Édition du 19 novembre 2024

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Économie

PRIX DU PETROLE

Jeu saoudien et intérêts géostratégiques américains (1re partie)

Le Soir d’Algérie, 25 décembre 2014

Les cours du brut ont plongé de manière quasi ininterrompue depuis la mi-juin 2014. La chute est vertigineuse. De plus de 100 dollars, le prix du baril de pétrole est tombé sous la barre des 60 dollars.

Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), le bras énergétique des pays de l’OCDE, la pression baissière sur les prix pourrait s’accentuer au cours du premier semestre de 2015. Une spectaculaire dégringolade qui ne manque pas de se signaler évidemment par son ampleur mais aussi par la rapidité avec laquelle se sont inversées les analyses du marché de l’or noir. L’AIE n’annonçait-elle pas pour 2014, dans son rapport mensuel de janvier de la même année, une consommation mondiale record de 92,5 millions de barils par jour (mbj), contre 92,1 mbj prévus en décembre 2013 ? Soit une progression de 1,3 mbj par rapport à 2013, après une croissance de 1,2 mbj en 2013. Trois mois après, les 12 et 14 mars 2014, l’AIE récidivait en revoyant, de même que l’OPEP, une nouvelle fois à la hausse ses estimations de la consommation pétrolière mondiale en 2014. C’était la deuxième fois consécutive pour l’OPEP, et la quatrième pour l’AIE. Comment faire face à la hausse rapide de la demande de brut, telle semblait être, alors, la préoccupation dominante.

En outre, tout le monde s’accordait à dire que « le prix d’équilibre est aux alentours de 100 dollars », « un prix qui arrange tout le monde », producteurs et consommateurs, et on donnait la hausse des prix du brut pour une tendance de nature structurelle. La poussée des besoins énergétiques de la Chine et de l’Inde, soit 2,5 milliards de personnes, contribuant à la stabilisation d’un cycle à long terme à la hausse. De fait, l’économie du pétrole s’est notablement transformée. La consommation de pétrole dans le monde ne dépend plus essentiellement des régions les plus développées économiquement mais de l’ensemble des autres pays. Le potentiel de rattrapage est impressionnant. A titre d’illustration, un Américain consomme 25 barils par an et un Allemand 10,6 barils par an, quand le Chinois en est encore à 2,1 barils par an et l’Indien à 0,9 baril par an. Dans les pays émergents, la consommation de pétrole fait plus que compenser la réduction de la demande dans l’OCDE. En 2013, la consommation de pétrole des pays de l’OCDE a baissé de -0,4%, celle de l’UE de -1,9%, pendant que dans les pays non OCDE, elle augmentait de 3,1%.
A ce tableau d’une demande qui croît irrésistiblement, s’ajoutait celui d’une offre sur laquelle l’accumulation des problèmes techniques et géopolitiques faisait planer « une myriade d’incertitudes », selon l’expression même de l’AIE, qui est la « voix » des pays occidentaux sur la scène pétrolière. L’AIE émet des doutes sur la capacité de la Libye à maintenir le contrôle de ses terminaux d’exportation alors qu’en Irak, deuxième producteur de l’OPEP, la situation se détériore. Sans parler des troubles à l’état endémique au Sud-Soudan et au Nigeria. De plus, la production iranienne est tombée à son plus bas niveau depuis 20 ans et l’embargo de l’Union européenne (UE) sur le pétrole iranien doit être mis en place dès l’été 2014. En somme, tous les ingrédients d’une montée inexorable des cours.

Autrement dit, rien de rassurant pour les marchés pétroliers — qui s’interpénètrent désormais avec les marchés financiers — connus pour leur humeur boursière traditionnellement haussière en pareil contexte, tendances et signaux de court terme de la conjoncture géopolitique alimentant et amplifiant le phénomène. Pourtant, alors même que les conflits s’intensifient dans la région du Moyen-Orient, la plus riche du monde en pétrole, les cours commencent à chuter. En effet, les prix du pétrole s’effondrent au moment où les troubles persistants causés par le Daech en Syrie et en Irak auraient dû normalement les projeter vers des pics. C’est une tendance anormale qui suscite un certain étonnement chez les observateurs. Ajoutez à cette perplexité, l’inertie du royaume wahhabite, considéré comme le gendarme du prix du pétrole au sein de l’OPEP. L’Arabie Saoudite bénéficie à la fois de la plus forte capacité de production et des premières réserves exploitables de la planète, ainsi que de coûts d’extraction parmi les plus faibles, estimés entre 5 et 10 dollars le baril.
Les marchés énergétiques s’interrogent donc en toute logique : pourquoi ce mastodonte de l’OPEP n’empêche pas la chute du cours de l’or noir, qui a atteint son minimum depuis ces dernières années, -5% par rapport à son point le plus bas de 2009 ?

L’Arabie Saoudite casse les prix pétroliers

En réalité, l’Arabie Saoudite ne s’est pas contentée de laisser chuter les cours, elle a augmenté son offre sur des marchés déjà saturés et a baissé ses prix. Une première baisse des prix annoncée en septembre pour le mois d’octobre, à destination des pays asiatiques, puis une nouvelle baisse annoncée pour le mois de novembre dernier et destinée, cette fois, à tous ses clients. L’Arabie saoudite « inonde » les marchés mondiaux avec du pétrole bon marché. Ce qui a donné un formidable coup d’accélérateur à la baisse des cours mondiaux. Sourd aux appels des autres membres de l’OPEP demandant son soutien pour enrayer la glissade, le royaume saoudien engage de nouveaux pas pour pousser les prix à baisser plus bas encore. L’Arabie Saoudite a contraint l’OPEP à maintenir les 30 millions de barils par jour comme niveau de production pour les six prochains mois.

Cette « bonne décision », aux dires du ministre saoudien du Pétrole, Ali Al-Nouaïmi, a valu au prix du baril une chute supplémentaire de 13 dollars en moins d’un mois. Pis encore, Al-Nouaïmi ne cache pas son agacement face aux appels à réduire le pompage de brut. « Pourquoi devrais-je réduire la production, pourquoi ? Ceci est un marché et je vends sur un marché. Pourquoi devrais-je couper ? », s’est écrié le ministre saoudien, devant les journalistes, en marge de la Conférences des Nations unies sur le climat à Lima (COP20), alors que le baril périclitait sous les 60 dollars. Et lorsqu’on lui a demandé s’il était inquiet au sujet des prix du pétrole, il a carrément rétorqué : « M’avez-vous déjà vu m’inquiéter ? » Il est vrai que ce même ministre Ali Al Nouaïmi n’avait pas caché sa satisfaction en septembre 2008, face à la chute des prix du pétrole qui étaient encore à 109 dollars le baril. Bref, la Maison des Al-Saoud est bel et bien engagée dans une folle surenchère à la baisse des cours au point où d’aucuns se demandent si le royaume n’a pas un intérêt caché à maintenir le cours aussi bas. A des fins inavouables au service de l’agenda géopolitique des Etats-Unis, pour être plus clair.

Conforte cette thèse, le précédent de la guerre des prix pétroliers déclenchée en 1986 par le ministre saoudien du Pétrole de l’époque, Zaki Yamani, et orchestrée par Henry Kissinger dont la principale cible était l’économie pétrodépendante de l’ex-URSS. Afin de ruiner leur adversaire, les Etats-Unis, sous la houlette de Henry Kissinger, mobilisèrent trois ministres du Pétrole (Arabie Saoudite, Emirats et Koweït) pour augmenter brutalement la production et déclencher une « guerre des prix » soi-disant contre la Norvège et le Royaume-Uni au motif qu’ils pratiqueraient des prix plus bas que ceux de l’OPEP enlevant à celle-ci des parts de marché. Prétexte fallacieux, car, la vérité, dévoilée par la suite, est que l’Administration Reagan entendait surtout tarir la principale source de revenus de l’ex-URSS.

La guerre des prix du Saoudien Zaki Yamani pour le compte de l’Américain Henry Kissinger, s’est soldée par l’effondrement des cours et des revenus pétroliers au milieu des années 1980. De 27,01 dollars le baril, en moyenne en 1985, le prix spot du pétrole OPEP était ainsi tombé à 13,53 dollars en 1986, pendant que les revenus pétroliers des pays OPEP baissaient de 127,2 milliards de dollars à 76,74 milliards de dollars (-40%)[1]. Pour ce qui est en particulier de l’Algérie, ses revenus pétroliers ont alors chuté de 9,17 milliards de dollars à 4,81 milliards de dollars en 1986 (-47,6%) pendant que sa balance des comptes courants passait d’un surplus de 1,02 milliard de dollars en 1985 à un déficit de 2,23 milliards de dollars en 1986. Quant à l’URSS, son ex-président, Michael Gorbatchev, confirmera implicitement la vulnérabilité de son pays dans cette guerre lorsqu’il déclarera en 2008, au plus fort de la flambée des prix du brut, qu’« avec un baril à 120 dollars, l’URSS ne serait pas tombée ».

PRIX DU PETROLE Jeu saoudien et intérêts géostratégiques américains (2e partie et fin)

Par Abdelatif Rebah,

Un remake du deal américano-saoudien de 1986 ?

Assisterions-nous, donc, à un remake du scénario pétrolier saoudo-américain de 1986, la cible étant aujourd’hui la Russie du trop récalcitrant Poutine ? La thèse est balayée d’un argument éclair par les responsables saoudiens : une simple question d’offre et de demande, martèlent-ils avec insistance. Aux journalistes suspicieux, malgré tout, Ali Al Nouaïmi assène sa leçon de choses : « Vous venez de nations capitalistes. Vous savez ce que le marché fait, pour n’importe quelle marchandise, que fait-il ? Il va de haut en bas, de bas en haut. » Et pour donner le change, il s’est même trouvé des commentateurs pour accréditer la thèse assez invraisemblable, il faut le reconnaître, d’un royaume wahhabite, en rupture d’allégeance, qui aurait décidé de punir une Amérique qui lui a ravi cette année la place de premier producteur de pétrole du monde. « Cheiks contre schistes », n’hésite pas à titrer la couverture de l’hebdomadaire britannique The Economist. Provoquer l’effondrement du prix du pétrole afin de « transformer en gouffres financiers les milliers de forages qui, du Dakota à l’Oklahoma, aspirent le pétrole des formations souterraines de schistes », tel serait donc le but caché de la manœuvre saoudienne.

L’ennui est que « les foreurs du Dakota résistent sans peine » à cette prétendue guerre des prix contre le pétrole de schiste. C’est du moins ce que soutient l’AIE. Sous le seuil des 80 dollars, seuls 4% de la production des exploitations de pétrole de schiste cesse d’être rentable, relève le dernier pointage de l’AIE. Ainsi sur la zone de Bakken – l’une des plus importantes du pays, aux confins du Dakota du Nord, qui compterait pour la quasi-totalité de la production actuelle de pétrole de schiste –, il reste rentable de pomper y compris si les cours baissent vers 40 dollars.

La région la plus productive de cet Etat, surtout connu pour ses pommes de terre avant la « révolution des schistes », continue même à gagner de l’argent sur tout baril vendu à plus de 28 dollars, assure l’AIE. « Aux Etats-Unis, fait observer de son côté l’ex-ministre de l’Energie, Nordine Aït-Laoussine, dans de nombreuses zones, un pétrole descendant entre 20 et 30 dollars peut encore suffire à couvrir les seuls coûts d’exploitation, ce qui permet de tenir même si l’on ne récupère pas son investissement initial ».

Bien réels sont, en revanche, les dégâts causés à nombre de pays pétroliers membres ou non de l’OPEP. Les médias internationaux insistent tout particulièrement sur les cas du Venezuela, de la Russie et de l’Iran. Ainsi pour l’Etat vénézuélien, on estime que chaque dollar de moins sur la vente d’un baril occasionne un manque à gagner de 745 millions de dollars pour l’Etat.

Quant à la Russie, son manque à gagner pourrait s’élever entre 90 et 100 milliards de dollars, d’après une évaluation du ministère des Finances russe. 10% en moins sur le baril c’est presque 1,5 point de croissance en moins. La Banque centrale russe a averti que si les cours du pétrole restaient à leur niveau actuel, autour de 60 dollars le baril, le produit intérieur brut pourrait en fait chuter d’au moins 4,5% en 2015.
Le rouble a perdu près de 60% de sa valeur face au dollar depuis le début de l’année. L’Iran, déjà étranglé par des sanctions internationales et une chute de sa devise, est aussi sévèrement touché. Le pays, qui tire l’essentiel de ses devises de l’exportation de pétrole, pourrait aussi voir son PIB amputer de 5%.

Dans le cas de l’Algérie, outre son niveau d’endettement négligeable, « ses réserves de change actuelles, selon ses responsables financiers, lui permettent de faire face aux chocs sur la balance des paiements extérieurs à court terme mais cette capacité à résister aux chocs se dissipera vite si les cours du pétrole restaient à des niveaux bas pendant longtemps » Il faut rappeler que les précédentes « décrues » des cours pétroliers s’étaient soldées par une baisse substantielle des recettes d’exportation algériennes : moins 43% en 2009, moins 26% en 1998 ; moins 43% en 1986.
Des retombées négatives à géométrie variable

Il est indéniable que les retombées de cette manœuvre saoudienne ne pèsent pas du même poids pour tous les pays de l’OPEP.

Le ministre du Pétrole des Emirats arabes unis, Suhail al Mazouri, l’a d’ailleurs implicitement reconnu lorsqu’il a déclaré que l’OPEP pourrait encaisser un prix du baril à 40 dollars. Car, il est évident qu’il s’agit là d’un seuil de tolérance qui ne peut concerner en l’occurrence que les pays du Golfe. Ainsi, l’Arabie Saoudite, dont les réserves de change constituent plus du triple de celles de l’Algérie, bénéficie d’un niveau de recettes d’exportations pétrolières 7 fois plus grandes que celles de l’Algérie pour une population de 25% plus réduite. Le Koweït, quant à lui engrange des recettes d’exportations pétrolières qui représentent 2,3 fois celles de l’Algérie, avec une population qui constitue le 10e de celle de notre pays. Enfin, le Qatar représente moins de 5% de la population algérienne mais bénéficie de recettes pétrolières égales à 2,4 fois celles de l’Algérie.

En un mot, les producteurs du Golfe ont des réserves de trésorerie pour traverser une période de baisse des prix, ils disposent de marges de manœuvre suffisantes pour préserver les équilibres économiques essentiels.

On ne peut en dire autant de pays tels la Russie, l’Iran, et le Venezuela dont le degré d’exposition aux conséquences de l’effondrement des prix pétroliers est particulièrement élevé. On ne peut manquer, évidemment, de relever que les victimes privilégiées de cette guerre pétrolière saoudienne sont précisément des pays qui ne sont pas en odeur de sainteté auprès des Etats-Unis et de leur allié wahhabite.
Il est de notoriété publique, aujourd’hui, que les régimes politiques respectifs de ces trois pays sont dans le collimateur de Washington, selon l’expression consacrée. Difficile, dès lors, de ne voir dans la volonté manifeste des Saoudiens de casser les prix du pétrole, qu’une manœuvre d’ordre purement économique qui n’obéirait qu’à un impératif de préserver des parts de marché. Autrement dit, au-dessus de tout soupçon.

Ce serait, de plus, totalement méconnaître le rôle de levier géopolitique de pression, de chantage et de recomposition des rapports de force internationaux, que joue l’énergie, d’une manière générale, et le pétrole et le gaz, en particulier.

La plongée spectaculaire actuelle des prix du baril ne saurait être mise ingénument sur le compte du « libre jeu des forces du marché ». « Libre jeu des lois du marché » et price maker du pétrole

L’or noir est un produit physique dont le prix d’équilibre est théoriquement fixé par l’offre, la demande et les stocks. Théoriquement, car en réalité, nous sommes loin d’un prix du pétrole déterminé par le « libre jeu des forces du marché ».

« Parler des marchés, écrivent Philipe Hugon et Charles-André Michalet, comme des sujets omniscients, constitue finalement un moyen pour dissimuler le pouvoir des grandes firmes. Ce sont elles qui “font” en dernière analyse les marchés »[2].

C’était en 2008 : au cours de la première journée de cotation à New York, mercredi 2 janvier, le baril de brut léger américain (light sweet crude) pour livraison en février cotait à 100 dollars.

Lorsque le baril de brut a franchi cette « barre » symbolique des 100 dollars, le monde entier résonna de l’écho du leitmotiv qui agitait les médias : le prix du pétrole va-t-il encore conquérir de nouveaux sommets jusqu’à atteindre, peut-être 200 ou même 250 dollars ou bien revenir aux 30 dollars en se basant sur les « fondamentaux du marché ».

En termes de fondamentaux, assurait-on fermement à l’OPEP, les stocks sont élevés, la demande est en baisse et l’offre est satisfaisante. En clair, les prix, non seulement ne devraient pas croître, mais devraient même, fluctuer à la baisse. On le sait, les cours du pétrole sont restés aveugles à ces fameux fondamentaux et ont continué à grimper pour atteindre le record absolu de plus de 147 dollars en juillet 2008. Force est de le constater, le jeu de la loi de l’offre et de la demande a eu peu d’impact sur les cotations. Il y a bien longtemps, en effet, que les couloirs viennois du siège de l’OPEP ne sont plus l’antichambre où se fixent les prix de l’or noir. C’est dans les salles de marché du London JCE Futures Exchange et du New York Mercantile Exchange (Nymex) que se jouent les paris astronomiques — où les hedge funds engagent jusqu’à dix fois leur capital — sur l’évolution des cours du brut qui décident, en définitive, de leurs niveaux. Avec la vague de défiance qui a déferlé sur les crédits titrisés devenus « pourris » avec la crise des « subprimes », le pétrole prenait le relais. Les price maker du pétrole aujourd’hui, sont dans des institutions financières géantes comme Goldmann Sachs, Morgan Stanley, JP. Morgan Chase, Citigroup, Deutsche Bank ou UBS. Ce sont eux les véritables faiseurs de marché au pluriel puisqu’on les retrouve présents sur les marchés de l’énergie et des matières premières comme sur ceux des dérivés du crédit, des actions, des obligations, etc.
D’ailleurs, est-ce un hasard si les seules institutions financières qui avaient prévu la montée des prix pétroliers de l’été 2008 étaient Goldman Sachs et JP. Morgan ? En réalité, la spéculation anticipe les gains sur un marché structurellement orienté à la hausse par l’effet conjugué de la vigoureuse poussée de la demande asiatique et de l’état d’instabilité chronique des sources d’approvisionnement majeures. Elle joue, dans ce contexte, le rôle d’amplificateur de la tendance haussière.

Cependant, actif financier dans lequel on investit quand il est valeur refuge et source de gains rapides, le pétrole devient un papier dont on se défait d’autant rapidement que sa dégringolade est ouvertement et délibérément programmée et méthodiquement mise en œuvre, comme c’est le cas actuellement avec le jeu de l’Arabie Saoudite.

Les déclarations de responsables de pays pétroliers du Golfe qui se multiplient, annonçant la poursuite des baisses ne participent-elles pas de cette volonté de créer un climat de panique croissante chaque jour sur le marché ?

Un climat de « prophétie auto réalisatrice » tout à fait propice à alimenter l’engrenage de la spéculation contre le prix du brut, incitant les détenteurs de fonds américains à revendre leurs papiers adossés aux indices des cours de l’énergie. L’acteur-clé saoudien a changé radicalement la règle du jeu. La spéculation joue, ici, le rôle d’amplificateur de la tendance baissière. On sait que Riyad est aux marchés pétroliers ce que la FED est à l’économie américaine : une « Banque centrale » capable d’injecter des liquidités — de l’or noir en l’occurrence — pour rassurer les opérateurs et faire baisser les prix et présentement, il joue ce rôle avec un zèle ostensiblement assumé qui en dit long sur ses véritables buts, géopolitiques : étrangler économiquement les adversaires politiques des Etats-Unis : Iran, Venezuela, Russie, en réalité ceux qui sont coupables de tenir à leur pleine souveraineté sur les richesses de leur sous-sol. Le contrôle des ressources énergétiques mondiales, là est en vérité, le cœur du problème.

Une donne énergétique mondiale en mutation

La question énergétique a toujours fait partie intégrante de la conception de la politique étrangère des Etats-Unis, et ce, depuis l’époque de D. Eisenhower. La notion de sécurité énergétique constitue le noyau central permanent de cette politique. Au nom de cet impératif, les Etats-Unis considèrent les sources d’approvisionnement énergétique à travers le monde comme leurs zones d’intérêt vital. La sécurité énergétique est en vérité un euphémisme pour dire le contrôle par les Américains, y compris par les moyens militaires, des sources et des voies d’approvisionnement énergétiques.

Il s’agit pour les Etats-Unis, non seulement d’assurer la satisfaction de leurs propres besoins en hydrocarbures ainsi que de ceux de leurs alliés mais aussi de contrôler l’approvisionnement énergétique de leurs rivaux.

« Le contrôle, direct, indirect ou potentiel, de l’accès aux ressources joue un rôle de conditionnement ou de menace vis-à-vis des puissances rivales ou émergentes, d’offre ou de revendication de droits de partenariat ou de domination partagée, de levier géopolitique pour la négociation ou le chantage ».

Cette posture hégémonique absolue, qui décide du destin du monde, déjà fortement ébranlée dans ses assises économiques par la crise qui a éclaté en 2008, est aujourd’hui sérieusement perturbée par la montée en puissance de la Chine, de l’Inde, du Brésil et la remontée de la Russie(les BRICS en y ajoutant l’Afrique du Sud).
Leur poids dans l’économie mondiale s’accroît d’année en année. En 2013, leur PIB cumulé représentait 21% environ du PIB mondial.

Formant 45% de la population de la planète, les BRICS qui comptent trois puissances nucléaires, quatre géants charbonniers et un acteur pétrolier et gazier de rang mondial, participent à toutes les courbes ascendantes des statistiques mondiales telles que croissance économique, démographie, consommation énergétique, qualité et espérance de vie, influence géopolitique.

Locomotive incontestable de ce groupement, la Chine qui était la 10e économie du monde en 1980 s’est hissée à la deuxième place en 2013. Après une croissance rapide et continue de 10%/an pendant une vingtaine d’années, la Chine affiche un taux de 7,7% en 2013. Ses réserves de change ont bondi de 168 milliards de dollars en 2000 à 3 900 milliards de dollars en 2013 et son IDH (indice de développement humain) est passé de 0,404 à 0,687, entre 1980 et 2011.Cet essor tranche avec le relatif déclin de la zone OCDE. Le monde global s’est désormais clivé entre ceux qui ont surmonté la crise et ceux qui continuent de la subir. Au cours de l’année de la pire des chutes du PIB de l’UE et des Etats-Unis, des Etats comme la Chine, l’Inde mais aussi le Brésil et la Turquie se portaient économiquement bien. Il suffit de rappeler certains chiffres connus : comme l’indique le FMI, en 2009, le PIB à l’échelle mondiale a baissé de -0,6% et aux Etats-Unis, de -4,2%, mais dans la même période, la Chine a enregistré une croissance de 8,7%. L’écart a continué de se creuser comme le montre le tableau suivant :

D’autre part, le centre de gravité de la demande énergétique se déplace vers les économies émergentes en particulier la Chine et l’Inde.

Maintes données et tendances en attestent. Il y a une décennie à peine, le monde en développement, c’est-à-dire les pays extérieurs à l’OCDE, consommait 50% de l’énergie absorbée par le monde développé, aujourd’hui, ils sont au même niveau.
En 1980, la consommation énergétique chinoise représentait moins du quart de la consommation des Etats-Unis, en 2012 elle constituait déjà le quart de la consommation mondiale.

Cette même année, la croissance de la consommation mondiale d’énergie a été de 1% mais les BRICS ont enregistré un taux de +4% contre -0,5% pour l’Union européenne et 2% pour les Etats-Unis, tandis que la consommation de la Chine a crû de +3,8%. En 2012, la consommation d’électricité des BRICS a été supérieure à celle des pays du G7. Leur consommation a plus que doublé en 10 ans. Le ratio consommation électrique par habitant est passé de 520 kWh/hab. en 1990 à 3 300 kWh/hab en 2010.

Depuis octobre 2013, la Chine est devenue le premier importateur net de pétrole et le deuxième plus gros consommateur de brut après les Etats-Unis. C’est le continent asiatique qui connaît et va connaître la plus forte expansion.

Et en Asie, la Chine excite particulièrement les convoitises avec son formidable marché potentiel.

Lentement mais sûrement approche le jour où le produit intérieur brut (PIB) de la Chine sera plus grand que le PIB des Etats-Unis. La montée en puissance économique du monde émergent et tout particulièrement des BRICS dessine de nouvelles réalités géopolitiques, dont le cœur est la nouvelle carte mondiale des flux énergétiques tournés à l’est, en gestation, et tend à forger de nouveaux équilibres de pouvoir qui s’affirment comme une remise en cause globale de l’hégémonie occidentale en général et des Etats-Unis en particulier.

Un jeu géopolitique qui nécessite un prix du baril bas

The return of History and the end of dreams (Le retour de l’histoire et la fin des rêves), c’est le titre significatif que Robert Kagan, « le plus intelligent des conservateurs » américains, selon l’éditorialiste économique Martin Wolf, a donné à son livre paru en 2008, l’année même où le monde capitaliste occidental a basculé dans une récession globale, la première depuis la Seconde Guerre mondiale. Les penseurs de l’establishment commencèrent alors à s’interroger sur « l’avenir au XXIe siècle du système anglo-américain et du monde qu’il a façonné durant ces trois derniers siècles ».

Mais passé le moment de la grande frayeur, de la panique du fiasco des subprimes, les rêves ressuscitent, « le déclin des Etats-Unis est un mythe », proclame en 2012 celui-là même qui avait dû admettre, quatre ans auparavant, le retour de l’histoire.
L’Occident ne se résout pas, évidemment, à la perspective d’un monde économique multipolaire.

Ni les Américains ni les Européens, sur la courbe du déclin, ne sont disposés à revoir les règles du jeu.

Les Etats-Unis n’entendent pas, évidemment, abandonner leur leadership mondial ni leur rôle de gendarme du monde. Les États-Unis sont décidés, en effet, à faire, à tout prix, repartir leur économie, qui ploie sous une dette abyssale de plus de 17 000 milliards de dollars, en mettant à contribution, par tous les moyens, la planète entière.
Ils comptent, pour cela, sur leur maîtrise des mers et de l’espace et donc des voies de communication stratégiques, sur leur suprématie dans le domaine des technologies avancées et sur les leviers de commande économiques, monétaires et financiers qui sont sous leur domination directe (dollar, prime rate, fiscalité..) ou indirecte, tel le prix du pétrole et enfin politiques et institutionnels, via un droit et des normes façonnés à leur mesure [3]. Une logique de l’hégémonie mondiale de caractère offensif qui implique d’éliminer les concurrents économiques et géopolitiques, c’est-à-dire, en réalité, de mener une véritable guerre économique, dont les mesures de sanctions économiques et d’embargo ne sont que la partie visible de l’iceberg.

Les Etats-Unis entreprennent, dans cette visée, d’élargir leur espace de manœuvre et le levier énergétique est une arme privilégiée pour contenir et contrôler la croissance de leurs rivaux et pour neutraliser ceux qui contestent leur hégémonie.
Les Américains misent sur « la révolution des schistes » et sur la relative aisance énergétique que leur procurent les ressources non conventionnelles en gaz et en pétrole pour peser dans le remodelage en cours de la géopolitique mondiale de l’énergie.

Depuis 2009, les Etats-Unis n’importent plus de gaz naturel et se posent en exportateur potentiel de GNL.

D’autre part, la consommation de pétrole américain qui était en 2005 encore, trois fois supérieure à la production, ne l’est plus que moins d’une fois et demie, en 2013. Les importations de pétrole des Etats-Unis ont été divisées par deux en huit ans.
En 12 ans, la part du gaz dans la production d’électricité est passée de 15% à 30% au détriment du charbon qui s’exporte à bon marché en Europe. En ligne de mire, la réduction de la dépendance gazière de l’Europe par rapport au gaz russe en lui fournissant du charbon à bon marché comme substitut au gaz dans les centrales électriques européennes.

En 2012, les exportations américaines de charbon vers l’Europe ont cru de 100%. La part du charbon dans le bouquet énergétique des 27 est passée en un an de 27% à près de 30% et celle du gaz a chuté de 21% à 17%.

Cette démarche se combine à celle qui vise à éliminer le géant russe Gazprom de l’approvisionnement gazier de l’Europe au profit du Qatar après avoir ouvert à ce fournisseur le corridor syrien en éliminant l’obstacle que représente le gouvernement de Bachar Al Assad.

D’un autre côté, ils mettent à profit les relations privilégiées qui les lient au royaume wahhabite pour actionner opportunément dans cette phase critique de leur guerre économique, l’arme du prix du pétrole. Comme en 1986, elle est destinée d’abord à porter une attaque dévastatrice contre l’économie de la Russie, puissance nucléaire et énergétique mais dont le flanc mou est la pétro-dépendance.

Elle vise en même temps à mettre au pas les pays dont le développement dépend des recettes pétrolières, qui entendent maintenir leur souveraineté sur leurs ressources hydrocarbures.

L’axe traditionnel Ryad-Washington, cœur de la stratégie islamo-pétrolière des Etats-Unis, s’est mis, ainsi, au service d’une guerre économique à visée planétaire dont la cible ultime ne peut être que leur rival n°1, la Chine trop rétive et trop puissante. La visite du ministre des Affaires étrangères américain, John Kerry, en septembre dernier, à Djeddah en Arabie Saoudite, et sa rencontre avec le roi Abdallah ont scellé les termes pétroliers de cette guerre : augmenter la production et baisser les prix. Termes qui furent mis à exécution.

Lire notamment http://www.theguardian.com/business/economics-blog/2014/nov/09/us-iran-russia-oil-prices-shale.


Notes

[1] Nouvelle donne pour l’Algérie face aux mutations énergétiques mondiales, communication présentée par Nicolas Sarkis aux « Quatrièmes journées d’étude parlementaires sur la défense nationale », organisées par le Conseil de la nation et la commission de la défense nationale, le 6 juin 2009 à Alger.
[2] Cf. Philipe Hugon et Charles-André Michalet, Les nouvelles régulations de l’économie mondiale, Editions Karthala, 2005, p.38.
[3] Cf. Le droit, vecteur de la puissance américaine par E. Rosenfeld et J. Weil, in Le Monde du 14 février 2004.

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