Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

France - « Elargir » le mouvement : le casse-tête des syndicats

Le nouveau mot d’ordre désormais : il faut « élargir ». Elargir au privé, à ceux qui n’ont pas pu venir, à ceux qui font la grève par procuration...

Selon la CGT, « près de trois millions de manifestants » ont manifesté ce jeudi 23 septembre 2010 contre le projet de loi sur les retraites : un seuil psychologique, en hausse par rapport au 7 septembre (la CGT parlait alors de 2,75 millions), qui évoque évidemment d’autres journées très réussies dans le passé, comme le 19 mars 2009 ou les plus bondées des manifs anti-CPE en 2006.

D’après le ministère de l’intérieur, en revanche, ils n’étaient que 997.000. Là encore, un seuil psychologique, celui du million, serait franchi... mais à la baisse puisque le ministère de l’intérieur parlait le 7 septembre au soir [première grande mobilisation de la rentrée] de 1,12 million de personnes dans les cortèges partout en France.

A nouveau, l’écart entre les chiffres officiels et syndicaux est béant. Cette guerre des estimations, alimentée par l’absence de comptages fiables, est habituelle. Mais cette fois, elle vire à la caricature. Pas étonnant, car c’est bien une bataille pour la conquête de l’opinion qui se joue. Un mano a mano dont il est difficile de prédire l’issue, alors que le projet de loi sur les retraites vient d’être adopté par les députés et sera examiné au Sénat à partir du 5 octobre.
L’intensité de cette guerre des nerfs fut très palpable peu avant 13 heures, place de la Bastille. Le cortège parisien allait s’élancer, les responsables syndicaux parlaient avec les journalistes, dans une cohue plus grande encore que d’habitude, les caméras ayant débordé le service d’ordre.

Soudain, une dépêche de l’Agence France-Presse tombe sur les téléphones mobiles : l’Elysée évoque une « baisse sensible » du nombre de grévistes et de manifestants. « Cela signifie que soit les Français considèrent que tout cela est derrière eux, soit qu’ils adhèrent davantage (à la réforme), soit les deux », dit la dépêche, citant une « source » à l’Elysée.

La « source » non identifiée ? Bien évidemment le conseiller social de l’Elysée, Raymond Soubie [Voir ci-après : Qui est Raymond Soubie ?], gourou social de Nicolas Sarkozy et véritable artisan de la réforme des retraites... Pourtant, au même moment, les syndicalistes, eux, ont déjà une tout autre vision de la journée.

Certes, le taux de grève dans le secteur public est en baisse : –5% dans la fonction publique de l’Etat d’après les chiffres du ministère du travail, –4,5% à l’hôpital, –0,35% dans la fonction publique territoriale. Il baisse également à la RATP [transport de Paris] et Aa la SNCF..

Selon la CGC, l’Unsa et la CFDT, le nombre de grévistes baisse aussi dans le privé. La CGT, elle, évoque « plus d’arrêts de travail dans les entreprises privées ». Mais à l’unisson, tous évoquent un nombre de manifestants en hausse : « Il y a en moyenne 10% de personnes de plus dans les cortèges », estime François Chérèque (CFDT), sur la base des « textos » arrivés de province. Là encore, la guerre des chiffres fait rage : à Paris, Toulouse, Marseille, Bordeaux, les syndicats évoquent une légère hausse. La police, elle, parle d’une baisse...

Mobilisation « citoyenne » samedi 2 octobre ?

« Le gouvernement était persuadé que la résignation allait l’emporter, mais la mobilisation est très réussie », se félicite Bernard Thibault (CGT). Derrière la banderole, le leader de la CGT est collé tout contre son collègue Chérèque, signe extérieur d’unité... « Il y a un peu moins de grévistes, mais la mobilisation est aussi forte que le 7 dans les rues », estime Alain Olive (Unsa).
« Une telle mobilisation est exceptionnelle à la rentrée : ça grandit, ça s’amplifie », dit Bernadette Groison (FSU). « La mobilisation s’enracine dans le pays », veut croire Annick Coupé (Sud-Solidaires). « On monte d’un cran », dit Jean-Claude Mailly (FO), seul à rester avec ses troupes en arrière pour marquer sa différence...

Et maintenant ? « Avec une telle ampleur, la mobilisation ne va pas s’arrêter du jour au lendemain », espère Thibault. « Si pour le gouvernement ce n’est pas suffisant, on remettra le couvert », dit Chérèque. Vendredi matin [soit le 24 septembre 2010], tout ce petit monde se retrouve donc pour décider de la suite. Le principe d’une journée (le 2 ou le 9 octobre) semble acquis. « Deux jours de grève en un mois, c’est dur pour beaucoup dans le privé, cela valide notre analyse » d’une action le week-end, dit Chérèque. Annick Coupé (Solidaires) veut elle aussi une « mobilisation citoyenne » en fin de semaine. D’autres initiatives pourraient suivre : une autre journée de grève similaire à celle d’aujourd’hui en octobre lors de l’examen au Sénat, des actions locales sur le terrain...

Le nouveau mot d’ordre désormais : il faut « élargir ». Elargir au privé, à ceux qui n’ont pas pu venir, à ceux qui font la grève par procuration... « Il faut changer la cible », dit crûment Nadine Prigent (CGT) : en clair, arrêter de tout miser sur les bastions traditionnels (entreprises publiques, fonctionnaires... ) où la mobilisation stagne, et sur les grèves reconductibles, si chères à une partie de la CGT et aux syndicats les plus contestataires. « Nous ne voulons pas de grève par délégation, reprend-elle. Si la majorité des salariés décide de reconduire un mouvement, c’est démocratique, mais si c’est quelques-uns qui décident pour tout le monde, c’est autre chose... »

Arriver à faire défiler massivement le privé pour espérer faire plier le gouvernement ? Voilà un sacré défi pour des organisations qui n’ont pas de relais dans des pans entiers du salariat et doivent lutter contre la résignation. Même si elles peuvent se targuer du soutien de l’opinion, selon plusieurs sondages, les organisations de salariés doivent faire avec un temps chronométré, car le Sénat aura fini d’examiner le texte mi-octobre.

Organiser une journée un samedi suffira-t-il pour convaincre ceux qui n’ont pas l’habitude des cortèges, seule condition pour franchir un vrai saut en terme de mobilisation ? « Le samedi, ce n’est pas une garantie, maugrée Jean-Claude Mailly. Les militants, au moins, on est sûr qu’ils viennent même si le temps est pourri... » D’autant que, selon plusieurs responsables, cette journée serait décentralisée. En clair : il n’y aura pas de manifestation nationale parisienne. Ce qui risque de lui donner moins de lustre...

Au-delà, les syndicats peuvent-ils catalyser le mécontentement ambiant ? Rien n’est moins sûr. A la différence du CPE en 2006, les plus jeunes restent encore à l’écart des manifs. « Les facs ne sont pas encore rentrées, ça joue beaucoup », explique Annick Coupé (Solidaires). Et la retraite reste considérée par les plus jeunes comme un problème de vieux, même si quelques grappes de lycéens parsemaient ce jeudi le cortège parisien.

Tout en croisant les doigts pour que les étudiants rejoignent les cortèges au mois d’octobre, les syndicats doivent donc désormais définir un calendrier qui permette d’élargir tout en conservant leur unité. La responsabilité qui pèse sur leurs épaules est très grande. Ce jeudi, l’Elysée leur a lancé un avertissement : qu’ils commettent le moindre faux pas tactique, et ils ouvriront un boulevard à la réforme. Sans avoir arraché la moindre contrepartie. Le pire des scénarios.

* Article paru sur le site Mediapart, le jeudi 23 septembre 2010 au soir.

*****

Qui est Raymond Soubie ? *

Dehors, ça tangue et ça gronde. Mardi 7 septembre, plusieurs centaines de milliers de Français vont manifester contre la réforme des retraites. Le même jour, c’est un ministre du travail carbonisé qui va défendre le texte à l’Assemblée. Tout ce tumulte n’atteint guère le bureau aux portes capitonnées de Raymond Soubie, au deuxième étage de l’Elysée. Ce vendredi après-midi 3 septembre, calé dans un fauteuil rose pimpant, le conseiller social du chef de l’Etat depuis 2007, l’homme qui a réglé au millimètre la mise en scène de la réforme des retraites affiche une gaieté de pinson.

Les Roms, l’agitation sécuritaire, l’affaire Woerth-Bettencourt ? Il esquive, toujours fort courtois. Raymond Soubie est un sphinx. Jamais un commentaire sur la politique sarkozyste. Le doyen des conseillers (il est né en 1940) connaît la musique. Il était déjà conseiller social des premiers ministres Chirac et Barre dans les années 1970... Loyal au chef de l’Etat, muet comme une tombe, il ne cille, ni ne bronche, sans état d’âme. « C’était le deal avec Sarkozy, explique Danielle Deruy, son épouse. Il est venu pour mener un cycle de réformes, mais il n’est pas dans la sphère politique. Il est là pour servir l’Etat. »

Raymond Soubie (sur)joue les modestes. Il veille constamment à ne pas s’attribuer trop de mérites. C’est bien connu : « Un conseiller, ça n’existe pas. » Il n’existe tellement pas qu’on le voit partout dans le sillage du chef de l’Etat, particule élémentaire de la Sarkozie. A l’Elysée, il est un superministre de tout ce qui n’est pas dans l’orbite de Claude Guéant, le tout-puissant secrétaire général de l’Elysée. Une sorte de « vice-premier ministre », ironise un observateur. « Fillon a perdu beaucoup d’arbitrages face à lui », note un témoin du match Matignon-Elysée [Premier ministre- Présidence].

Il est de toutes les réunions importantes, même quand ça ne le concerne pas. Il règne sur un empire où le soleil ne se couche jamais : l’emploi, la santé, la fonction publique. Il a récupéré l’industrie avec la crise, l’éducation depuis que le ministre s’appelle Luc Chatel. Au travail, il a survécu à Xavier Bertrand, Brice Hortefeux, Xavier Darcos.

Comme le monarque, son conseiller social a tout centralisé. Raymond Soubie, intendant général des affaires sociales, exige allégeance de ses ministres et de leurs équipes. Il trouve discourtois, et le fait savoir, de ne pas être informé des décisions. Jaloux de ses prérogatives, il réclame que « ses » ministères le consultent avant toute initiative, passent par lui avant de parler au président. Il distribue les bons points : « Je le dirai au président... »

Si un ministère « social » prend un peu trop de liberté, un mail tombe, pianoté par ses conseillères, deux brillantes énarques : « Raymond Soubie aimerait savoir... » Qu’un membre du gouvernement s’aventure dans la presse à faire des déclarations que le conseiller n’a pas validées, et c’est Matignon qui se fait taper sur les doigts.

Laurent Wauquiez, le secrétaire d’Etat à l’emploi, multiplie les courbettes. Luc Chatel, le ministre de l’éducation, lui a fait valider sa réforme du lycée. Seul Xavier Darcos, ministre du travail de juin 2009 à mars 2010, a tenté d’agir comme s’il était un ministre de la Ve République. Il n’a pas joué les rebelles, a juste pris de (menues) initiatives. Il a osé envoyer une lettre aux syndicats au sujet du grand emprunt. Soubie n’a vraiment pas apprécié. Darcos pensait qu’il vaudrait peut-être mieux faire passer la réforme des retraites vite fait, avant l’été, pour éviter un automne agité. Soubie était d’un avis contraire. Darcos, jadis étoile montante de la Sarkozie, a été débarqué juste après les régionales.

« Je partirai avant la fin de l’année »

Mardi, au soir de la manifestation, Raymond Soubie consultera son tableau vert et jaune. Quelques feuilles de papier agrafées qui ne le quittent jamais, où sont répertoriés tous les mouvements sociaux depuis quinze ans : date, nombre de manifestants, etc. Une encyclopédie de poche de la grève. Utile pour affiner les éléments de langage que les ministres débiteront en boucle dans les médias, en fonction du nombre de manifestants.

Ce 7 septembre sera une de ses dernières journées d’action. Raymond Soubie va quitter l’Elysée. « La date n’est pas encore clairement définie. En tout cas, je partirai avant la fin de l’année », dit-il à Mediapart. Nicolas Sarkozy lui a demandé de rester jusqu’au vote de la réforme des retraites. « J’ai souhaité partir à plusieurs reprises, mais le président m’a toujours retenu. »
Il avait prévenu : pas question de participer à une campagne présidentielle. Raymond Soubie, handicapé à la naissance par la chute d’une bombe sur la maternité bordelaise où il venait de naître – un bras lui manque –, n’est pas un bateleur. Encore moins un idéologue. Il n’est certes pas de gauche, « n’a pas non plus les réflexes de la droite », estime l’économiste libéral Jean-Claude Casanova, président national de la Fondation des sciences politiques, qui l’a côtoyé six ans dans les cabinets ministériels des années 1970. « C’est un laïc plus qu’un démocrate-chrétien. Libéral au sens politique, modérément du point de vue économique. » Un pragmatique avant tout. « Il n’est dupe de rien », dit sa femme. A-t-il seulement quelques convictions ? « C’est la question qu’on peut se poser », répond Casanova, féroce.

Raymond Soubie est un personnage intrigant. Incarnation du haut fonctionnaire, il a des airs de cardinal. Utilise une langue précieuse. Parsème sa conversation de « cher ami ! » et de politesses. Avec ses formules sibyllines, sa façon d’énoncer des évidences comme autant de maximes d’un vieux sage, Raymond Soubie détonne dans le paysage social. Il cultive avec délectation son rôle d’éminence grise. Parle peu, ce qui entretient le mystère. « Les gens doivent penser qu’il sait énormément de choses du fait qu’il ne dit rien », continue Casanova. Zéro risque. « Je ne l’ai jamais entendu donner de mauvais conseils ou dire des sottises. » En général, il s’arrange pour que les autres disent les méchancetés ou les choses désagréables à sa place.

« Plus il méprise les gens, plus il les couvre de fleurs », dit en riant Rose-Marie Van Lerberghe. Sous Martine Aubry, cette haute fonctionnaire a ficelé la loi sur les 35 heures. Soubie l’a appelée pour diriger Altedia, le cabinet de ressources humaines qu’il a fondé en 1992. Elle est ensuite revenue dans le giron de l’Etat, à l’Assistance publique. Elle dirige maintenant un groupe privé de maisons de retraites, Korian.

Ce parcours fait d’allers-retours entre le public et le privé résume bien le CV-type des collaborateurs d’Altedia. Dans les années 90, le cabinet de Raymond Soubie a bâti sa réputation sur sa capacité à mener des restructurations, à élaborer des plans d’épargne salariale et des projets d’entreprise..., et à accompagner les privatisations d’entreprises publiques : Renault, France Télécom, Air France, Bull, Thomson, etc. En 2004, à l’occasion du changement de statut d’EDF et de GDF, il réussit même la prouesse d’être le conseiller des deux présidents ! C’est à ce moment-là que la CGT conclut un deal historique avec Niclas Sarkozy, alors ministre de l’économie...

Public, Cac 40 : à la fin des années 90, Soubie est la coqueluche de tous les patrons. Et reste un conseiller écouté des politiques, surtout de droite. Lors des grèves de décembre 1995, il est là, en coulisses. Marc Blondel, alors secrétaire général de Force Ouvrière, se souvient d’avoir été invité à déjeuner : « Le père Soubie voulait jauger ma détermination. » En 2003, Altedia remporte l’appel d’offres lancé par le gouvernement pour faire la communication gouvernementale des retraites, un pactole de 20 millions d’euros. Soubie définit les arguments et la tactique, jusqu’à suggérer à Jean-Pierre Raffarin (premier ministre) et François Fillon (affaires sociales) les concessions à faire.

« Pour Sarkozy, Soubie est une assurance-vie incroyable », dit un familier de la Sarkozie. Conseiller loyal, il protège le président qui ne le craint pas : Soubie, âgé et riche, n’est pas un concurrent. Et puis il hante le social depuis quarante ans. Connaît les syndicalistes, les représentants du patronat, leurs prédécesseurs. Il est toujours joignable au téléphone. « Tous les mois, on va le voir avec notre liste », dit le leader d’un syndicat. Alors, dans le secret de son bureau, « il nous psychanalyse », rit un responsable patronal. « Il a un côté DGSE » [Direction générale de la sécurité extérieure] soutient un cégétiste.
Il arrive même que le conseiller, amateur de grande musique et président du théâtre des Champs-Elysées de la très chic avenue Montaigne, invite des syndicalistes à l’opéra. Une fois par an, et uniquement ceux qui y sont sensibles.

« Si ça vous intéresse, je vous invite »... Il y a trente ans, c’était Henri Krasucki, le secrétaire général de la CGT. Ce 5 février 2010, pour la dernière de la Cenerentola, un opéra en deux actes de Rossini, c’était François Chérèque, le secrétaire général de la CFDT, son numéro deux Marcel Grignard, et le président de la CFE-CGC (cadres), Bernard Van Craeynest. « Fantastique », a dit Chérèque après le spectacle, lui qui n’avait jamais vu un opéra classique de sa vie.
Soubie a (au moins) une conviction : le social, ce sont d’abord des formes. « Il sait qu’il faut respecter le partenaire, ne jamais l’acculer », explique Denis Gautier-Sauvagnac, ancien président de l’UIMM, le patronat de la métallurgie. Ne jamais prendre en traître. Même si c’est pour dire “niet” à la fin. « En 2007, la première fois qu’on a vu Sarkozy, il nous a dit : “Moi j’ai fait 53%, vous ne représentez que 8% des salariés », se rappelle un syndicaliste qui n’en est pas revenu. Soubie était là, en retrait. Le vieux conseiller a calmé les ardeurs du nouveau président. « Il est l’intelligence sociale de Sarkozy parce que Sarkozy n’en a aucune », dit Marc Blondel.

Il a enterré le contrat unique promis lors de la campagne, dont les syndicats ne voulaient pas. Bernard Thibault et lui s’appelaient quatre fois par jour pendant la réforme des régimes spéciaux. En 2008, il s’est attaché la CGT et la CFDT en leur octroyant la réforme de la représentativité syndicale, désormais mesurée sur l’audience aux élections professionnelles – une catastrophe pour d’autres organisations moins implantées, comme FO, la CFTC, la CGC. Raymond Soubie en est fier. « Nous sommes à l’origine de la réforme sur la représentativité – il faut bien entendu lire “je”. J’ai poussé les discussions avec le Medef. La majorité a suivi. Je suis très content de ce processus. »

A droite, on accuse le conseiller social d’avoir paralysé Sarkozy. Les régimes spéciaux ? La réforme va coûter cher. Le service minimum ? Il ne fonctionne que si les grèves ne mobilisent pas trop. Les retraites ? La loi reste délibérément timide sur le rapprochement public-privé et muette sur l’épargne retraite, deux mesures chères à la droite. Soubie a les mêmes pudeurs sur la sécurité sociale et la santé. « Les Français ne sont pas prêts » est une de ses formules fétiches.

« Des gens disent à mon sujet : “Cet animal est un empêcheur de tourner en rond, il a ligoté Sarkozy avec ses histoires de négociations”, dit Raymond Soubie. Moi je crois qu’une bonne réforme se mène ainsi. » La méthode a quand même connu des revers, infligés par les députés UMP : un vote inattendu sur les 35 heures à l’Assemblée en 2008, le rejet de dispositions sur le dialogue social dans les petites entreprises en juillet...

« Oui, j’ai parfois dealé » avec les syndicats

La crise n’a fait que renforcer son influence. Pour Alain Olive, secrétaire général de l’Unsa (un des rares syndicalistes à parler à micro ouvert), Soubie est la « cheville ouvrière » du « compromis social implicite » noué depuis fin 2008 entre l’Elysée et les syndicats. Son objectif : éviter que la marmite sociale n’explose. Celui des syndicats est convergent : ils craignent d’être débordés sur le terrain et de ne pas être capables d’entraîner un vaste mouvement social. Alors, « j’ai parfois dealé, sur différents sujets, dit Raymond Soubie. C’est la vie contractuelle de passer des accords. »

La CFDT a obtenu le Fonds d’indemnisation social, une enveloppe de 3 milliards d’euros pour indemniser le chômage partiel et la formation. La CGT n’a pas été oubliée. Bernard Thibault choisit le cas de Molex [usine de connectique à Villemur-sur-Tarn qui a licencié, il y a un an, « ses » travailleurs, alors que rentable ; ils vont déposé 188 dossiers aux prud’hommes le 24 septembre 2010] « comme symbole de la rapacité patronale en période de crise » ? Christian Estrosi, le ministre de l’industrie, s’implique dans le dossier (avec des succès limités). Elle s’alarme de la désindustrialisation ? Nicolas Sarkozy lance opportunément des Etats généraux de l’industrie, trois mois avant un Congrès de la CGT qui s’annonce houleux.

Le 2 avril 2010, Jean-Christophe Le Duigou, l’économiste maison, l’homme-clé de la privatisation d’EDF, aujourd’hui très influent conseiller de Bernard Thibault alors qu’il ne figure plus dans les instances dirigeantes, a même été élevé au rang de chevalier de la Légion d’honneur par Estrosi. « J’ai récusé toute distinction tant que j’ai occupé des fonctions électives dans les instances nationales de la CGT. J’ai estimé cette fois que j’étais libre d’accepter au titre de mes activités d’économiste et que c’était plutôt une reconnaissance du rôle de la CGT sur ces questions », indique Le Duigou à Mediapart.

Raymond Soubie n’a eu de cesse de conforter la ligne réformiste de Bernard Thibault. L’Elysée apprécie la CGT, sa culture du rapport de forces, sa capacité à lancer et à arrêter des conflits, son goût du secret. « J’ai instauré, pour la première fois dans la République, un dialogue constant avec la CGT. Mettre entre parenthèses la première organisation syndicale française était absurde. Tout en maintenant les relations avec la CFDT, il fallait remettre la CGT dans le jeu », s’enorgueillit Raymond Soubie.

Il y a sans doute des deals moins avouables, que Soubie ne fait que suggérer. « Avec la CFDT, il s’agit de sujets plus visibles. La CGT est plus prudente. Il s’agit donc de sujets moins médiatiques. » Le conseiller, qui connaît les secrets des arrière-cuisines syndicales, fait planer le mystère. Est-ce une allusion à l’affaire de la CCAS [Caisse pour les « activités sociale »s des électriciens et des gaziers qui semblent avoir servi de trésor à la CGT] qui gêne la direction de la CGT depuis de nombreuses années ? On n’en saura pas plus.

En 2008, le secrétaire général de la CFDT, François Chérèque, a pourtant levé un peu du voile sur ces discussions en coulisses. Dans un livre d’entretiens, Si on me cherche, il raconte que l’Elysée lui a proposé une amnistie après la révélation dans la presse de retraits suspects d’argent en liquide par des responsables de l’UIMM, le patronat de la métallurgie. « François a été choqué de cette proposition », justifie son entourage. Soubie a alors connaissance d’une affaire un peu trouble concernant un ancien adhérent de la CFDT. « Mais il se trompait, ça n’avait rien à voir avec du détournement », assure-t-on à la CFDT. Soubie n’a jamais pardonné à Chérèque d’avoir bavé. « J’ai globalement de bons rapports avec François Chérèque », feint-il de s’étonner. Ce “globalement” veut tout dire. « Ça me fait des vacances », plaisante souvent Chérèque devant ses proches, lui qu’on a longtemps accusé de trop frayer avec le pouvoir.

Les autres syndicats, que nous avons interrogés, jurent leurs grands dieux que l’éminence de Sarkozy ne leur a rien proposé de tel. Cette idée d’amnistie a été abandonnée. Et le mystère de l’UIMM [patrons de la métallurgie qui utilisait des fonds pour « un travail social » anti-grève] reste entier. Raymond Soubie dit d’ailleurs n’y avoir joué aucun rôle. « J’ai découvert cette affaire dans l’article du Figaro qui l’a révélée (en septembre 2007, ndlr). Je n’étais pas au courant, ce qui est d’ailleurs curieux. L’information avait été transmise au Parquet, mais Bercy n’a pas transmis l’information à l’Etat. Je pense qu’ils n’ont pas mesuré les conséquences de cette affaire. » Denis Gautier-Sauvagnac, l’ancien président de l’UIMM, défend la même version, celle du dérapage incontrôlé. Il faut bien admettre qu’elle convainc assez peu de responsables syndicaux et patronaux...

Retour vers la presse… ou le conseil

Avec la crise, Soubie a montré toute la mesure de ses talents de metteur en scène. La scénographie sociale, c’était déjà l’atout majeur d’Altedia, passé expert dans le storytelling du changement, cet art subtil d’inventer des histoires à raconter aux salariés pour justifier une privatisation, un rachat, une restructuration... L’homme lui-même adore le décorum. Les visiteurs de l’hôtel particulier de la rue de Milan (IXe arrondissement de Paris), discret bâtiment sur cour qui abrite les bureaux des dirigeants d’Altedia (« un ancien bordel », dit un ex-collaborateur), se souviennent encore de cette salle à manger avec une cheminée ornée d’une salamandre, de cet escalier ressemblant à une chaire, des couloirs biscornus, de cette grosse clé avec laquelle Soubie fermait systématiquement son bureau.

A l’Elysée, le conseiller s’en donne à cœur joie. « Son métier c’est d’organiser des spectacles, dit une source gouvernementale. C’est un grand marionnettiste. Il écrit la pièce de théâtre dans sa totalité. »

La réforme des retraites en est une illustration parfaite. A part l’affaire Woerth, Soubie avait tout prévu : plusieurs mois de « concertations » (mais pas de négociations), des ballons d’essai lancés dans la presse, et puis un calendrier parlementaire finalement très restreint, tout début septembre...

Les sommets sociaux à l’Elysée, généralisés avec la crise (il y en a eu trois depuis février 2009) sont des chefs-d’œuvre de communication. Le rituel est toujours le même. Dans la cour de l’Elysée, les berlines confédérales déposent une à une les délégations. Trois ou quatre heures plus tard, les syndicalistes défilent un à un sur le perron et confirment au micro les mesures adoptées. Devant les caméras, chacun joue sa petite musique pour contenter sa base et apparaître vindicatif.

Les ficelles sont énormes, et ce genre de raout est volontiers vilipendé par les syndicalistes de terrain, qui aimeraient voir leurs leaders dans les usines plutôt qu’à faire les mariolles au Château. Mais Raymond Soubie sait mieux que personne qu’un syndicat a besoin de victoires à afficher pour ne pas perdre la face. Qu’il faut donner du « grain à moudre » (la formule est d’André Bergeron, l’ancien dirigeant de FO).

Une fois parti, continuera-t-il à visiter le président, le soir ? Il semble vouloir tourner la page. Au 137, avenue de l’Université, dans les locaux du groupe AEF[agence de presse spécialisée], près des Invalides, on attend son retour avec fébrilité. C’est peu connu, mais Raymond Soubie est depuis 2005 actionnaires majoritaire (à 51%) de cette agence de presse spécialisée dans l’éducation, la formation, les ressources humaines, l’urbanisme, la sécurité... Laquelle regroupe également des sociétés de communication ou d’organisations de colloque. Le conseiller social de l’Elysée, propriétaire d’une agence de presse spécialisée dans le social ? Il assure qu’il n’y a aucun problème, car il n’est pas aux manettes. « Ni les journalistes ni leur rédacteur en chef n’ont reçu le moindre coup de fil. Je n’ai jamais fait la moindre remarque sur une quelconque dépêche, avouez que c’est rare. »

Il n’est même jamais venu rue de l’Université, où l’AEF est installée depuis février. Mais lorsqu’une dépêche parle du conseiller social Raymond Soubie, il n’est jamais mentionné comme propriétaire, même non exécutif. « Raymond Soubie n’a aucun lien avec l’AEF », justifie Danielle Deruy, la directrice générale, qui se trouve être son épouse – elle est aussi administratrice de la RATP depuis 2009.

« Aucun lien » ? Juridiquement, c’est vrai, mais c’est tout de même un peu plus compliqué. « L’absence de Soubie, c’est une mystification », estime un journaliste, qui croit le distinguer derrière toutes les décisions stratégiques. Quand les deux cofondateurs d’AEF se sont déchirés, en 2008, Raymond Soubie a reçu l’un des deux, Pascal Bouchard, dans son bureau de l’Elysée – « à sa demande », fait savoir le conseiller. Quant aux statuts du très richement doté holding familial Arfilia (12 millions d’euros, une partie de 44 millions retirés de la vente d’Altedia en 2005), propriétaire de 51% d’AEF, n’indiquent-ils pas que Danielle Deruy, présidente de la société, « pourra être révoqué(e) à tout moment par M. Raymond Soubie sans qu’il n’ait à justifier d’un quelconque motif de quelque nature que ce soit ». « Et alors, répond Danielle Deruy. Ai-je été révoquée ? »

Tout l’été, des ouvriers ont posé des câbles, monté des cloisons, sur un immense plateau de bureaux resté vide. A l’AEF, faute d’information, les spéculations vont bon train. Que fera Soubie s’il revient ?

Lui n’exclut rien. Il pourrait s’impliquer dans la direction de l’agence – il a dirigé dans les années 80 le groupe Liaisons sociales. Il pourrait aussi investir dans un éventuel cabinet de conseil dirigé par Xavier Lacoste, dont il avait fait son dauphin chez Altedia. Mais il exclut d’en prendre la direction, affirme ne pas vouloir « reconstituer Altedia ». « Arfilia n’a investi dans aucune autre activité depuis que je suis à l’Elysée. Mais Arfilia est fait pour investir, dit-il dans son fauteuil rose de l’Elysée. Quand je serai parti d’ici, quand je n’aurai pas le moindre risque de conflit d’intérêts ou qu’il n’y aura pas la moindre suspicion de conflit d’intérêts, Arfilia pourra investir à nouveau dans la presse. »
Façon de dire que lui, au moins, sait où s’arrêter avant de basculer dans le conflit d’intérêts. Pas comme l’actuel ministre du travail, qui cause tant de tourments au président.

* Article paru sur le site Mediapart, le 6 septembre 2010.

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