TIré de Entre les lignes et les mots
(Tunis) – Les autorités tunisiennes ne parviennent pas à protéger les femmes contre les violences domestiques malgré la promulgation en 2017 d’une loi sévère, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui.
Le rapport de 106 pages, intitulé « “Il t’a frappée, et alors ?” : Lutter contre les violences domestiques en Tunisie », a révélé que malgré l’engagement de certains responsables et l’adoption de l’une des législations les plus strictes contre les violences domestiques au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, l’application insuffisante de cette loi expose les femmes aux risques de violences. Les autorités ne réagissent pas, n’enquêtent pas, n’offrent pas systématiquement de protection aux femmes qui dénoncent des violences, et le manque de financement des services de soutien, notamment des centres d’hébergement, a laissé de nombreuses survivantes sans aucune échappatoire.
« L’adoption de la loi 58 a été une réalisation importante, obtenue de haute lutte, pour combattre les violences à l’égard des femmes en Tunisie », a déclaré Kenza Ben Azouz, boursière Finberg 2022 à Human Rights Watch et auteure du rapport. « Cinq ans plus tard, cependant, de nombreuses femmes continuent d’être victimes de graves abus de la part de leur conjoint et d’autres membres de leur famille, et se voient refuser les protections et l’assistance que les autorités leur doivent. »
En 2021 et 2022, Human Rights Watch a mené des entretiens avec plus de 100 personnes à travers la Tunisie, dont 30 survivantes de violences domestiques, des policiers, des avocats, des juges et des prestataires de services, au sujet de la réponse des autorités tunisiennes aux violences domestiques.
« J’ai l’impression de marcher vers ma propre tombe », a confié une survivante âgée de 40 ans, qui a déclaré que les autorités ont refusé de l’aider après que son mari l’a frappée avec une brique.
Human Rights Watch a constaté que la plupart des femmes tunisiennes, en particulier si elles vivent en zone rurale ou sont analphabètes, ignorent les mesures et les services disponibles pour les protéger contre les violences en vertu de la loi 58. Cela est dû, en partie, à des campagnes d’information publique et à une signalisation inadéquates.
La loi 58 prévoit des mesures de protection temporaires que la police peut, à la demande des survivantes, requérir des procureurs, ainsi que des ordonnances de protection à plus long terme que les tribunaux peuvent émettre sans que la survivante ait besoin de déposer une plainte pénale ou une demande de divorce. Celles-ci permettent aux autorités d’interdire aux agresseurs présumés d’approcher les survivantes et leurs enfants, tout en leur permettant de rester en toute sécurité chez elles pendant qu’elles décident de leurs prochaines étapes. Cependant, il semble que les autorités ne délivrent pas ces ordonnances très souvent.
Les autorités ont ouvert 130 unités de police spécialisées à travers le pays en vertu de la loi 58 et ont dispensé une formation à leur personnel. Mais les femmes ont déclaré que la police ne leur expliquait pas systématiquement leurs droits et leurs options, répondait à leurs plaintes avec dédain, ou bien les pressait de se réconcilier avec leurs agresseurs ou d’accepter une médiation familiale, plutôt que de porter plainte au pénal.
La plupart des unités spécialisées ne sont ouvertes que pendant les heures administratives et les jours de semaine seulement, et elles manquent de ressources humaines et matérielles suffisantes, telles que des véhicules pour conduire les femmes à l’hôpital en vue d’un examen médical. Souvent, la police insiste également sur des exigences arbitraires en matière de preuves, telles qu’un certificat médical très récent attestant de la maltraitance, avant d’accepter d’ouvrir une enquête ou de demander des ordonnances de protection, alors même que la loi 58 ne l’exige pas.
« Quand je me suis rendue au commissariat, la police m’a dit que je ne pouvais rien faire avec mes [quatre] certificats médicaux [datant de 2020 et 2021] car ils avaient tous été émis il y a plus de 15 jours », a expliqué une survivante âgée de 26 ans. « Je suis analphabète et personne ne m’avait dit que mes certificats perdraient leur validité après quelques semaines. »
Human Rights Watch a également constaté que les femmes qui vont au tribunal, soit pour porter plainte au pénal, soit pour solliciter des ordonnances de protection à plus long terme, n’obtiennent souvent pas d’aide juridique gratuite, comme le prévoit la loi, ou bien le soutien est de mauvaise qualité. Ces problèmes sont exacerbés par des affaires ayant tendance à s’éterniser devant les tribunaux, rendant la justice encore plus insaisissable.
La loi 58 a également garanti le droit des survivantes à un suivi médical et psychologique. Cependant, dans la plupart des régions, seuls des certificats médicaux ont été délivrés gratuitement. Les frais d’examens médicaux supplémentaires, ainsi que les frais de transport, peuvent décourager les survivantes de violences domestiques. Le personnel médical informe rarement les survivantes de leurs droits et ne les oriente que dans peu de cas vers des psychologues. La plupart n’ont pas la formation nécessaire pour détecter les preuves de violence, surtout des impacts physiologiques et psychologiques plus profonds. En 2020, le seul centre d’écoute public dédié au bien-être psychologique des survivantes dans le pays a fermé faute de financement.
La loi 58 a établi que les victimes de violence ont droit à un hébergement d’urgence, à des services de réinsertion et de logement à plus long terme. Toutefois, les législateurs tunisiens n’ont pas alloué les ressources nécessaires pour aider les femmes, notamment celles qui ont des enfants, à devenir économiquement indépendantes de leurs agresseurs. L’accès insuffisant aux centres d’hébergement d’urgence, en particulier en dehors de la capitale, signifie que les femmes qui doivent fuir un foyer violent n’ont nulle part où aller, à moins de disposer de ressources suffisantes.
La Tunisie dispose actuellement de 10 centres d’hébergement pour les survivantes, avec une capacité d’accueil totale de 186 femmes et enfants. Le ministère de la Femme prévoit d’ouvrir des centres d’hébergement supplémentaires, afin d’assurer qu’au moins un centre d’hébergement soit opérationnel dans chacun des 24 gouvernorats du pays, d’ici 2024. Outre l’augmentation du nombre de centres d’hébergement, la Tunisie a besoin d’efforts de sensibilisation pour déstigmatiser la décision d’une femme de fuir le domicile familial et de se tourner vers des centres d’hébergement, ainsi que de financement pour les aider à trouver un logement à long terme.
« La Tunisie ne peut pas se reposer sur sa réputation de ‘leader’ des droits des femmes dans la région si elle ne met pas en application ses propres lois et ne commence pas à traiter les violences domestiques comme le crime grave qu’elles sont », a conclu Kenza Ben Azouz. « De nombreuses femmes n’ont aucun moyen d’échapper à des maris, pères et frères qui abusent d’elles en toute impunité. »
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