Édition du 19 novembre 2024

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Afrique

Éthiopie : tout pour la guerre

Le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed l’assure : il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Aux observateurs internationaux (le secrétaire général de l’ONU et l’Union africaine, entre autres) inquiets de voir le deuxième pays le plus peuplé d’Afrique sombrer dans la guerre civile, le chef de gouvernement a répété le même mantra : les opérations militaires lancées le 4 novembre dans la région du Tigré ne visent qu’à « restaurer l’État de droit », avec des objectifs précis et une durée limitée.

Une simple opération de restauration de l’ordre, face à des autorités régionales rebelles ? Ce n’était pas exactement l’ambiance de ces derniers jours dans la ville de Gondar (en région Amhara), à environ 200 km des combats, d’où nombre de soldats et miliciens partent combattre les troupes tigréennes. Là-bas, les esprits étaient bien à la guerre, une guerre « à l’ancienne, avec des conquêtes territoriales, des conscrits qui veulent s’engager, des miliciens envoyés au front et des discours haineux », témoigne le sociologue Mehdi Labzaé, chercheur au Centre français des études éthiopiennes, présent sur place au moment du déclenchement des hostilités.

En ville, décrit-il, des stands invitent à donner son sang sous le mot d’ordre : « Votre sang pour nos héros. » Des miliciens collectent de l’argent et de la nourriture pour les soldats, dans la rue ou en porte-à-porte. Sur la route qui mène au front, le sociologue a croisé des « camions pleins d’hommes qui allaient au combat, ainsi que des bus réquisitionnés pour l’occasion ». Puis, en sens inverse, le ballet des ambulances, des militaires de retour en ville, qui confient avoir « perdu des frères », et des cérémonies de deuil, « beaucoup de deuils », en particulier dans les basses terres de Gondar, près du front.

Beaucoup de deuils car il y a, dans cette guerre, beaucoup d’engagés : les militaires de l’armée fédérale (loyale au premier ministre Abiy Ahmed) ne sont pas les seuls à avoir été envoyés combattre les sécessionnistes du Front de libération du peuple du Tigré (FLPT). À leurs côtés, massés dans les camions en route vers le nord, se trouvent aussi les « forces spéciales » de la région Amhara voisine du Tigré, des fanno – supplétifs volontaires de l’armée régulière – et des miliciens des qebelé (plus petit échelon de l’administration, équivalent du village), chargés en principe de faire régner l’ordre à l’échelle locale.

Les effectifs de l’armée fédérale éthiopienne sont « le plus souvent estimés à environ 100 000 à 120 000 hommes », pour « 250 000 hommes du côté du FLPT », rappelle le chercheur indépendant, spécialiste de l’Éthiopie, René Lefort. La moitié au moins des effectifs fédéraux sont réunis au sein du « Commandement Nord », qui se trouve justement au Tigré, et dont les belligérants assurent à tour de rôle, depuis le 4 novembre, avoir le contrôle.

La coupure des communications téléphoniques et de l’Internet depuis le début de l’offensive ne permet pas de dresser un bilan fiable du nombre de victimes jusqu’à présent. Le sociologue Mehdi Labzaé, qui a pu se rendre lundi 9 novembre à Dansha, dans la région du Tigré, estime que les premiers affrontements dans cette ville ont fait « plusieurs centaines de morts ». L’armée fédérale n’y a pas enterré tous les cadavres des Tigréens – afin de démontrer « la bravoure de ses forces ». L’agence Reuters citait lundi 9 novembre le chiffre de plusieurs « centaines de morts », sans pouvoir le confirmer.

Un Prix Nobel de la paix devenu chef de guerre

Comment en est-on arrivés là ? Comment le fringant jeune premier ministre Abiy Ahmed, désigné prix Nobel de la paix en 2019 pour ses efforts de réconciliation avec l’Érythrée, loué pour son ouverture politique sans précédent et ses progrès en matière de liberté de la presse, s’est-il transformé en chef d’une guerre dont personne ne saurait prédire l’issue ?

L’entrée en guerre de l’armée fédérale est en réalité le résultat d’une escalade de plusieurs mois que personne n’a pu – ou voulu – freiner entre Abiy Ahmed et les dirigeants du FLPT. La discorde tient à deux facteurs principaux. D’abord, des luttes internes à la coalition au pouvoir depuis 1991, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF), dont le FLPT était un acteur puissant jusqu’à l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed en avril 2018. Mais surtout, le premier ministre et les autorités tigréennes nourrissent un désaccord idéologique profond à propos de la forme de l’État éthiopien, du degré d’autonomie accordé à ses régions et de la pertinence ou non de retenir l’ethnicité comme critère de représentation politique.

« Le fond du problème, c’est que la décolonisation de l’empire qu’était l’Éthiopie n’a jamais été menée à son terme, analyse René Lefort. Le système de “fédéralisme ethnique”, qui devait être une solution équilibrée pour achever cette décolonisation, a été biaisé par [l’ancien premier ministre] Meles Zenawi en faveur des Tigréens. Ce qui se joue aujourd’hui, c’est la construction d’un pouvoir sur les ruines de cet empire. » Dans cette bataille, Abiy Ahmed et le FLPT incarnent deux tendances radicalement opposées. « Abiy Ahmed est unitariste, partisan d’un État centralisé et fort, résume René Lefort. Le TPLF, lui, défend l’idée d’États régionaux forts et d’une capitale faible. »

Ces désaccords de fond ont pris corps, depuis plusieurs mois, dans un enchaînement de provocations de la part des deux parties. Début octobre, le gouvernement fédéral suspendait son aide financière au Tigré – une somme de 200 à 250 millions d’euros, selon l’historien Paulos Asfaha, chercheur à l’université de Genève, spécialiste de l’Éthiopie contemporaine. Un mois plus tôt, la région rebelle avait organisé des élections contre la volonté d’Addis-Abeba. Le gouvernement fédéral avait décidé du report des élections générales prévues en août, en raison de la pandémie de Covid-19 ; report interprété par ses opposants (y compris les autorités tigréennes) comme un prétexte commode pour se maintenir au pouvoir.

L’issue militaire de cette escalade a pourtant été une surprise pour beaucoup. Paulos Asfaha a bien constaté lors de ses séjours au Tigré en 2018 et 2019 que de plus en plus de paysans étaient armés par les autorités régionales. « Mais lorsque la tension est montée ces trois, quatre derniers mois, explique-t-il, on avait plutôt l’impression que ces milices allaient être mobilisées pour une déclaration unilatérale d’indépendance – pas pour la guerre. »

Soutien populaire à la guerre sur fond de questions foncières

Officiellement, le premier ministre a envoyé ses troupes en réponse à l’attaque de bases militaires fédérales par les forces tigréennes. Ces dernières s’en défendent. Qui que soit l’auteur du premier coup de feu, une chose est certaine : cette guerre n’est pas uniquement le reflet de graves dissensions au sein des élites politiques éthiopiennes. Elle a aussi été accueillie favorablement par une partie des habitants des régions concernées, qui y voient une occasion d’en découdre ou d’obtenir justice. C’est en particulier le cas de groupes nationalistes amhara (la région Amhara se trouve au sud de la région du Tigré). Pour ces militants, le conflit est l’occasion de récupérer des terres rattachées à la région du Tigré depuis 1991 mais dont ils estiment qu’elles sont « historiquement » amhara : les districts de Wolqayt et de Tsegedé.

« La guerre est perçue comme une opportunité historique de récupérer Wolqayt. Cette dimension foncière explique pour partie le ralliement assez massif des populations aux opérations militaires en cours. Tous les jeunes qui s’engagent ont ça en tête », analyse Mehdi Labzaé, qui insiste : « Même si l’incapacité des élites à régler les luttes au sein du parti est l’explication principale à ce conflit, il ne faut pas négliger le soutien populaire assez fort à la guerre, jusqu’à présent, en région Amhara. »

L’historien Paulos Asfaha partage cette analyse. « Oui, il y a des secteurs de la population qui sont heureux de faire la guerre. Cela s’explique par le foncier et la manière dont l’Éthiopie est découpée administrativement : plusieurs “nations-ethnies” se sont senties lésées, particulièrement les Amhara, par le découpage des nouvelles provinces datant de la fin du régime de Mengistu Haïle Mariam en 1991, développe le chercheur. Des territoires qu’ils considéraient comme les leurs ont été attribués à d’autres régions. La guerre, dans ce contexte, est une manière de se venger de ce crime originel – en tout cas, c’est leur discours, et il est central symboliquement pour la mobilisation. »

Le soutien populaire est également une réalité côté tigréen, si l’on en croit l’analyse publiée le 5 novembre par l’International Crisis Group (ICG). « Les autorités régionales semblent bénéficier d’un soutien important de la part des quelque 6 millions d’habitants du Tigré », écrit l’ONG spécialisée dans l’analyse de conflits armés, ce qui laisse penser que « la guerre pourrait être longue et meurtrière ».

Même si les troupes fédérales parvenaient rapidement – comme promis par Abiy Ahmed – à prendre le dessus grâce à leur équipement lourd et en particulier leur aviation, cela ne signifierait pas nécessairement un retour à la paix. D’abord parce que la géographie régionale n’est pas favorable aux militaires pro-gouvernement. « Le Tigré est une région très montagneuse et les Tigréens ont l’habitude des guerres de guérilla : même si demain toutes les villes étaient “libérées”, des poches de résistance pourraient perdurer pendant des années », observe Paulos Asfaha. Ensuite parce que les contentieux à l’origine de la crise ne seront pas réglés en trois coups de canon.

Justine Brabant

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