialiste ne peut donc reposer que sur une véritable démocratie qui dépasse la seule démocratie représentative. Cela n’est pas possible sans l’instauration d’une participation active au sein d’une réelle démocratie participative et l’instauration de différents mécanismes pour que les élus rendent des comptes à intervalles réguliers, pour que les citoyens puissent participer à l’élaboration des lois et proposer des projets de lois et pour que ces lois soient soumises régulièrement au vote à travers le référendum ou des consultations populaires.
Conclusion
La planification écosocialiste ne doit pas tomber dans le piège de la bureaucratisation et du renforcement d’un capitalisme d’Etat. La transformation de la société actuelle ne pourra pas se faire sans une révolution des mentalités. Pour cela, le concept d’hégémonie peut nous être utile. L’hégémonie idéologique néolibérale s’exprime dans une certaine vision de la société et du progrès. Le néolibéralisme est plus qu’une idéologie économique. Il organise l’ensemble de la société et représente ainsi une « forme d’existence »[27] qui s’étend à toutes les sphères de la vie. Il s’agit donc pour l’écosocialisme de se présenter comme un projet alternatif de société et de s’attaquer au sens commun à partir duquel se construisent des formes spécifiques de subjectivité.
Mais le plus important est la construction d’une contre-hégémonie culturelle qui permettrait de modifier, principalement, les modes de consommation et de remettre en cause l’organisation de la production actuelle. José Luis Acanda précise que « l’hégémonie concerne le processus social dans tous ces aspects. C’est-à-dire, toute la reproduction sociale globale. »[28] Ici il faut souligner « l’importance cruciale des pratiques culturelles et artistiques dans la formation et la diffusion du sens commun » et son « rôle décisif […] dans la reproduction ou désarticulation d’une hégémonie donnée »[29]. Ce changement culturel prendra du temps et c’est pour cela que la transition écosociale doit passer par une planification démocratique.
* Cet article repose en partie sur le deuxième chapitre de Matthieu Le Quang et Tamia Vercoutère, 2013, Ecosocialismo y Buen Vivir. Dialogo entre dos alternativas al capitalismo, Quito, Editorial IAEN.
Notes
[1] Michael Löwy, 2011, Écosocialisme. L’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste, Paris, Mille et une nuits, p. 31-32.
[2] Cf. Paul Ariès, 2011, La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, Paris, La Découverte.
[3] André Gorz, 2010, « Prólogo. La salidadel capitalismo ya ha comenzado », in Mouvement Utopia, Manifiesto Utopía, Barcelone, Icaria, Antrazyt, p. 17.
[4] Bolívar Echeverría, 2011, Ensayos Políticos, Ministerio de Coordinación de la Política y gobiernos Autónomos Descentralizados.
[5] David Harvey, 2014, Diecisiete contradicciones y el fin del capitalismo, Quito, Editorial IAEN, p. 31.
[6] Bolívar Echeverría, 1998, La contradicción del valor y el valor de uso en El Capital, de Karl Marx, México, Editorial Itaca, p.11-12.
[7] John Bellamy Foster, 2011, Marx écologiste, Paris, éd. Amsterdam.
[8] Jérôme Lamy, 2016, « Les palimpsestes de Marx. L’émergence de la sociologie marxiste de l’environnement aux États-Unis », Ecologie & politique, n° 53, p. 158.
[9] James O’Connor, 2003, « La seconde contradiction du capitalisme : causes et conséquences », in Jean-Marie Harribey et Michael Löwy (dir.), Capital contre nature, Paris, PUF (« Actuel Marx Confrontation »), pp. 57-58.
[10] Idem, p. 60
[11] Jorge Riechmann, 2006, « La Crítica ecosocialista al capitalismo » in Ángel Valencia (Coord.), Izquierda verde, Barcelona, Icaria/ Fundación NousHoritzons.
[12] Michael Löwy, 2009, « Scénarios du pire et alternative écosocialiste », Nouveaux Cahiers du Socialisme, août.
[13] Daniel Tanuro, 2012, L’Impossible capitalisme vert, Paris, La Découverte, 2nde édition (2010), p. 207.
[14]Voir l’article de Matthieu Auzanneau sur le blog Oil Man : « Raréfaction des métaux : demain, le “peak all” », 8 mai 2012.
[15] Voir Matthieu Le Quang, 2012, Laissons le pétrole sous terre ! L’initiative Yasuni-ITT en Equateur, Paris, Omniscience ; 2016, « La trajectoire politique de l’initiative Yasuní-ITT en Équateur : entre capitalisme vert et écosocialisme », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 130, p. 105-121.
[16] Hervé Kempf, 2007, Comment les riches détruisent la planète, Paris, Seuil, p. 8.
[17] Roger Rashi, 2008, « Capitalisme de désastre ou écosocialisme », Nouveaux Cahiers du Socialisme, mars.
[18] La base de la société de consommation et donc du capitalisme est la publicité qui devra être remise en cause et remplacée par l’information fournie par les associations de consommateurs. La publicité qui pousse à la consommation et à créer des besoins illusoires devra être fortement régulée voire interdite.
[19] Michael Löwy, 2009, « Scénarios du pire et alternative écosocialiste », Nouveaux Cahiers du Socialisme, août.
[20] René Ramírez Gallegos, 2012, La vida (buena) como riqueza de los pueblos. Hacia una socioecología política del tiempo, Quito, IAEN, INEC, p.15.
[21] Idem, p. 16.
[22] Bolívar Echeverría, 1998, op. cit., p.13.
[23] René Ramírez Gallegos, 2012, op. cit.
[24] Michael Löwy, 2011, op. cit., p. 124.
[25] Paul Ariès et Simon Lecomte, « Entretien autour du socialisme gourmand », Le Sarkophage, 17 mars/19 mai 2012, p. 10.
[26] Paul Ariès, 2007, Le Mésusage. Essai sur l’hypercapitalisme, Lyon, Parangon.
[27] Pierre Dardot et Christian Laval, 2009, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte.
[28] José Luis Acanda, 2012, « Una reflexión sobre la hegemonia y contrahegemonía en tiempos de crisis », in Francisco Hidalgo Flor et Álvaro Márquez Fernández (Eds.), Contra hegemonía y Buen Vivir, Quito, Universidad Central del Ecuador/Universidad del Zulia – Venezuela, p. 142.
[29] Chantal Mouffe, 2014, Agonística. Pensar el mundo políticamente, Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica.
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