Dans ce film, se croisent sans complaisance un itinéraire personnel, une histoire collective (celle des militants du MIR), et celle du pays lui-même. C’est le récit d’apprentissage d’un retour à la vie : ces militants et militantes (beaucoup de femmes admirables) ont été vaincus, sans doute, mais, dans leur victorieuse défaite, la force de vie l’emporte sur la peur et sur l’humiliation. Loin d’une commémoration nostalgique, ce film est une œuvre de transmission et de dialogue entre les générations d’hier et d’aujourd’hui. À voir et à faire voir, sans tarder.
ENTRETIEN AVEC CARMEN CASTILLO
Forces de vie
• Les deux heures quarante de ce film sont un parcours de mémoire dont tu sembles sortir toi-même transformée, au point d’abandonner le projet initial de rachat de la maison où a été tué ton compagnon, Miguel, révolutionnaire en lutte contre la dictature, pour te plonger dans le tourbillon moléculaire d’une renaissance sociale et politique...
Carmen Castillo – Au départ, je pensais que mon engagement, la politique, c’était du passé. Et je suis partie de cette maison comme lieu de résistance. Entre 2002 et 2005, j’ai redécouvert peu à peu la politique et l’engagement. Je redoutais l’arrogance des vainqueurs, la fatigue des vaincus, la tristesse d’une société de consommation où le luxe côtoie la pauvreté. Je suis tombée dans une mélancolie profonde. Et j’ai rencontré un mouvement, une créativité, une inventivité, une grande lucidité. Je croyais que la société était tombée dans une amnésie indifférente. Et, en traversant les murs invisibles de la société, en allant de l’autre côté, j’ai retrouvé Miguel, Allende, nous autres, tels que nous étions au début de notre histoire. Je suis en quelque sorte retournée sur les lieux du crime.
Et j’en suis sortie convaincue que ces dix mois de clandestinité vécus avec Miguel, calle Santa Fe, c’est le meilleur de ce qu’on peut attendre de toute une vie. Ce qui donne cette intensité particulière à la vie quotidienne, cette luminosité aux gestes les plus simples – faire la cuisine, raconter des histoires aux enfants, faire l’amour – c’est tout simplement la résistance. Une vie sans cela est très terne, très ennuyeuse. Je pensais que tout cela était fini, que Pinochet et dix-sept ans de réaction libérale avaient éradiqué cette histoire. Eh bien, non. Il faut tout réinventer.
• Plusieurs militants évoquent les erreurs politiques. Le prix est très lourd : 800 membres du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) tués ou disparus. Comment reconnaître ces erreurs, sans conclure que tous ces sacrifices et ces souffrances n’ont servi à rien ?
C. Castillo – Ce que j’ai compris, en rencontrant les militants qui restent actifs, c’est combien ce fut déchirant de remettre en cause certaines décisions politiques, qui sont devenues des erreurs par la rigidité de leur application. Il y eut deux grands moments. En 1973, « le MIR ne s’exile pas ». En 1978, la décision du retour clandestin. Alors, on peut se poser des questions tout en restant fidèles à cette simple chose : continuer, continuer malgré tout. Parce que les inégalités, les injustices sont toujours là, parce que les tortionnaires n’ont pas été jugés, parce que les corps des disparus n’ont pas été retrouvés, parce que les résistants n’ont pas été amnistiés ou réhabilités. Par rapport à cette génération qui a continué dans un contexte aussi difficile, notre responsabilité de transmission est compliquée, mais énorme. Si nous ne rappelons pas qu’il n’y a pas de vraie vie sans l’engagement que nous avons connu, si nous ne disons pas que cette lutte, c’est le meilleur de nous-mêmes, si nous ne disons pas à nos enfants qui sont blessés à vie ce que nous avions dans la tête, nos rêves et nos désirs, le jour où nous les avons laissés, alors rien n’aura plus de sens. Je me suis toujours dit que si je disais à ma fille, Camila, qui a grandi loin de moi, que je m’étais trompée sur toute la ligne, ce serait faux.
• Il y a le témoignage des parents des trois frères Vergara, assassinés par la dictature. Leur mère dit qu’après leur mort, elle était une loque, qu’elle a voulu mourir, mais qu’elle s’est reconstruite en comprenant ce que ses fils lui ont appris...
C. Castillo – On avait raison de croire que c’était possible de changer le monde. Dans le film, un ancien responsable du MIR rappelle que son organisation n’a eu que huit ans pour se préparer, entre sa fondation en 1965 et le coup d’État de 1973. Miguel n’avait que 30 ans quand ils l’ont tué. Ce camarade dit que nous avons fait ce que nous pouvions avec ce que nous savions. Ce qui reste vivant, c’est le désir. Ils ne peuvent pas tuer ce désir. Nous avons touché au mystère de la jouissance. Ils ne nous le pardonnent pas. La mort, c’est l’affaire de la bourgeoisie. Ce que mon film transmet, c’est une mémoire douloureuse, mais aussi cela, une mémoire du bonheur.
• Que penses-tu de tes premières rencontres avec le public ?
C. Castillo – Je voulais combattre la volonté d’écraser nos mémoires, qui contiennent autant de bonheur que de douleur. Dans les discussions surgissent, non pas des nostalgies et des regrets, mais des questions d’aujourd’hui, pour aujourd’hui. On parle beaucoup du présent. C’est cela qui m’intéresse.
CARMEN CASTILLO
1965 : adhère au Mouvement de la gauche révolutionnaire chilienne (MIR) dès sa fondation.
5 octobre 1974 : mort au combat, un an après le coup d’État, de Miguel Enriquez, secrétaire général du MIR. Grièvement blessée aux côtés de son compagnon, Carmen Castillo perd le bébé qu’elle portait et est expulsée du pays.
1976 : Installation en France.
1987 : Premier retour au Chili.
1989 : Autodissolution du MIR.
1990 : début d’une lente « transition démocratique » au Chili.
1995 : Carmen Castillo réalise, en collaboration avec Tessa Brisac, La Véridique Légende du sous-commandant Marcos.
2002-2005 : Tournage de Calle Santa Fe.
Propos recueillis par Daniel Bensaïd
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