Tiré de Entre les lignes, entre les mots.
De temps à autre, un cas de violence extrême fait la une des médias, tel un cas d’exception occultant tous les autres, lesquels sont désormais banals, ravalés au rang de faits divers. Ces événements retiennent momentanément l’attention du public puis s’estompent, pour finalement disparaître. Pendant ce temps sont négligées les violences systémiques à l’encontre des femmes.
Pourtant, l’actualité amène son lot d’événements pour nous les rappeler. Pensons à certains élus provinciaux (tels que Gerry Sklavounos, député de Laurier-Dorion, ou Pierre Paradis, ex-ministre de l’Agriculture) qui se voient publiquement accusés de harcèlement ou de viol et sont aussitôt blanchis, faute de preuve ou en l’absence d’une « victime parfaite ». Ou à ce juge qui innocente un chauffeur de taxi d’Halifax ayant violé une cliente ivre et inconsciente, sous prétexte que la femme était peut-être consentante. Ou bien au maire de l’arrondissement de Montréal-Nord – et ancien policier du Service de police de la Ville de Montréal –, reconnu coupable d’attouchements sexuels sur une mineure. Ou encore au meurtre de Daphné Boudreault par son ex-conjoint, quelques heures à peine après qu’elle a alerté la police de Richelieu-Saint- Laurent, car elle se sentait menacée…
La majorité des analyses de ces cas dits d’exception associent la violence à un individu seul ou encore mettent en cause la victime et, par le fait même, déresponsabilisent l’ensemble de la société. Or, il existe une trame commune à toutes ces violences. L’État est non seule- ment incapable de les prévenir, mais de plus il participe en quelque sorte à ces crimes, à ce silencieux féminicide.
Si l’on veut saisir le phénomène social et politique que sont les violences faites aux femmes, il est primordial d’étudier l’État ainsi que ses institutions, lesquelles forgent des masculinités – et plus particulièrement la masculinité hégémonique1 – qui participent à ces violences. Nos institutions patriarcales banalisent, occultent et perpétuent un éventail de violences contre les femmes, faisant ainsi de la culture du viol une norme.
Cet essai se penchera principalement sur un cas précis de violence contre les femmes : celui du « Tweed Creeper », c’est-à-dire l’ex-colonel des Forces armées canadiennes David Russell Williams, tueur et violeur en série.
Le 21 octobre 2010, Williams est condamné à deux sentences de prison à vie pour meurtres au premier degré, deux sentences de 10 ans de prison pour agressions sexuelles et 82 sentences d’unan de prison pour cambriolage. Au moment de commettre ses crimes, il était colonel au sein de la force aérienne des Forces canadiennes et commandant de la base aérienne de Trenton en Ontario, la plus importante au pays.
Au moyen d’une analyse féministe, je tenterai de saisir la complexité du phénomène social et politique de la violence contre les femmes perpétrée par des agents de l’État. L’étude de l’affaire du « Tweed Creeper » permet de nous questionner sur la construction des représentants de l’État, dans ce cas-ci l’armée, en tant qu’agresseurs : Russell Williams est-il un cas d’exception ? Les médias, porte-voix des institutions, minimisent-ils ces cas de violence ? Je soutiendrai la thèse selon laquelle Russell Williams n’est pas en contradiction avec les valeurs militaires canadiennes, mais est plutôt l’effet programmé et brutal d’une construction sociale de la domination à travers sa formation de militaire, laquelle reflète la socialisation à l’œuvre dans la société patriarcale.
Pour y parvenir, je ferai d’abord, dans le premier chapitre, un retour historique sur la mission canadienne en Somalie en 1994. Cette mission fut le théâtre de violences commises par des soldats canadiens contre des civils sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. Ce détour historique permettra de démontrer que Williams n’est pas un cas isolé, mais bien le produit d’un système. Dans le second chapitre, je dresserai un portrait de la culture des Forces armées canadiennes en tant que pratique institutionnelle, et de la propension que cela prend en matière de violences contre les femmes ici au Canada – les crimes misogynes commis par Williams n’étant pas marginaux. J’analyserai ensuite, au chapitre trois, le cas Williams au sein de l’institution militaire et j’observerai comment ces crimes sexistes ont ébranlé l’imaginaire collectif et le sentiment nationaliste attribué aux Forces canadiennes. Finalement, j’effectuerai, dans le quatrième et dernier chapitre, une analyse de la couverture médiatique afin de mettre en évidence les procédés de dissociation entre « Williams le héros » et « Williams le bourreau », les médias étant un bon baromètre pour jauger le regard offert à la société à propos des masculinités.
Emilie Beauchesne : Permis de tuer ? Masculinité, culture d’agression et armée
Le cas du colonel Russel Williams, violeur en série et tueur
M Editeur, Saint-Joseph-du-Lac (Québec) 2018, 112 pages
Notes
1- Organisation mondiale de la santé, La violence à l’encontre des femmes, 2017, < www.who.int/mediacentre/factsheets/fs239/fr/ >.
2- Conseil du statut de la femme, Portrait statistique égalité femmes hommes, 2016, <www.csf.gouv.qc.ca/wp-content/uploa...> .
3- Inspirée par R. W. Connell (« Hegemonic masculinity : Rethin- king the concept », Gender & Society, vol. 19, no 6, 2005), p. 29-859 et la typologie de Sacha Genest Dufault et Gilles Tremblay (« Cinq paradigmes compréhensifs des hommes et des masculinités : proposition d’une classification originale », Regards sur les hommes et les masculinités : comprendre et intervenir, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, p. 73, la masculinité hégémonique est une notion dynamique constamment en construction qui s’acquiert notamment par des attributs physiques et, plus particulièrement, par la violence et le contrôle sur son environnement. La masculinité hégémonique se reproduit à l’intérieur de deux principaux systèmes d’oppression et de domination : l’hétérosexualité et l’homophobie. Il existe une pluralité de masculinités et celles-ci sont hiérarchiquement constituées.
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