Édition du 11 mars 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le prix Nobel à un romancier turc

Honneur ou honte ?

C’est la semaine dernière que le romancier turc, Orhan Pamuk, recevait le prix Nobel de littérature, et que pratiquement au même moment le parlement français condamnait à la prison ou à de fortes amendes quiconque nierait la réalité du génocide arménien. Üstün B. Reinart, professeure à l’université d’Ankara, écrivaine turcque et amie de Presse-toi à gauche, déchiffre pour nous, depuis la Turquie, le sens de ces événements.

Le 12 Octobre 2006 deux bombes médiatiques ont explosé en Turquie.

1. Le romancier Orhan Pamuk a reçu le prix Nobel de littérature.

2. Le parlement français a accepté une législation condamnant quiconque déniant que le massacre des Arméniens dans l’Empire Ottoman durant la Première guerre Mondiale fut un génocide.

Soudainement, les médias du monde entier ont associé ces deux événements apparemment sans connection : en Turquie, une ombre a été jetée sur Le Prix Nobel de Orhan Pamuk, et une réaction forte contre l’Europe a rendu les discussions franches des événements de 1915 (durant lesquels des centaines de milliers d’Arméniens Anatoliens furent déplacés et tués ) encore plus difficiles que jamais.

Pour démêler la complexité des réactions qui forment un noeud gordien dans l’opinion publique turque, nous devons séparer les fils qui relient les deux événements.

La regrettable pièce de législation française, passée pour gagner les votes de la diaspora arménienne en France, et qui condamne à la prison ou à de fortes
amendes quiconque niant que les événements de 1915 furent un génocide est une parodie. Elle fait une farce de la liberté de pensée et de parole. Une parodie similaire existe dans la législation turque – la loi 301 qui criminalise l’insulte à la “Turquicité”.

En fait, le lauréat du Nobel, Orhan Pamuk, a été accusé en vertu de cette loi pour avoir dit dans une interview avec un journaliste suisse que trente mille Kurdes et un million d’Arméniens furent tués sur ces terres, et que personne d’autre que Orhan Pamuk n’osait parler de cela. La cour a acquitté Orhan Pamuk lors du premier procès – mais une partie de l’opinion publique turque l’a étiqueté comme traître, parce que “l’holocauste” Arménien est un sujet tabou en Turquie.

Orhan Pamuk

Pendant les derniers jours de l’Empire Ottoman

Cet “holocauste” s’est produit durant les derniers jours de l’Empire Ottoman, dans les convulsions de la Première Guerre Mondiale. Alors que les vagues nationalistes balayaient l’Europe de l’est, les Ottomans ont perdu toutes leurs terres en Macédoine et des millions de Turcs appauvris et amers se sont refugiés en Anatolie. À l’est de l’Anatolie des nationalistes arméniens ont pris les armes pour gagner leur indépendance et se sont alliés aux troupes russes d’invasion. Les tenants de la ligne dure du Comité d’Union et de Progrès du gouvernement Ottoman, connus sous le nom de “Jeunes Turcs” tous originaires des Balkans, se sont sentis trahis par les populations non-musulmanes de l’empire. Ils ont décidé de débarasser l”Anatolie de ses Arméniens. La majorité des deux millions d’Arméniens d’Anatolie furent déportés en 1915 vers la Syrie et la Mésopotamie. Des centaines de milliers (certaines estimations vont jusqu’à 1.5 million) sont morts ou ont été tués lors de ces deplacements forcés.

La loi française rend cela presqu’imposible

Aujourd’hui, des journalistes Arméniens en Turquie et des chercheurs progressistes turcs combattent pour lever le tabou sur la discussion de ces événements. Ils disent que les Turcs doivent regarder en face leur propre histoire sans se mettre sur la défensive. Les souffrances atroces des Arméniens d’Anatolie doivent être affrontées et reconnues. Un journaliste Arméno-Turc, Hrant Dink, prétend que les Turcs doivent faire preuve d’empathie avec les Arméniens et qu’un dialogue doit s’amorcer. Alors, et seulement alors, sera-t-il possible à la Turquie de changer sa position officielle et de retirer son déni.

La loi française rend cela presqu’imposible. Même Hrant Dink critique cette loi : “En Turquie, il est défendu d’appeler les événements de 1915 génocide. Dans ce pays je défie les règles et dis que c’est un génocide. Mais maintenant, j’irai en France et défierai cette absurde loi française en criant haut et fort qu’il n’y a pas eu de génocide”

Génocide, ou pas génocide ?

Dink est parmi ceux qui n’emploient pas le terme génocide pour les raisons suivantes :

1. Génocide est un terme légal défini en droit international par la convention de Genève de 1948.
2. Génocide a une connotation de décision officielle d’exterminer une population toute entière. Dans l’Empire Ottoman de 1915 il y a certainement eu une décision de déraciner et d’exiler les Arméniens d’Anatolie mais pas de les exterminer. Est-ce que cela exonère les Ottomans ? Certainement pas !
3. Toutes ces discussions sur le terme “génocide” renforcent le tabou en Turquie, et produisent un écran de fumée qui empêche d’affronter l’histoire.

La première conférence pour explorer le thème des “ Arméniens pendant le Déclin de l’Empire Ottoman ” s’est tenue à l’Université Bilgi à Istanbul en septembre dernier, au milieu de controverses. Plusieurs progressistes ont applaudi ces premiers pas de bébé pour briser ce tabou vieux de 91 ans. Nous avons tous dit, “ Ce n’est qu’un début, continuons à dialoguer, à apprendre et à nous désoler.”

Maintenant le climat s’est envenimé à nouveau. Non seulement la loi française se moque du principe de liberté de pensée et de parole, mais elle rend plus difficile pour les Turcs et les Arméniens de faire face à la vérité au sujet des événements de 1915 et de se parler humainement.

Des traîtres de bonne compagnie

Le triomphe d’Orhan Pamuk, d’un autre côté, doit être dissocié de la législation française et doit être célébré. Il est malheureux que l’annonce du prix ait coincidé avec cette législation. Certains journaux turcs sont même allés jusqu’à dire que le moment a été choisi délibérément pour humilier la Turquie. Orhan Pamuk a été accusé d’opportunisme, de vendre son pays, a même été appelé traître.

Être accusé de traîtrise le met en bonne compagnie. D’autres grands écrivains turcs avant lui, Nazim Hikmet et Yasar Kemal furent aussi étiquetés comme traîtres. De toute façon les critères de L’Académie Suédoise sont rarement les mêmes que ceux des médias populaires, et ce à peu près partout. Rappelez-vous Alexandre Solzhenitsyn ! Boris Pasternak ! Même Harold Pinter, le lauréat de l’an passé, a créé un grand émoi lors de son discours d’acceptation lorsqu’il a parlé des ravages causés par l’Empire Américain.

Célébrons

Ai-je dit qu’une ombre avait été jetée sur le triomphe de Orhan Pamuk ? Je retire ces mots. Orhan Pamuk a lui-même dissocié son nom de cette odieuse législation francaise en disant que ce qu’ont fait les élus français était une erreur et contredisait la tradition libérale et la pensée critique de la France.

Peut être est-il temps pour les journalistes turcs de calmer le jeu, de consacrer leurs énergies à combattre l’odieuse loi turque No 301 et laisser les Français se débattre avec la leur. Quant au triomphe de Orhan Pamuk, de toute façon personne ne peut obscurcir son firmament. Le temps est venu pour lui de grandes réjouissances pour cet honneur. Célébrons avec lui.

Mots-clés : Turquie
Üstün B. Reinart

Professeur à l’université d’Ankara

Ecrivaine

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