Édition du 17 décembre 2024

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La guerre en Ukraine - Les enjeux

Guerre en Ukraine :Pourquoi les pays émergents ne s’alignent pas sur l’occident

Les pays occidentaux ont les plus grandes peines à entraîner les pays émergents dans la logique des sanctions contre la Russie. Cette perte d’influence s’enracine pour une bonne part dans l’unilatéralisme et le double standard dont les Occidentaux, États-Unis en tête, on fait preuve dans des dossiers importants aux yeux des pays du Sud global. Ceux-ci refusent de payer le prix économique, social et diplomatique d’une guerre dans laquelle il n’y a pas de coupable évident à leurs yeux.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Version longue d’une carte blanche de François Polet, chargé d’étude au Centre tricontinental, parue dans La Libre Belgique le 21.03.2023.

Au fil des mois et des rencontres internationales, la difficulté des Occidentaux à entraîner les pays émergents dans une attitude plus activement opposée à l’invasion russe de l’Ukraine se confirme. En dépit des pressions diplomatiques, aucun d’entre eux n’a imposé de sanction à la Russie ou livré d’armes à l’Ukraine. Et des pays aussi importants que l’Afrique du Sud, l’Inde, la Chine et le Pakistan se sont à nouveau abstenus lors du récent vote à l’ONU d’une résolution exigeant le retrait immédiat des troupes russes de l’Ukraine. Bref, la construction d’une « coalition globale » contre la Russie est un échec. La guerre d’Ukraine a plutôt mis au jour un « fossé global » entre l’Occident et le reste du monde, pour reprendre l’expression du Washington Post (24/02/2023).

Cette retenue des pays émergents est mal comprise par beaucoup d’Européens, qui y voient un déni de solidarité avec un peuple agressé, voire la manifestation d’une complaisance envers l’agresseur et le modèle de société autoritaire et conservatrice qu’il revendique. Ce prisme moralisateur a sa légitimité, mais ne permet pas de saisir ce qui est en train de se jouer. Il faut pouvoir entendre les arguments des représentants des pays émergents, notamment les plus démocratiques, et tâcher de se mettre à leur place pour les interpréter correctement. Non pas pour leur donner raison nécessairement, mais pour saisir le plus justement possible les raisons qui fondent leurs positionnements.

«  L’Europe doit sortir de la mentalité suivant laquelle les problèmes de l’Europe sont les problèmes du monde mais que les problèmes du monde ne sont pas les problèmes de l’Europe  » avait déclaré en juin de l’année passée le ministre des affaires étrangères indien aux diplomates européens qui l’incitaient à prendre ses distances avec la Russie, en prétextant que l’Inde elle-même aurait un jour besoin de soutien si ses rapports difficiles avec la Chine venaient à se dégrader. Cette expression a quelque chose de paradoxal quand on sait combien le gouvernement indien ne supporte pas que l’Europe s’intéresse à la condition des femmes ou des minorités sur son territoire, mais reconnaissons qu’elle renvoie à un sentiment de saturation largement partagé dans le Sud global vis-à-vis de la place centrale et autocentrée que l’Europe et l’Occident en général continuent à vouloir occuper sur la scène mondiale.

En l’occurrence, c’est sur leur propre sol que la guerre d’Ukraine a d’abord constitué un défi humanitaire pour la plupart des pays pauvres. De fait, le nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire aigüe dans les régions en développement a presque doublé depuis le début des hostilités, suite à la chute des exportations ukrainiennes et russes de céréales et à la hausse des prix des produits pétroliers. Les autorités indiennes supportent dès lors très mal les reproches qui leur sont adressés quant à la très forte augmentation des importations indiennes du pétrole que les Russes vendent désormais à prix bradés. D’une part, car les Européens n’ont eux-mêmes que très graduellement réduit leurs propres importations d’hydrocarbures russes et ne l’on fait qu’à mesure qu’ils se reportaient sur des sources d’approvisionnement alternatives. D’autre part, car ce report de la demande européenne a entraîné une hausse des prix mondiaux dont l’Inde – qui est à la fois le premier importateur de pétrole et le pays abritant le plus de pauvres à l’échelle mondiale – risquait de souffrir plus que les pays européens.

Plus fondamentalement, les leaders des pays émergents ne tolèrent pas, ou plus, d’être poussés dans le dos par des pays occidentaux ayant fait montre d’unilatéralisme, de partialité ou d’égoïsme dans des dossiers internationaux cruciaux à leurs yeux depuis la fin de la guerre froide. En dépit de leurs poids démographique, économique et diplomatique, ainsi que de leurs nombreuses démarches, les IBSA (Inde, Brésil, Afrique du Sud) demeurent exclus du Conseil de sécurité des Nations unies. Au sein de l’Organisation mondiale du commerce, l’agenda (de Doha) « pour le développement » n’a jamais vraiment décollé depuis 2001 [1]. Et que dire de la lenteur et de la parcimonie dans la mise en place de fonds mondiaux destinés à financer l’adaptation et les réparations des effets d’ores et déjà incalculables du réchauffement climatique dans les pays pauvres. Ou du spectacle du « chacun pour soi » vaccinal auquel ont cédé les pays occidentaux lors de la pandémie [2]. La succession de ces épisodes laisse des traces durables chez ceux qui en subissent les conséquences, dont les effets s’accumulent et se sédimentent.

Mais c’est vraisemblablement dans le domaine de la sécurité collective que le double standard des Occidentaux est le plus décrié. La crédibilité des États-Uniens et des Européens lorsqu’ils invoquent le principe du respect de la souveraineté territoriale des États s’est effondrée suite à leurs interventions en Irak et en Libye. L’« hypocrisie », pour reprendre une expression omniprésente dans les griefs du Sud à l’égard du Nord, est d’autant plus grande que l’assassinat de Kadhafi est considéré par les Africains comme l’événement déclencheur de la poussée terroriste au Sahel. Depuis Mexico, New Delhi ou Kinshasa, nombreux sont ceux qui se demandent pourquoi les Européens sont intransigeants avec la Russie et si conciliants avec Israël, qui affermit son emprise sur les territoires palestiniens en dépit des résolutions onusiennes, ou le Rwanda, impliqué dans les cycles de violence meurtrière qui s’enchaînent dans les Kivus depuis un quart de siècle. En d’autres termes, pourquoi les grands moyens ne sont-ils envisagés que lorsque la tragédie a lieu sur le sol européen ?

Dans le Sud global, l’idée selon laquelle « les torts sont partagés », soit que l’expansionnisme de l’OTAN représente une réelle menace pour la Russie, mais que cela ne donnait pas le droit à cette dernière d’envahir l’Ukraine, prévaut. Cette difficulté à percevoir la primauté de l’impérialisme russe dans les dynamiques ayant mené au conflit tient pour une bonne part au rôle des impérialismes européen et états-uniens dans les trajectoires nationales de ces pays. « [En Amérique latine], quand quelqu’un apparaît pour étrangler ou saper la démocratie, il y a toujours les Etats-Unis derrière », déclarait le président brésilien Iniacio Lula da Silva en 2020 à la chaîne qatarie Al-Jazira (Le Monde, 10/02/2023). Et souvenons-nous que dans un passé pas si lointain, l’ANC de Nelson Mandela était classée comme organisation terroriste par les États-Unis et soutenue par l’Union soviétique…

Une tendance forte parmi plusieurs émergents est dès lors à la réhabilitation des principes du « non-alignement », face à ce qui est de plus en plus perçu comme une nouvelle guerre froide qui ne dit pas son nom. Car il n’y a pas de coupable évident à leurs yeux dans ce conflit. Car ils aspirent à préserver l’autonomie de leur politique étrangère sur la scène internationale et refusent d’être embrigadés dans un bloc. Car ils ne peuvent se payer le luxe de s’aliéner un des deux camps en présence, d’autant que sanctionner la Russie c’est aussi compromettre leurs rapports avec la Chine.

[1] Cet agenda, lancé trois ans après le fameux échec de la troisième Conférence ministérielle de l’OMC à Seattle (1999), était supposé placer les problèmes et intérêts des pays en développement au centre des débats. L’impossibilité d’aboutir à un accord est interprété par les pays du Sud comme une manifestation de l’égoïsme des pays du Nord, notamment sur les thématiques agricoles et les droits de propriété intellectuelle.
[2] La mise en place par l’OMS et la fondation Bill Gates au début de la pandémie de l’initiative « Covax », soit ce mécanisme financé par les gouvernements occidentaux visant à acheter des volumes de vaccins à distribuer aux pays les plus pauvres, n’a pas vraiment compensé le fait que ces mêmes gouvernements avaient réservé pour leurs populations les premières centaines de millions de doses des meilleurs vaccins.

François Polet
Guerre en Ukraine : pourquoi les pays émergents ne s’alignent pas sur l’Occident
https://www.cetri.be/Version-longue-d-une-carte-blanche

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