Comment comprendre l’incompréhensible ? Féminicides et impunités se penche sur le cas de Ciudad Juárez, ville mexicaine frontalière d’1,3 millions d’habitants où les maquiladoras emploient la majorité de la population et qui est, depuis 20 ans, le théâtre de violences meutrières croissantes envers les femmes. Si cette ville est un des principaux sites de la guerre des cartels de la drogue, Ciudad Juárez est aussi le lieu emblématique de ce qu’on appelle aujourd’hui le « féminicide ». Depuis 1993, plus d’un millier de femmes ont été tuées et dans plusieurs cas, les cadavres ont été retrouvés
dans le désert entourant la ville ou sur des terrains vagues, portant des marques de torture et de sévices sexuels. La plupart de ces crimes sont restés impunis.
Puisque le 8 mars célèbre la journée de la femme, Féminicide et impunité veut rappeler le sort funeste de ces millers de femmes et appelle à la fin de l’impunité. Pas une de plus ! (Ni una más) scandent les associations de femmes, alors que l’auteure rappelle aussi que les femmes autochtones subissent un sort comparable au Canada.
Le terme « féminicide » s’est peu à peu imposé comme un concept privilégié pour traiter de cette situation intolérable. Si le féminicide désigne la mort violente d’une femme pour la seule raison qu’elle est une femme, il est surtout inhérent à un État incapable de garantir le respect de la vie des femmes. Car il met en cause la responsabilité de tous les paliers des institutions publiques dont les acteurs contribuent, par leur négligence ou leur immobilisme, à maintenir l’impunité.
Cette impunité se manifeste à plusieurs échelles. À la suite d’une lutte tenace des nombreuses familles de victimes et d’association de défense des droits humains, la Cour interaméricaine des droits de l’Homme a d’ailleurs rendu un jugement en 2009 qui déclare le Mexique coupable de violer les droits des femmes, le système de justice mexicain étant négligent, inapte, complice et corrompu. Tous les paliers de pouvoir mexicain ont ainsi été épinglés et pour la première fois, un jugement international reconnaissait la perspective de genre. Du côté municipal, la ville, avec ses infrastructures
inexistantes, voit naître des quartiers entiers sans trottoirs ou éclairages, favorisant la vulnérabilité des femmes.
De plus, les multinationales qui emploient les femmes dans les aquiladoras dans des conditions déplorables ne prennent aucune mesure pour assurer leur sécurité. Le cas de cette jeune femme arrivée deux minutes en retard à son travail,renvoyée chez elle et qui a disparu avant d’être retrouvée assassinée est un exemple emblématique.
Il faut donc comprendre ce terme nouveau dans une dimension tristement structurelle et le fait que les femmes assassinées proviennent en général de milieux modestes et même racialisés incite à une prise en compte de plusieurs types de féminicides. Pour Marie France Labrecque, le patriarcat est une grille d’analyse centrale. Car en plus de comprendre un contexte régional complexe et une économie globale qui renforcent la violence de genre, le patriarcat est présent dans toutes les couches de la société à Ciudad Juárez. Cette violence se structure dans la famille, la société civile et se légitime dans l’État. Premier ouvrage en français à traiter des féminicides dans une perspective féministe, c’est avec la rigueur d’un travail de terrain que Marie France Labrecque trace les origines de l’incompréhensible.
Spécialiste du Mexique et de l’économie politique, MARIE FRANCE ABRECQUE est professeure émérite et associée au département d’anthropologie de l’Université Laval.