Tiré de la revue Contretemps
25 septembre 2024
Par Lina Mounzer
À partir de son expérience personnelle de femme libanaise qui assiste depuis le Canada à une guerre contre son pays, l’écrivaine Lina Mounzer relate la violence de ce racisme, ainsi que le gouffre entre le narratif spontanément pro-israélien qui domine les médias occidentaux et la réalité d’une guerre qui oppose les populations arabes de l’Orient à un État colonial : Israël.
Depuis sa création, celui-ci déploie une violence à tendance génocidaire visant à annihiler toute tentative de résistance à son projet d’effacement-remplacement de la Palestine.
***
Lorsque la nouvelle me parvient, je suis en train de prendre mon café du matin à Montréal.
Mon ami Rami me fait suivre un message WhatsApp. En arabe, il est écrit « Ouzai, Ghobeiri, Sfeir, Haret Hreik, Saida, les bipeurs explosent. Une brèche. Ils ont piraté des appareils et des téléphones et les ont fait exploser. Beaucoup d’informations contradictoires. Quelque 500 explosions jusqu’à présent ».
À Beyrouth, il est à peu près 15h40.
Inutile de demander qui sont ces « ils ». Ce sont les mêmes « ils » qui déciment et affament les Palestinien·nes de Gazadepuis presque une année entière, qui bombardent des hôpitaux et des camps de réfugiés, qui violent des prisonniers et qui, lorsqu’ils en sont réprimandés, font une émeute pour obtenir le droit de violer des prisonniers.
Ce sont les « ils » qui sont jugés par la Cour internationale de justice pour le summum des crimes, celui de génocide, et qui ont par ailleurs violé, devant les caméras, un certain nombre de soi-disant lignes rouges du droit humanitaire international. Après cela, je ne devrais pas être surprise par ce dont ces « ils » pourraient être capables, ni par la façon dont le monde les excusera.
Pourtant, je commence à recevoir des vidéos et je n’arrive pas à croire ce que je vois. Des images de vidéosurveillance de magasins d’alimentation avec des appareils qui explosent au niveau de la taille des gens ou dans leurs mains. Des rues bondées d’ambulances et d’individus qui hurlent. Des hommes sur des brancards, les restes déchiquetés de leurs mains dégoulinant de sang.
Quel est ce cauchemar dystopique ? Comment ont-ils piraté les appareils de ces gens ? Et quels sont les appareils à risque ? Aussitôt, j’essaie de me rappeler où j’ai acheté mon téléphone. L’ai-je acheté dans un magasin de téléphones portables à Beyrouth, le genre de magasin où les explosions se succèdent à mesure que la marchandise s’enflamme ? Ou l’ai-je commandé directement à l’étranger ? Est-il sûr ou bien risque-t-il d’être piégé ?
Peu importe : je dois décrocher mon téléphone, cette arme potentiellement meurtrière, pour joindre mes amis et ma famille, pour m’assurer qu’ils vont bien, ce qui les oblige à décrocher eux aussi leurs appareils potentiellement meurtriers pour répondre.
Les « bipeurs du Hezbollah »
Cet appareil utilisé pour nous connecter est à présent la chose même qui nous fait craindre de nous connecter. Le niveau de paranoïa est-il absurde ? Pas aussi absurde que les milliers de petites explosions qui se sont produites au Liban en une seule journée, puis les centaines d’autres le lendemain.
Avant que les détails ne deviennent plus clairs – à savoir que ces appareils, y compris les bipeurs, les talkies-walkies et les panneaux solaires qui ont explosé en deux jours, tuant 39 personnes et en blessant plus de 3 250, avaient été interceptés et chargés d’explosifs par Israël, et non piratés – la terreur de l’électronique domestique courante a atteint un tel niveau que les gens se sont précipités chez eux pour déconnecter les batteries UPS et éteindre les appareils de surveillance des bébés.
Le plus absurde, cependant, est le fait qu’aucun média occidental n’a nommé cet acte de terrorisme de masse par son nom. Au lieu de cela, les médias occidentaux ont qualifié ces plus de 4 000 explosions d’« attaques ciblées » et ces appareils – utilisés par des médecins, des livreurs et d’innombrables autres professionnels – des « bipeurs du Hezbollah ».
En l’espace de deux jours et dans tout le pays, plus de quatre mille explosions ont enflammé l’intimité vulnérable des corps de nombre de personnes, parmi lesquelles des jeunes enfants, qui se trouvaient à la maison avec des enfants, dans des épiceries ou des pharmacies, ou qui conduisaient sur les autoroutes, leur voiture devenant soudainement incontrôlable.
Les hôpitaux du pays ont été débordés, avec un afflux de blessés plus important que lors de l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020. Les chirurgiens traumatologues ont décrit des blessures « comme ils n’en avaient jamais vu auparavant, principalement des blessures aux yeux et aux mains, dues au fait que les patients regardaient leur téléavertisseur avant qu’il n’explose ».
Cette tactique d’un sadisme inégalé, conçue pour provoquer des blessures mortelles, a été qualifiée de « brillante » et décrite comme étant d’une « précision ciblée » [par la presse occidentale].
Des hordes brunes sans visage
Non seulement les médias occidentaux ont-ils refusé de parler de terrorisme, mais aussi ont-ils eu du mal à contenir leur enthousiasme face à ce spectacle.
Même les médias qui ont publié des articles mentionnant les souffrances des civils libanais ou l’effondrement du secteur de la santé l’ont fait à côté d’autres articles vantant l’« audace », la « sophistication » et la « démonstration spectaculaire des prouesses technologiques d’Israël ». Sur les réseaux sociaux, d’innombrables experts ont comparé cette attaque avec jubilation à un film hollywoodien. Ils ont raison. Mais ce n’est pas la « technique d’espionnage » qui la fait ressembler à un film hollywoodien. C’est plutôt le fait qu’il y ait des hordes brunes sans visage qui peuvent être fauchées, tuées en masse sous les acclamations triomphantes du public.
Les personnes assassinées ne sont pas des individus qui, comme chaque individu, sont une étoile unique dans une constellation de relations et dont le décès modifie la gravité même de la partie de l’univers qui les entoure.
Non, ce sont des « figurants », qui ne méritent même pas d’être mentionnés au générique, et dont la mort n’est pas simplement passée sous silence, mais carrément célébrée. Telle est la réalité politique que non seulement Hollywood, mais aussi les médias occidentaux, reflètent et entretiennent. Une réalité dans laquelle le terrorisme est un crime évalué non par l’acte mais par l’auteur.
Je m’efforce depuis longtemps d’expliquer aux gens qui ne connaissent pas la situation de près le sentiment vertigineux que l’on éprouve en regardant son pays dévasté de l’étranger : la façon dont le sentiment d’impuissance est aggravé par la dissonance cognitive avec votre corps à un endroit, cocooné dans la sécurité d’un monde, alors que votre conscience est obnubilée par la terreur d’un autre monde.
Des personnes bien intentionnées demandent : « N’êtes-vous pas reconnaissant de ne pas être là-bas en ce moment ? ». Une question à laquelle il m’est impossible de répondre. Après tout, j’étais là, à m’inquiéter de savoir si l’aéroport fermerait avant le départ de mon vol, à compatir avec des amis à propos de l’anxiété incessante qui se transforme parfois en terreur pure et simple avec laquelle nous vivons depuis octobre.
Un choix difficile
Je mentirais si je ne disais pas que je suis reconnaissante d’être en sécurité. Je mentirais également si je ne disais pas que j’aimerais être de retour à Beyrouth. Parce que pour la première fois dans cette guerre, j’ai été forcée de regarder les événements principalement à travers le filtre déformant des médias occidentaux. Il m’est dès lors plus facile d’exprimer ce qui est si difficile dans le fait d’être partie.
La dissonance cognitive d’être en Occident alors que l’Orient brûle n’est pas simplement le décalage entre l’endroit où se trouve le corps et l’endroit où se trouve l’esprit. Il s’agit d’être dans un endroit où toutes les institutions respectées insistent sur le fait que cet incendie est juste et bon, peu importe combien il s’avère barbare ou sauvage.
Il n’y a rien de plus dissonant que de voir le langage aseptisé des médias occidentaux s’interposer entre moi et l’expérience viscérale de savoir ce que les gens vivent là-bas. Au moins, lorsque je suis là-bas, l’humanité de personne n’est remise en question – y compris la mienne. Je ne suis étranger à aucun des sentiments que je peux éprouver, ni à la peur, ni à l’anxiété, ni même, en fait surtout, à la tristesse.
Tout cela est reflété et affirmé par le monde environnant. Personne n’est sans visage ni superflu ; personne n’est sans passé ni proches. Même les pierres endommagées ont une histoire. L’apaisement mental est tel que l’on est souvent tenté de l’échanger contre la sécurité physique.
À l’horizon, il ne se profile aucun répit à cette dissonance.
Depuis le jour où j’ai commencé à essayer de mettre des mots sur l’horreur de ces derniers événements, Israël a effectué une « frappe aérienne ciblée » dans la banlieue de Beyrouth, à Haret Hreik, faisant s’effondrer deux immeubles résidentiels, tuant 45 personnes, en blessant 66 autres et rendant la guerre régionale de plus en plus inévitable.
Lundi, nous sommes entrés dans une guerre totale, le sud et l’ouest du Liban étant particulièrement décimés. Les pertes sont énormes : déjà 274 morts et 1 000 blessés [558 morts et plus de 1800 blessés au 24 septembre]
L’État d’Israël reproduit à la lettre le scénario de Gaza : il bombarde les ambulances et les routes menant aux hôpitaux, il ordonne aux gens d’« évacuer » et il bombarde ensuite les routes qui pourraient leur permettre de le faire. Pendant ce temps, les armes continuent d’affluer.
Et les prétextes à cette guerre ont déjà été formulés – et acceptés – comme ils l’ont été pendant toute une année. De même que tous les habitant·es de Gaza sont considéré·es comme des membres du Hamas, tou·tes les habitant·es du Liban sont considéré·es comme des membres du Hezbollah et tout cela serait ainsi de bonne guerre.
Le cauchemar que nous anticipions tous depuis un an est devenu réalité. Un cauchemar que tout le monde voyait venir et qui aurait pu être arrêté à n’importe quel moment.
Je ne peux rien faire d’autre que regarder les nouvelles et j’ignore quand – ou si – je pourrai rentrer chez moi à Beyrouth. Pour celles et ceux d’entre nous qui ont la chance de l’avoir, le choix est difficile. Comme le dit un ami qui vit aux États-Unis depuis quelques années : « Soit je suis dans les flammes, soit je suis à l’endroit qui allume le feu ».
*
Lina Mounzer est une écrivaine et traductrice libanaise. Son travail a été publié dans The Paris Review, Freeman’s, The Washington Post et The Baffler, ainsi que dans les anthologies Tales of Two Planets (Penguin : 2020) et Best American Essays 2022 (Harper Collins : 2022). Elle est rédactrice en chef du magazine artistique et littéraire The Markaz Review.
Cet billet est paru initialement sur le site Middle East Eye.
Illustration : Village de Zeita au Sud Liban, le 23 septembre 2024. Source : Mahmoud Zayyat, AFP.
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Un message, un commentaire ?