Édition du 17 décembre 2024

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Livres et revues

Gérard Duménil et Dominique Lévy, La grande bifurcation, En finir avec le néolibéralisme

Gérard Duménil et Dominique Lévy viennent de publier La grande bifurcation, En finir avec le néolibéralisme (Paris, La Découverte, L’Horizon des possibles, 2014). Les auteurs sont deux chercheurs en économie sortant de l’ordinaire.

(tiré du blog de Jean-Marie Harribey)

D’abord, parce que, depuis au moins trente ans, ils analysent ensemble, avec une précision méticuleuse, les soubresauts de l’économie capitaliste mondiale dans sa phase néolibérale, et cela, ce qui fait toute leur originalité, en utilisant les concepts et la méthodologie de Marx.[1] Ensuite, parce qu’ils ne se contentent pas de produire des analyses très techniques de renommée internationale, notamment sur l’économie des États-Unis, ils ont à cœur d’en présenter l’essentiel destiné aux militants, aux citoyens engagés dans la lutte quotidienne contre les dégâts des politiques néolibérales. À ce double titre, leurs contributions dans les colloques « Marx international » et dans la revue Actuel Marx, ou encore dans le cadre d’Attac, sont toujours reçues avec beaucoup d’intérêt.

Le néolibéralisme est une structure de classes

Les deux auteurs nous offrent ici une synthèse théorique et pédagogique de leur travail à la portée de tous. En proposant une vision de long terme sur l’histoire du capitalisme contemporain, ils montrent que le néolibéralisme se définit comme un renversement du rapport de force entre les classes sociales. Mais, sur ce point, ils proposent une relecture du marxisme qui mérite attention. Alors que la période de l’après-Seconde Guerre mondiale avait été caractérisée par un compromis scellé entre les classes populaires et les cadres, le néolibéralisme voit l’alliance se renverser : classe capitaliste des propriétaires et haut encadrement des secteurs privé et public sont unis pour enrichir les actionnaires et assurer leurs positions de pouvoir. L’« amorçage du dépassement de la propriété capitaliste » (p. 47) a été anéanti par le néolibéralisme.

Dans ce contexte, s’est mis en place un réseau de la propriété très concentrée autour des firmes transnationales et de la finance. « La modification de la relation entre la propriété et la gestion dans le néolibéralisme s’est opérée sous l’effet de l’action d’institutions financières, propriétaires stables ou éphémères, qui visait à garantir la prééminence des propriétaires. » (p. 114). Le cœur du capitalisme se caractérise ainsi : « Si l’on se restreint aux agents qui 1) appartiennent au cœur, 2) font partie des grands détenteurs de contrôle, et 3) sont des sociétés transnationales, on isole un groupe de 147 sociétés ? Celles-ci contrôlent 40 % de la valeur de toutes les sociétés transnationales et possèdent un contrôle réciproque presque exclusif sur elles-mêmes. » (p. 118).

Mais ce modèle, à dominante anglo-saxonne, est entré en crise. Dès lors, l’exploration d’un nouveau chemin du progrès social redevient possible : c’est l’occasion d’une grande bifurcation qui se présente aujourd’hui. Certes, rien n’est assuré et les potentialités sont différentes de part et d’autre de l’Atlantique. Le paradoxe est que l’hégémonie états-unienne n’est pas terminée mais que sa poursuite appellera une plus grande intervention de l’Etat. En Europe, les choses ne sont pas plus simples : il existe une opposition entre la tendance néolibérale financière, comme en France, et la tendance néolibérale-managérialiste-industrialiste de l’Allemagne, bien que celle-ci ne soit pas épargnée par ce clivage. L’issue de cette opposition dépendra des luttes sociales.

Comment briser une structure de classes ?

On le voit, le néolibéralisme est une affaire de classes, en sortir sera aussi une affaire de classes : il faudra briser l’alliance entre propriétaires et cadres. Tel est l’enseignement du livre de Gérard Duménil et Dominique Lévy. Il permet d’ouvrir un débat crucial : si « dans cette interprétation des dynamiques historiques, la classe des cadres joue un rôle clé, non pas comme auxiliaire, mais comme acteur à part entière de la lutte des classes », comment comprendre que « seules les classes populaires sont susceptibles d’assurer par leur lutte la prévalence d’une voie favorable, celle d’une vraie gauche » (p. 169) ?

Voilà le problème : si c’est une classe, celle des cadres, qui fait basculer l’histoire, qui fait adopter l’un ou l’autre des chemins au carrefour de la bifurcation, qui est donc une classe-pivot dont le choix détermine l’avenir dans un sens ou dans l’autre, la classe capitaliste étant finalement immuable dans la défense de ses privilèges, quel rôle reste-t-il pour les classes populaires ? Dans un cas, les cadres condamneraient à rester dans le néolibéralisme, dans l’autre ils ouvriraient la voie d’un autre possible. Le rôle d’accoucheur de l’histoire, pour reprendre une métaphore marxiste serait-il dorénavant tenu par la classe des cadres dont la bascule serait déterminante ? L’hypothèse « cadriste » abandonne-t-elle celle de la lutte des classes au sens de Marx entre deux pôles aux intérêts antagoniques, bourgeoisie/prolétariat, ou bien l’améliore-t-elle en la dépassant ? Autant de questions tant théoriques que politiques et stratégiques, propres à revivifier le débat au sein d’une gauche de gauche.

Dans un ouvrage théorique antérieur que Gérard Duménil avait signé avec le philosophe Jacques Bidet[2], on trouvait l’idée que la classe capitaliste exerçait pleinement sa domination lorsqu’elle réussissait à faire se fondre en elle (l’expression est de moi) la classe des « compétents ». J’avais exposé à l’époque la remarque suivante : « Comment les classes dominées pourraient elle sceller une alliance avec l’un des deux pôles des classes dominantes, les compétents, puisque celles-ci n’exercent leur domination que par l’unité de leurs deux pôles ? Ce serait supposer le problème résolu : les classes dominantes ne dominent plus puisque seule l’unité propriétaires-compétents rend possible la domination. »[3] Au vu de l’intégration massive du très haut encadrement, dont l’enrichissement est allé de pair avec celui des propriétaires, quelle chance reste-t-il de voir se rompre cet attelage ? Les classes populaires ne devraient-elle pas compter sur leurs seules propres forces ? D’ailleurs, Gérard Duménil et Dominique Lévy précisent bien : « on ne saurait guère faire confiance aux classes de cadres quant à leur capacité à effectuer délibérément ce choix de la gauche, autrement qe sous la pression des luttes populaires renouvelées » (p. 177).

Comment bifurquer ?

Gérard Duménil et Dominique Lévy continuent de creuser le sillon qu’ils tracent depuis plusieurs années. À leur actif, il faut souligner le souci de relier l’évolution des structures productives du capitalisme, les rythmes des saccades de la rentabilité du capital, les transformations des rapports entre les classes et la conduite des politiques économiques et sociales. Ils prolongent et actualisent ici leurs analyses précédentes, dont on peut tirer l’idée que la crise actuelle est venue détruire l’illusion de la cohérence du modèle néolibéral. Et c’est cette crise qui peut « ébranler les certitudes et transformer les doutes en rébellion » (p. 177).

Les auteurs terminent leur ouvrage en indiquant quelques pistes pour bifurquer. On y reconnaîtra celles que les différents mouvements luttant contre les politiques néolibérales ont souvent popularisées. Au chapitre financier, d’abord, réduire le pouvoir des financiers et des actionnaires, modifier les règles de rémunération des cadres, interdire les paradis fiscaux. Et ne pas avoir peur du départ des financiers, ce sera l’occasion de recentrer la propriété des entreprises non financières, sans exclure la possibilité de les nationaliser.

Au plan des politiques économiques, les auteurs affirment la nécessité de rompre avec la libre mobilité des capitaux et le libre-échange, de reterritorialiser la production et de protéger le commerce extérieur européen. Les moyens sont la politique industrielle et le contrôle des mouvements de capitaux. Au passage, les auteurs apportent une pierre au débat sur l’Europe. Car, pour eux, la reprise en main du secteur financier doit se mener au niveau européen. « Il n’y a pas de salut dans la fermeture des frontières. » (p. 182). Dans un texte à paraître, ils estiment même que « la dislocation de la zone euro ou la sortie de certains pays jouant la carte de l’isolement serait désastreuse ».

Au fur et à mesure que l’on passe de l’analyse théorique au projet politique, les questions concrètes se posent et je dirais que ce sont celles qui sèment le trouble à gauche de la gauche. Comment organiser une Union européenne et une mondialisation qui ne soient pas néolibérales, quasiment la quadrature du cercle ? Puisque – et les auteurs le disent clairement (p. 182) – les pays européens sont contraints d’importer, ils doivent aussi exporter, et donc équilibrer leurs comptes extérieurs, sous peine de passer sous la coupe des financiers, alors il faut harmoniser la nécessité d’une certaine compétitivité avec les préoccupations sociales et écologiques.

C’est une des raisons qui motive le choix de Gérard Duménil et Dominique Lévy en faveur de ce qu’ils appellent « les voies du gradualisme : un programme de dépassement du capitalisme par étapes » (p. 175), c’est-à-dire un nouveau « compromis à gauche ». Et le compromis n’est pas simplement d’ordre économique, il est social : le gradualisme des transformations économiques s’articule au compromis à construire entre classes populaires et cadres. Les auteurs sont donc cohérents.

Tout est-il réglé, ne serait-ce que sur le papier ? Ce serait trop beau. Une autre question, et peut-être pas la moindre, pourrait être posée. Le fil conducteur de Gérard Duménil et Dominique Lévy est l’analyse de classes qui permet de comprendre la périodisation de l’histoire du capitalisme. Mais que devient, dans la perspective théorique tracée par eux, l’évolution du rapport salarial qui noue le capital et le travail ? Est-ce qu’on peut déceler les transformations de la gestion de la force de travail à travers les soubresauts de l’alliance – défaite pendant l’après-guerre, reconstruite sous le néolibéralisme – entre capitalistes et cadres ? L’accent mis sur « l’hypothèse cadriste » ne conduit-il pas à faire moins de cas du rapport fondamental qui structure le capitalisme ? La question est peut-être d’importance, justement pour avoir une chance de peser sur la nouvelle structuration de classes que souhaitent Gérard Duménil et Dominique Lévy.

À suivre donc : la bifurcation est une idée qui commence à s’implanter. À mon sens, elle forme un couple avec celle de transition pour dépasser le capitalisme.


Notes

[1] Notamment Crise et sortie de crise, Ordre et désordres néolibéraux, Paris, PUF, 2000 ; Économie marxiste du capitalisme, Paris, La Découverte, Repères, 2003 ; The Crisis of Neoliberalism, Cambridge, Harvard Universty Press, 2011 ; « Dynamiques historiques : modes de production, classes, ordres sociaux et État », Actuel Marx, n° spécial, Octobre 2011 ; « Dettes souveraines : limites du traitement keynésien d’une crise structurelle », Actuel Marx, n° 51, Premier semestre 2012 ; « Crise et horizons post-néolibéraux », Actuel Marx, n° 51, Premier semestre 2012 ; « Dynamique des modes de production et des ordres sociaux », Actuel Marx, n° 52, Deuxième semestre 2012.

[2] J. Bidet, G. Duménil, Altermarxisme, Un autre marxisme pour un autre monde, Paris, PUF, 2007.

[3] J.-M. Harribey, « Questions à Jacques Bidet et Gérard Duménil », Congrès Marx international V, 3 au 6 octobre 2007.

Jean-Marie Harribey

Jean-Marie Harribey, économiste, ancien co-président d’Attac France, co-président du Conseil scientifique d’Attac, auteur notamment de La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste (Les Liens qui libèrent, 2013) et de Les feuilles mortes du capitalisme, Chroniques de fin de cycle (Le Bord de l’eau, 2014)

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